TUNIS/Tunisie — « La zone du Canal de Sicile/Cap Bon est un espace géographique, historique et archéologique riche d'enseignements », conclut le rapport collectif de la mission internationale archéologique subaquatique entre la Tunisie et l'Italie, conduite sous l'égide de l'UNESCO et dans le cadre de la Convention de 2001 pour la protection du patrimoine culturel subaquatique.
Cette mission a été réalisée du 23 août au 2 septembre 2022 en Tunisie et du 23 au 27 août en Italie, à bord du navire de recherche archéologique sous-marine « Alfred-Merlin » du Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines relevant du ministère de la Culture français (Drassm). Ses résultats ont été dévoilés, le jeudi 8 juin, dans un point de presse tenu au siège de l'organisation onusienne à Paris et à distance.
Un représentant de la Tunisie, -pays coordonnateur de cette mission réunissant huit pays méditerranéens-, le chercheur Ahmed Gathoum, point focal de ce projet et nouveau directeur du Département d'archéologie sous-marine, a présenté les résultats de la mission sur le banc des Esquerquis, un projet autonome sur le plateau continental tunisien qui est au coeur de la mission internationale de 2022.
L'agence TAP a reçu une copie du rapport scientifique préliminaire des résultats des deux projets autonomes obtenus par une équipe de chercheurs des quatre coins de la Méditerranée. Voici un résumé des trois épaves désignées SK1, SK2 et SK3 qui ont été identifiées sur le banc des Esquerquis en plongée robotisée.
Trois épaves désignées SK1, SK2 et SK3
La prospection géophysique conduite au banc des Esquerquis, en plus de permettre une reconstitution morpho-bathymétrique détaillée des fonds marins, a permis la localisation et l'identification préliminaire de trois épaves successivement désignées SK1, SK2 et SK3.
« SK 1 » est une grande épave métallique, grossièrement orientée est- ouest (cap 110° - 290°), dont les vestiges s'élèvent très nettement au-dessus du fond. D'une longueur conservée de 74 m pour une largeur de 10 m, le navire repose sur sa quille à une profondeur de 80 mètres.
D'après les estimations des chercheurs, le navire a frappé de face la barrière des récifs avant de venir couler dans l'est de Keith. Ils émettent également l'hypothèse que le navire faisait route vers l'est au moment où il a frappé le banc rocheux et que l'équipage et de possibles passagers ont pu sans doute quitter le navire.
Au niveau du pont supérieur, large d'une dizaine de mètres, le navire est encore bien conservé. Au regard des traits de la construction du navire SK1, bâtiment motorisé, arrière en voute très arrondie, safran symptomatique, les chercheurs pensent que l'épave SK1 a fait naufrage dans les dernières décennies du XIXe s. ou les débuts du XXe s.
La perte d'un navire de cette taille, consignée par de possibles survivants, a pu laisser des traces dans les archives italiennes ou tunisiennes, voire françaises puisque la Tunisie est demeurée protectorat français de 1881 à 1956, note le rapport ajoutant que des recherches documentaires pourraient aider à identifier l'épave.
« SK 2 » est une épave d'époque contemporaine en bois mesurant environ 15 m de longueur. Orientée presque au nord 10° à 15° NS, elle git par 64 mètres de profondeur.
Au centre du bâtiment de nombreuses membrures de la structure transversale sont encore visibles. A l'intérieur de l'épave, un amas de pièces de bois rectilignes, tombées pratiquement dans l'axe longitudinal du navire, méritent sans doute d'être identifiées comme des éléments de mâture. A proximité de l'épave un autre élément de mâture est couché le long de la carène.
Les dimensions de l'épave, sa mâture et quelques autres détails donnent à penser qu'il s'agit peut-être d'un navire armé à la pêche à la fin du XIXe s. ou dans les premières décennies du XXe siècle. Des recherches, en Italie ou Tunisie, pourraient permettre de retrouver la trace de ce naufrage.
« SK 3 » est une épave antique dont la cargaison principale se compose d'amphores à vin de type Dressel 2-4 probablement d'origine italique. La chronologie de production de ces amphores se situe habituellement entre la fin du Ier siècle av. J.-C et le milieu du IIème siècle apr. J.-C.
Le site est constitué d'un tumulus d'amphores qui s'étend sur une longueur d'environ 15 mètres et une largeur de quelques 5 mètres. La hauteur du talus est d'environ 1 m à 1,30 m. L'épave repose à une profondeur de 66 mètres et elle est axée sud-sud-ouest, est-nord- est, soit au 210 - 30, sans qu'il soit possible à ce stade de l'expertise de préciser à quelle extrémité du gisement se trouve la zone de l'étrave.
A l'extrémité sud-ouest, des éléments de bois affleurent la surface du sédiment, avec des clous métalliques à section carré.
Le monticule d'amphores est totalement recouvert par des concrétions marines qui donnent à l'ensemble du gisement une tonalité marron/grise.
Partiellement enfouie dans le sédiment, l'épave SK1 offre un précieux témoignage sur les échanges maritimes en Méditerranée, peut-être même entre Rome et Carthage, au début de notre ère. On sait en effet que les vins italiques étaient particulièrement prisés par la bourgeoisie carthaginoise, indique le rapport.
En l'absence de prélèvement et d'analyse de la cargaison, il est toutefois difficile de certifier l'origine italique de ces amphores, ou de préciser la nature réelle (et son origine) du contenu des amphores Dr 2/4 de la cargaison car l'identification typologique s'est basée uniquement sur l'examen morphologique des amphores en s'appuyant sur les images photographiques et vidéographiques acquises pendant la mission.
Ce type d'amphore Dressel 2-4 a été largement diffusé et reproduit en imitation dans de nombreux ateliers découverts autour du bassin méditerranéen, en Espagne, en Gaule et même à Carthage. Seules des analyses archéométriques poussées permettraient donc de préciser avec quelque certitude le lieu de fabrication des contenants observés sur SK3 ainsi, possiblement, que l'origine du vin transporté.
ROV et vérification des cibles en plongée robotisée
Présentant les équipements mis en oeuvre pour la mission archéologique et les méthodologies adaptées à la géographie des fonds et aux objectifs spécifiques définis pour la zone d'étude, le rapport indique que les interventions n'ont pas été réalisées en plongée sous-marine mais grâce à des instruments de haute technologie, les ROV (Remotely Operated underwater Vehicles), des robots sous-marins permettant de documenter, d'évaluer et de cartographier le patrimoine culturel subaquatique.
En l'absence d'une carte bathymétrique précise de la zone d'intervention archéologique, il a été convenu de procéder à une prospection préliminaire de reconnaissance des lieux à l'aide d'un sondeur multifaisceaux, afin de modéliser la zone pour créer une image réaliste, en relief, des fonds marins et d'aider à délimiter la zone dangereuse des récifs et de sécuriser la navigation du navire Alfred Merlin.
De point de vue méthodologique, les scientifiques ont procédé à la localisation et l'identification des zones géographiques prioritaires autour du banc qui ont fait l'objet de prospection archéologique sous-marine ; la conduite de prospections géophysiques des zones géographiques prioritaires à l'aide d'un sondeur multifaisceaux ; la vérification des anomalies localisées en utilisant le ROV Hilarion (Remote Operated Vehicule) ; l'examen des documents photographiques et vidéographiques acquis afin d'identifier et de documenter les épaves découvertes.
Ainsi une prospection géophysique de quelques jours à l'aide d'un sondeur multifaisceaux a été conduite afin de préciser la bathymétrie de la zone et de sécuriser la navigation du navire support. La surface de la zone d'intervention couverte au cours des prospections géophysiques s'étend sur environ 10 km2, autour du récif de Keith.
La vérification des cibles a été effectuée grâce au ROV Hilarion, un robot de 80 kg spécialement conçu pour la réalisation des captures de prises de vue photos et vidéos à très haute résolution. Il est équipé à cet effet de multiples caméras, acoustique, photos, vidéos, et peut intervenir jusqu'à 500 mètres de profondeur.
Le nombre total des cibles identifiées au cours du survey s'élève à vingt- quatre dont huit seulement ont fait l'objet de vérification (après analyse des données) par le ROV Hilarion.
Conclusion générale de la mission
La zone du Canal de Sicile/Cap Bon constitue « un espace géographique, historique et archéologique riche d'enseignements », indique le rapport collectif de la mission internationale archéologique subaquatique. Cette mission qualifiée d'« inédite » constitue aussi « la première étape concrète de la préparation d'un plan de protection et de gestion de la zone, qui pourrait inclure des investigations scientifiques supplémentaires ».
Les découvertes archéologiques au banc des Esquerquis ont rappelé l'importance de ce patrimoine archéologique subaquatique commun et l'intérêt pour les Etats de s'associer pour assurer son étude et sa protection, en dehors des eaux territoriales. Elles témoignent d'une large chronologie allant de l'époque romaine au début du XXe siècle et confirment le banc des Esquerquis comme une zone d'intérêt archéologique et naturel exceptionnel pour l'étude, la conservation et la valorisation du patrimoine culturel subaquatique.