Dakar — Sandaga. Cantines B224 et B36. Deux places mythiques du célèbre marché du centre-ville dakarois renvoyant à une période faste de la distribution musicale au Sénégal : les années 1990-2000. Sauf que de cette période à nos jours, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts.
Il y a surtout que l'ouragan du numérique et du streaming est depuis passé par-là. Et il ne reste plus de ces années que le souvenir faste d'une époque bénie, ce qui dit beaucoup du déclin actuel de la distribution musicale dans le pays du mbalax-roi.
Un tour à Sandaga permet de voir que les emplacements de ces boutiques mythiques n'ont gardé aucune trace de cet âge d'or. Seuls quelques-uns s'aventurent encore à parler de Talla Diagne et d'Omar Gadiaga, qui avaient la haute main sur la distribution musicale avant l'effondrement de ce business.
Pour se rendre aux emplacements passés de leurs anciennes cantines, il faut demander encore et encore. Preuve que ces deux hommes, qui se sont fait un nom dans la distribution musicale, ne sont plus que de vieux souvenirs dont ne se rappellent que les commerçants plus âgés du marché Sandaga.
Qu'à cela ne tienne. A l'évocation de leur nom, ou des numéros respectifs de leurs cantines - B224 et B36 -, des bribes de souvenirs affleurent chez quelques commerçants de cette rue grouillante qui traverse le marché Sandaga.
C'est le cas de Ngagne Diop, la quarantaine, vendeur d'accessoires pour téléphones et appareils numériques. Dans sa cantine mitoyenne à celle qu'occupait Talla Diagne à l'époque, il se souvient que chaque sortie d'album d'un Youssou Ndour, par exemple, était un véritable événement.
"Je me rappelle des sorties d'albums de Youssou Ndour. A l'époque, des files interminables se formaient, créant des embouteillages sur la voie publique."
Quid des autres chanteurs sénégalais ? "L'album posthume de Ndongo Lô a également été un moment de grande effervescence auprès des acheteurs venus en grand nombre", se souvient Ngagne Diop.
Souvenir des temps heureux
La mythique cantine B224 de Talla Diagne n'est plus qu'une boutique quelconque dans cette partie du marché Sandaga, où les commerces de vêtements et d'accessoires pour femmes tiennent désormais le haut du pavé.
Barham Bijoux est le nouveau nom de cette ancienne place qui a fait les beaux jours de la distribution musicale au Sénégal. Une appellation tout sauf fortuite. Elle renvoie à une nouvelle tendance de marché, de la même manière que KSF - Keur Serigne Fallou avait fait la fortune et la renommée de Talla Diagne dans l'industrie musicale sénégalaise.
Comme son nom l'indique, Barham Bijoux est un établissement dédié à la vente de bijoux et d'autres parures dorées, mais également de montres de luxe et d'accessoires de toutes sortes. Il en existe pour tous les goûts et toutes les bourses, jusqu'aux modèles de contrefaçon.
Depuis dix ans qu'il occupe les lieux, le nouveau propriétaire note que "beaucoup de gens, des journalistes, des touristes ou de simples curieux viennent souvent ici, qui pour des interviews, qui pour demander après Talla Diagne".
L'ancien propriétaire a son commerce à Pikine, dans la grande banlieue dakaroise, où il a trouvé il y a plus d'une décennie un nouveau départ dans le commerce de tissus, après des déboires avec la justice. Talla Diagne a définitivement rompu avec la distribution musicale, qui a pendant longtemps fait son succès et construit son prestige.
Il refuse désormais de parler à la presse, si on a la chance de tomber sur lui, après plusieurs tentatives de le joindre au téléphone.
Comme Talla Diagne, Omar Gadiaga, une autre célébrité de la distribution musicale dans les années 1990, a également totalement tourné le dos à ce secteur. Un détail qui résume tout : de son ancienne boutique, il ne reste plus qu'un vaste espace où s'affairent des ouvriers du bâtiment et des bulldozers, pour l'exécution du projet de reconstruction du marché Sandaga.
Cinquante-cinq mille exemplaires d'un album d'Omar Pène écoulés en une semaine
"Avec l'arrivée du digital et des plateformes de streaming, la vente et la distribution d'albums physiques ne nourrissaient plus son homme. C'est pourquoi j'ai cessé ces activités", explique Omar Gadiaga, qui s'est reconverti dans la quincaillerie.
Il n'empêche que celui dont le nom se confondait avec la cantine B36 continue d'entretenir et de partager volontiers ses souvenirs d'une époque où les cassettes des ténors de la musique sénégalaise se vendaient comme de petits pains.
"Le jour de la sortie officielle de certains albums, ceux de Youssou Ndour, de Baaba Maaal, d'Omar Pène ou d'Ismaël Lô, certains inconditionnels de ces musiciens n'hésitaient pas à passer la nuit [devant les cantines B224 et B36] pour être les premiers servis", se souvient-il.
A l'époque, la vente d'albums et de cassettes était une activité florissante. Omar Gadiaga parvenait à écouler en moyenne 5.000 albums en deux jours.
"En 2006 ou 2007, j'ai écoulé en seulement une semaine 55.000 exemplaires d'un album d'Omar Pène dont je ne me rappelle plus le titre", dit-il au bout du téléphone.
Les anciens distributeurs et mélomanes ne vivent plus que de leurs souvenirs d'une belle époque, les premiers pouvant au moins se targuer d'avoir fait fortune et de s'être faits un nom grâce à la distribution musicale.
Assane Teuw est un quadragénaire à la tête d'une jeune entreprise de location de voitures. Ce mélomane nourri de rap "made in Sénégal", rap galsen pour être à la page, se souvient avec nostalgie de ses années de lycée bercées par ce genre musical.
Le jeune originaire de Saint-Louis (nord) avait l'habitude de passer à l'époque ses vacances scolaires à Dieuppeul, un quartier dakarois, qui correspondait à un ensemble de cités résidentielles dédiées à la moyenne bourgeoisie sénégalaise.
Contre mauvaise fortune bon coeur
Assane se souvient d'un épisode précis correspondant à la fin des vacances et à l'annonce de la sortie du nouvel album des Da Brains, un mythique groupe de rap sénégalais des années 1990-2000.
Il ne voulait pour rien au monde rentrer à Saint-Louis sans la nouvelle production de son groupe favori, l'un des préférés des jeunes Sénégalais adeptes du rap dans ces années-là.
"L'album devait sortir officiellement le lendemain, jour de mon retour à Saint-Louis, mais j'avais appris qu'il était déjà disponible chez certains chanceux. Alors, je me suis rendu à Liberté 5, où habitaient des membres du groupe, et où j'ai dû attendre jusqu'à 3 heures du matin pour enfin avoir un exemplaire."
D'avoir fait partie de l'un des premiers mélomanes à posséder cet album faisait de lui "la star" de son quartier à Saint-Louis. "Ma chambre, devenue du jour au lendemain un lieu de séances d'écoute, ne désemplissait pas. Tout le monde voulait être parmi les premiers à écouter l'album. D'autres le dupliquaient dans des cassettes vierges", se rappelle Assane Teuw avec nostalgie.
Babs, qui tient une boutique d'albums, est l'un de ceux qui regrettent le plus cette époque bénie. "Le streaming a eu raison de ce secteur, alors que les musiciens sénégalais ne s'y sont pas bien préparés", déplore le propriétaire de Babs Laser System.
Le digital, insiste-t-il, a fini de tuer la production et la vente de cassettes et d'albums.
Babs en veut pour preuve les sorties d'albums qui passent maintenant inaperçues, alors que les anciens albums ne sont jusque-là pas encore numérisés.
"Cela représente un manque à gagner énorme pour ces musiciens qui voient la vente de leurs oeuvres dégringoler, car ils ne bénéficient pas de la publicité qui leur était faite du temps des casettes", note-t-il.
Une preuve, s'il le faut, que la distribution d'albums est bel et bien morte de sa belle mort. Il ne reste plus que le souvenir d'une époque où les sorties d'albums créaient de véritables événements musicaux.
Il y en a qui, à l'image de Babs, refusent pourtant d'abandonner le secteur de la distribution musicale. Ce dernier, guidé par sa seule passion, continue d'y croire et de garder l'espoir de lendemains meilleurs, faisant contre mauvaise fortune bon coeur.