Tunisie: Houssem Eddine CHebbi, Expert et Professeur de l'Enseignement Supérieur en Méthodes Quantitatives - «Repenser la politique agricole est une urgence»

25 Juin 2023

Les nombreux soubresauts et crises qui ont marqué le secteur agricole au cours des dernières décennies ont considérablement affaibli les professionnels du secteur qui ont du mal à poursuivre leur activité dans un contexte économique de plus en plus difficile.

Maillon faible du système productif agricole, les petits exploitants agricoles, qui représentent 80% des agents économiques du secteur, se sentent abandonnés à leur propre sort et n'arrivent plus à supporter les pertes occasionnées par la vente de leurs produits écoulés à un coût bien en deçà de leur prix de revient initial imposé par la politique des prix fixée par l'Etat.

La baisse de rentabilité de l'appareil productif agricole due à l'inefficacité de la stratégie actuelle est responsable du taux de chômage élevé et de la dégradation de la qualité de vie dans les zones rurales. Expert et enseignant universitaire, Houssem Eddine Chebbi estime que des mesures urgentes doivent être adoptées à court terme afin d'éviter le naufrage d'un secteur agricole à l'agonie. Entretien.

Pouvez-vous dresser un état des lieux de l'agriculture en Tunisie ?

Le secteur agricole est, certes, un secteur résilient mais cette résilience est, à mon sens, simplement apparente. C'est un secteur qui subit les chocs et les crises successives et qui réagit avec une certaine lenteur. Il est en souffrance depuis plusieurs années. Il faut savoir que le secteur agricole participe à raison de 10% au PIB. Mais ces 10% il faut les prendre dans un contexte particulier car l'économie tunisienne ne produit pas de la richesse.

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Le secteur agricole est en train de subir une succession de pressions à l'échelle interne et externe par rapport au système de fixation des prix à la production. Les agents économiques, en général, et les agriculteurs, en particulier, sont contraints, par la politique d'intervention sur les prix à la production à produire à perte dans les différentes filières.

C'est un secteur qui souffre et qui est condamné à ne pas se développer si nous persistons à maintenir la stratégie agricole actuelle. Alors qu'il est supposé être le premier moteur de croissance et de développement régional qui fait vivre les populations des zones rurales, l'appareil productif agricole est responsable du chômage qui touche une grande partie des habitants qui vivent en milieu rural et de la dégradation de la qualité de la vie dans ces zones, conséquence directe du manque de productivité et de la déficience qui caractérise ce milieu qui est actuellement en panne.

Quelles sont les principales difficultés auxquelles sont confrontés les exploitants agricoles et les agents économiques qui opèrent dans le secteur?

Le premier constat qu'il est possible de faire se rapporte au taux d'investissement privé dans le secteur agricole qui a remarquablement baissé au cours de ces dernières années. C'est la part de la richesse créée par le secteur et qui est réinvestie dans ce dernier. Ce taux est passé de 13% en 2010 à 5% en 2022. Finalement, les agriculteurs estiment que le secteur n'est plus rentable. Ils sont contraints de s'adapter par rapport à un contexte très difficile, à savoir une conduite de la politique agricole nationale qui n'est pas du tout favorable au développement du secteur.

Il y a un total décalage entre la réalité amère du secteur et le discours officiel. Même si les intentions sont bonnes, il n'y a aucun engagement au profit de l'agriculture en Tunisie. La stratégie nationale mise en place soutient le consommateur au détriment du producteur agricole national. Dans un contexte budgétaire difficile, le soutien est allé aux consommateurs à travers la mise en place d'une politique de subventions au détriment des producteurs agricoles. C'est une politique de soutien à la consommation plutôt qu'à la production et au développement agricole.

C'est une politique qui doit être repensée car elle ne peut plus se poursuivre de la sorte. Si elle se poursuit, nous allons nous «auto-détruire», car nous nous trouvons, à chaque fois, obligés de recourir aux importations pour satisfaire les besoins en céréales et garantir la sécurité alimentaire alors que ces fonds devraient être, plutôt, mobilisés pour accroître le rendement de l'appareil productif agricole national afin de le préserver. Une des options serait, par ailleurs, de reformuler le système de compensation pour une meilleure équitabilité et une meilleure redistribution des biens au profit des catégories qui en ont le plus besoin.

Existe-t-il une stratégie nationale permettant aux agriculteurs de faire face aux difficultés qu'ils affrontent dans les différentes filières ainsi qu'aux épisodes de sécheresse devenues de plus en plus fréquentes ces dernières années?

Si elle existe, ce dont je n'en suis pas sûr, elle doit être publiée et accessible à la communauté scientifique. Je pense plutôt que les agriculteurs naviguent à vue. Il existe peu de mécanismes de soutien pour une meilleure gestion des ressources en eau mobilisées dans le secteur agricole, ou pour permettre au secteur de s'adapter au changement climatique.

Et même si ces mécanismes existent, ils ne sont pas assez efficaces. En dépit de ces insuffisances, les agriculteurs ont cette capacité à s'adapter car ils ne veulent pas voir leur capital disparaître, quitte à réaliser des forages illicites. Il y aussi la pression sur les prix à la production qui pousse l'agriculteur à produire plus et à mettre davantage la pression sur les ressources en eau pour rentrer dans ses frais et limiter les pertes. A titre d'exemple : au lieu de produire cinq tonnes de tomates, un petit agriculteur en produira vingt pour réaliser des bénéfices et limiter les pertes, ce qui le contraint à utiliser davantage d'eau. Finalement tout joue en défaveur des petits agriculteurs qui ont du mal à maintenir la tête hors de l'eau.

Qu'est-ce qui doit changer dans la politique agricole actuelle afin que l'appareil productif agricole à l'agonie reprenne du poil de la bête?

Il faut déjà repenser la politique des prix afin de maintenir la stabilité de l'appareil productif agricole. Nous ne pouvons pas continuer à faire pression sur les producteurs agricoles et les petits agriculteurs en maintenant les prix de référence fixés par l'Etat alors que les prix des matières premières et les charges ne cessent d'augmenter. Il faut accorder la priorité à la politique des investissements qui doit être révisée en urgence afin de venir en aide à la petite agriculture à travers une série de mesures et de mécanismes d'appui et d'incitations.

Il s'agit, pour cela, d'actualiser la carte des investissements agricoles en la rapprochant au maximum de la carte agricole et en prenant en considération une multitude de paramètres. Il faut étudier l'impact du changement climatique sur les différentes filières agricoles, établir des projections futures en fonction desquelles les investissements doivent être envisagés, prévoir de faire des études sur les différents scénarios climatiques dans les différentes filières et être constamment dans la veille et l'anticipation. On doit se préparer, en effet, au futur. Mais il s'agit surtout, à court terme, de réallouer une partie des fonds destinés à la caisse de compensation au redémarrage d'un appareil productif agricole en panne afin de relancer les investissements dans le secteur.

Dans quelle mesure le changement climatique est-il en train d'impacter le secteur agricole en Tunisie ?

Nous sommes en train de vivre l'impact du changement climatique sur le secteur agricole. Il faut, par conséquent, penser à intégrer le changement climatique en tant que paramètre dans la planification des différents types et variété de cultures qui vont être produites et adopter des mesures qui puissent permettre aux petits agriculteurs de s'adapter à court terme au changement climatique afin de garantir la pérennité du secteur agricole.

Les agriculteurs sont-ils assurés en cas de catastrophe naturelle?

Des indemnisations sont prévues par l'Etat en cas de pertes et de dommages causées par les catastrophes naturelles. Toutefois ces dédommagements sont versés avec du retard. Du fait que nous vivons un contexte budgétaire difficile, l'Etat n'a pas pu déclarer l'état de sécheresse au cours de la période où il n'a pas plu du tout. En effet, si le gouvernement avait déclaré officiellement que nous vivions une situation de catastrophe naturelle qui est la sécheresse, il aurait été dans l'obligation de procéder à des transferts budgétaires importants au profit des agriculteurs sinistrés, or l'état des finances actuelles de notre pays ne le permet pas.

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