Plusieurs des procès d'accusés de génocide renvoyés au Rwanda depuis l'étranger ont été conclus sans le concours de témoins à décharge. Mais au procès de Venant Rutunga, extradé des Pays-Bas, plusieurs témoins ont pris sa défense. L'un d'eux dit publiquement être surpris des accusations portées à l'endroit d'un « homme intègre et bon comme un prêtre ».
Ce matin du 17 mai, la défense de Venant Rutunga est à l'honneur avec une nouvelle munition : une vidéo prise lors de la 25ème commémoration du génocide, en 2019, à l'Institut des sciences agronomiques du Rwanda (ISAR) à Rubona, au sud du Rwanda, dont Rutunga était directeur régional du centre de recherches et où il est accusé d'avoir participé au génocide des Tutsis, entre avril et juillet 1994. Dans le prétoire de la Chambre de la Haute cour pour les crimes internationaux, à Nyanza, au sud du Rwanda, le public, qui se compte sur le bout des doigts, se chuchote à l'oreille : « Comment une vidéo de commémoration du génocide va-t-elle disculper un présumé génocidaire ? ».
« J'étais malade et on m'a amenée chez Venant Rutunga qui a apprêté un véhicule et un chauffeur pour me conduire à l'hôpital, pendant le génocide perpétré contre les Tutsis en 1994 », raconte une rescapée du génocide sur cette vidéo, où elle relate son calvaire à l'ISAR où elle s'était réfugiée. De Venant Rutunga, elle ne garde que cet acte humanitaire. Derrière des lunettes épaisses, le visage de ce dernier se décrispe à la cour et un léger sourire s'y dessine. C'est lui-même qui a apporté devant le juge cette preuve de son « innocence et humanité ».
« Un homme intègre et bon comme un prêtre »
Peu avant la présentation de la vidéo, un témoin protégé sous le nom de code RV005 n'a pas tergiversé sur une question de la défense à propos de la conduite de l'accusé : « Pour nous, c'était un homme intègre, bon et sage comme un prêtre. Nous avons été plutôt surpris d'entendre qu'il est poursuivi pour génocide contre les Tutsis. Bref, je ne lui reproche rien. »
Rutunga était-il membre d'un parti politique ? « Dr Rutunga devait être dans le MRND [parti au pouvoir de 1975 à 1994, accusé d'avoir présidé au génocide et banni depuis], parce que c'était le parti du directeur général de l'ISAR, Charles Ndereyehe, qui était son ami », croit pouvoir conclure le témoin. Pour RV005, cité tant par la défense que par l'accusation, « en tant que responsable, Rutunga a pris la décision d'aller chercher des gendarmes pour assurer la sécurité de l'établissement. Seulement, ces derniers n'ont pas fait ce pour quoi il les avait appelés. »
Selon l'accusation, qui s'appuie sur les témoignages de survivants, Rutunga a joué un rôle clé dans le massacre de plus d'un millier de Tutsis qui avaient cherché refuge à l'ISAR. Au lieu de leur offrir protection, il aurait plutôt fait appel aux gendarmes, militaires et miliciens pour les massacrer. Non, « c'était plutôt pour les protéger, mais ils ont fait le contraire », protestent la défense et l'accusé.
Pour un autre témoin, condamné à la prison à vie pour génocide, Rutunga est également sans reproches. « Il n'a jamais eu maille à partir avec qui que ce soit et je n'ai aucun mal à reprocher à Rutunga en rapport avec l'exécution du génocide à l'ISAR Rubona », dit-il. Selon ce condamné, Rutunga n'était même plus là au moment des faits. « Ce vieux est là pour témoigner de ce qu'on m'accuse : que j'étais « Satan » à l'ISAR. Pour vous dire mes vraies relations, même avec les petites gens », explique Rutunga.
Qui auditionne les témoins à décharge ?
Rutunga a été arrêté aux Pays-Bas en 2019, après l'émission par le Rwanda d'un mandat d'arrêt à son encontre. En juillet 2021, il est devenu le troisième suspect de génocide à être extradé par ce pays, après Jean-Baptiste Mugimba et Jean-Claude Iyamuremye, en 2016.
A ce jour, quatre affaires dont celles de Jean Uwinkindi, Bernard Munyagishari et Ladislas Ntaganzwa - transférés par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) avant sa fermeture - et celle de Léon Mugesera, extradé du Canada, ont toutes été conclues sans audition de témoins à décharge. La grande épine, selon la défense, c'est le problème de l'aide juridique pour le recrutement d'enquêteurs de la défense. Dès décembre 2012, un rapport d'observation par le TPIR de l'affaire Uwinkindi est venu confirmer que l'aide légale existante ne saurait couvrir « ni les déplacements ni les dépenses pouvant permettre à la défense d'identifier de potentiels témoins à décharge, prendre contact avec eux, recueillir leurs déclarations préliminaires et s'assurer de leur disponibilité à témoigner devant la cour ». En février 2013, le même observateur du TPIR, Constant Hometowu, précisait que, face à ce problème, la cour avait décidé que « la défense devrait déposer la liste de ses témoins pour que le procureur conduise les enquêtes pour le compte de l'accusé ».
Dans le système judiciaire rwandais, différent de celui du TPIR, le ministère public enquête en même temps pour l'accusation et la défense. Or, note le rapport, l'accusé n'a pas confiance dans un système où les témoins à décharge sont contactés par le procureur. Il craint que le procureur les intimide ou les contraigne à témoigner pour l'accusation. « Ils m'ont déjà jugé », regrettait ainsi Uwinkindi, « et ils veulent rendre un verdict fondé uniquement sur les preuves apportées par les témoins à charge ». Ses préoccupations n'ayant pas été prises en compte, Uwinkindi avait cessé de participer à son procès.
À la clôture du procès Mugesera en première instance, le 14 octobre 2015, il n'y avait eu ni audition de témoins à décharge ni plaidoirie de la défense. La liste de ses témoins à décharge incluant, outre certains détenus du TPIR, des anciens officiels de l'Onu comme Koffi Annan, Boutros Boutros Ghali et Jacques Roger Booh-Booh, était apparue « irréaliste et fantaisiste » aux yeux de l'accusation et de la cour. Son avocat, Jean Félix Rudakemwa, avait pointé du doigt « la mauvaise foi des juges », mais le bras de fer n'avait pas manqué de jouer en défaveur de l'accusé.
De la preuve à décharge dans le dossier de l'accusation
L'organisation de la défense de Rutunga tranche donc clairement avec ces autres affaires.
Selon des sources à la prison de Mpanga, où sont incarcérés les suspects « transférés » de l'étranger, Rutunga serait « très discret dans ses affaires » et peu communicatif, même avec ses codétenus et ses anciennes relations. Mais son équipe de défense, constituée de Sophonie Sebaziga et Néhémie Ntazika, a réussi à pêcher dans le dossier même de l'accusation « des témoignages en faveur de l'accusé ». Me Sebaziga parle ainsi de sept témoins de la défense et un autre témoin potentiel. Parmi des témoins vivant à l'extérieur du Rwanda, la défense évoque « un seul témoin recommandé par l'accusé mais sans adresse physique précise ». Hélas, « celui-ci tergiverse quant au lieu de rendez-vous, comme s'il avait peur d'être kidnappé ou arrêté ».
Selon l'avocat, la difficulté de recruter des témoins à l'extérieur du pays est liée à leurs réticences et à leur peur, alors qu'ils pourraient « déposer depuis l'étranger par vidéoconférence ». Le parquet rwandais souligne également que « les témoins arrivant de l'étranger pour déposer dans des affaires renvoyées devant les juridictions nationales ne font pas l'objet de perquisition ou de saisie et ne sont pas appréhendés ou arrêtés ».
Un avocat du barreau de Kigali, impliqué dans au moins trois dossiers de « transférés » (dont l'un est encore en cours), dresse un diagnostic sévère et différent. « Les accusés torpillent eux-mêmes leur défense », dit-il, « car, quand ils viennent, c'est comme s'ils ne sont pas disposés à plaider leur cause. Ils reconnaissent déjà en eux-mêmes avoir commis les crimes dont ils sont accusés et sont conscients de la difficulté à trouver des témoins pour les disculper, parce qu'en fait ils n'en ont pas. » Pour cet avocat, qui tient à l'anonymat pour ne pas s'aliéner les clients et se mettre à dos des confrères, cela se voit quand vous leur posez la question et en discutez avec eux. Le prétexte, selon lui, est que l'État met des obstacles à la sécurité des témoins, le manque de moyens pour les recruter, « mais le problème n'est pas là ! ».
L'avocat explique que dans l'une de ces affaires, il a reçu des fonds pour aller enquêter et l'accusé lui a donné lui-même la liste de personnes à interroger pour sa défense, chez lui au village natal. « Quand je les ai vus, ils m'ont dit : pourquoi continue-t-il à créer des difficultés ? Croit-il vraiment qu'il va s'en tirer comme ça ? Avec tout ce qu'il a fait ? ». Quand l'avocat lui a rapporté le fruit de ses recherches, l'accusé « a stoppé net et on a continué à brandir le slogan qu'on nous avait refusé nos droits ».
La peur des représailles ?
Le spectre de la peur et du silence semble néanmoins bien avoir enveloppé tous les procès des suspects transférés ou extradés depuis 2012. Pour Me Jean-Claude Shoshi Bizimana, qui a notamment défendu Uwinkindi et Munyagishari, ce silence ensevelit parfois des informations qui pourraient amener le juge à prononcer un acquittement pour certains des chefs d'accusation. Malheureusement, déplore-t-il, « même s'il y avait des témoins, il y a une sorte de phobie non fondée, la peur des rumeurs : si j'ose témoigner pour untel, comment pourrai-je revenir et vivre dans la communauté ? » Alors même, ajoute-t-il, qu'il « ne connaît personne qui ait témoigné et subi des représailles de qui que ce soit ».
Hugo Moudiki Jombwe appuie ce constat. Pour ce juriste camerounais, chef de mission de l'ONG belge RCN Justice & Démocratie au Rwanda, « à ma connaissance, je n'ai pas entendu de témoin qui aurait subi des représailles suite à son témoignage. Donc, cela montre que les gens peuvent témoigner librement. On voit parfois des mêmes témoins à décharge qui reviennent dans plusieurs procès. Cela veut dire qu'ils n'ont pas subi de persécutions, de pressions particulières, sinon ils auraient du mal à revenir témoigner. »
Dans le procès actuel de Rutunga, le silence n'est apparemment pas de mise. Selon Me Sebaziga, « Rutunga a, petit à petit, compris qu'il y a des gens qui disent du bien de lui et nous les approchons pour qu'il viennent le défendre. Nous sommes confiants en leurs témoignages, si la cour est neutre bien sûr. Nous serions contents d'en avoir d'autres, mais cela nous suffit. »