Congo-Brazzaville: Debora Kayembe - « Le climat tendu que j'ai trouvé à l'université d'Edimbourg est maintenant dissipé »

interview

Installée officiellement le 21 juin dernier comme cinquante-quatrième recteur de l'université d'Edimbourg, après avoir été élue à ce poste en février 2021, Debora Kayembe revient, dans cette interview, sur le travail réalisé au cours de ses deux ans de mandat, notamment dans le rôle central qu'elle a joué dans l'instauration d'un climat d'apaisement au sein de cette université. Entretien.

Le Courrier de Kinshasa (L.C.K.) : Vous avez été installée le 21 juin, alors que vous avez été élue recteur de l'université d'Edimbourg en février 2021. Pourquoi ce décalage ?

Debora Kayembe (D.K.) : C'est uniquement à cause du covid. Lorsque j'ai été élue recteur de l'université, nous avions des restrictions sévères en Ecosse. Beaucoup de personnes sont mortes à cause de cette pandémie et l'université devait changer tout son système de fonctionnement. On m'avait proposé de faire une installation en ligne. Mais j'avais refusé car, je souhaitais que ma famille, mes proches et d'autres personnes soient présentes. En janvier dernier, l'Organisation mondiale de la santé a déclaré qu'il n'y avait plus de risque de contamination covid et c'est à partir de là que nous avions décidé d'organiser la cérémonie d'installation.

L.C.K. : Pour cette cérémonie, vous avez refusé la pratique traditionnelle de la parade sur la chaise. Pourquoi ce choix ?

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D.B. : Cette chaise est synonyme d'esclavage et de subordination. A l'époque, quand le recteur se mettait sur cette chaise, il prenait l'engagement de l'empire britannique de continuer l'oeuvre de l'esclavage et le plan de l'impérialisme. Cette pratique ne correspond pas au contexte de mon élection. Les étudiants et le staff de l'université d'Edimbourg m'ont élue parce qu'ils voulaient mettre fin à ce genre de pratiques et écrire une nouvelle page au sein de l'université. Pour moi, cette chaise est bannie et j'espère que ceux qui viendront après moi comprendront le message et n'utiliseront plus cette chaise.

L.C.K. : Et comment s'est déroulée la cérémonie d'installation ?

D.B. : La seule chose que j'ai faite était de marcher sur les escaliers que les esclaves ont construits. L'université d'Edimbourg a été construite par des esclaves, dont plusieurs sont morts pendant ce temps. J'ai donc voulu marcher en toute liberté, sans contraintes ni orientations. Deux chansons ont été jouées. La première est « Kingdom of love » qui explique que nous sommes ensemble, dans l'amour, dans la paix et que nous avançons. La seconde était une dédicace à la République démocratique du Congo (RDC), mon pays d'origine, où je suis née. Cette installation avait deux dimensions : l'installation du recteur et le pouvoir ancestral qui m'a été officiellement légué par mes ancêtres pendant la cérémonie.

L.C.K. : Quel est le rôle du recteur de l'université d'Edimbourg ?

D.B. : Le premier rôle est celui de diriger le tribunal de l'université, l'organe le plus puissant. Ce tribunal rassemble tous ceux qui gèrent l'université, notamment la ville d'Edimbourg et les professeurs qui donnent les grandes orientations. Dans ce tribunal, le recteur gère aussi les fonds, car presque la moitié de la ville d'Edimbourg appartient à l'université d'Edimbourg. Cette dernière est le plus grand propriétaire de la ville. Le rôle du recteur est de s'assurer que tous les membres du corps académique, tous les étudiants ou encore les occupants des maisons appartenant à l'université puissent vivre en paix.

Le recteur est aussi la personne qui rappelle tout le monde à l'ordre. Vous ne souhaitez pas vous réveiller un matin et recevoir un email du recteur. Cela voudra dire que vous êtes allés trop loin. Le recteur de l'université est élu par un décret royal de sa majesté.

L.C.K. : Quels sont les domaines dans lesquels se distinguent aujourd'hui l'université d'Edimbourg ?

D.B. : L'université se distingue premièrement dans le développement durable. Nous sommes les premiers en Europe dans la recherche sur les changements climatiques. Mais, surtout, nous sommes l'université du refuge. Nous ouvrons la porte à tous les réfugiés pour leur permettre d'avoir une bonne éducation, même s'ils n'en ont pas les moyens. Il faut rappeler que l'université d'Edimbourg, au départ, est une université d'excellence réservée à l'élite blanche. Mais, le 21 juin dernier, l'université a officiellement comme recteur une femme noire née en Afrique et éduquée en Afrique. Cela prouve tout simplement que les choses ont changé.

L.C.K. : Combien d'étudiants étrangers, africains ou congolais compte l'université ?

D.B. : L'université compte 61 000 étudiants et la plupart sont des étudiants étrangers. Seulement 20% des étudiants sont Ecossais ou Britanniques, en général. 75% sont des étudiants européens ou américains. La majorité de ces 75% est des Américains. Actuellement, nous assistons à une montée en puissance d'étudiants chinois qui s'inscrivent en grand nombre et viennent avec du cash. Avec le programme Erasmus, les étudiants européens ne payaient rien du tout et les Américains venaient avec des fonds de leur pays et ne payaient pas grand-chose. Mais, l'université est toujours à la recherche de fonds et a besoin de personnes qui apportent du cash.

Un étudiant étranger paye 35 000 livres sterling par an. Et il faut compter quatre ans d'études. Les étudiants anglais ou écossais ne payent rien du tout et sont couverts par le gouvernement. L'université donne ainsi beaucoup plus accès à ceux qui apportent du cash. Dans les 5% qui restent, 3% des étudiants proviennent des pays du Commonwealth et 1% des étudiants sont des Africains, y compris en provenance des pays du Commonwealth et des pays francophones. Lorsque vous regardez les statistiques de la population de l'université, les Africains sont invisibles. L'université ne compte pas plus de 200 étudiants africains. C'est l'effort que je suis en train de faire, car je souhaiterai que les Africains puissent être visibles.

L.C.K. : Quelles sont les activités que vous avez déjà menées depuis votre élection en 2021 ?

D.B. : La première année, j'ai lancé le programme « Respect et dignité ». Après mon élection, j'ai trouvé un système raciste et colonialiste. Les professeurs traitaient les étudiants noirs comme s'ils n'existaient pas. « Respect et dignité » était un programme de six semaines dans lequel j'ai invité les professeurs, les leaders de l'université et les étudiants à s'asseoir autour d'une table et à avoir des conversations difficiles pour essayer de briser ces barrières. La seconde année a été consacrée à ma présence sur la scène internationale, surtout à la suite de la polémique liée à mes propos sur le Rwanda.

Les gens voulaient savoir qui est cette femme qui s'est ainsi exprimée sur le Rwanda et qui a même défié sa propre université. J'ai voyagé dans beaucoup de pays dans le monde et j'ai représenté l'université. Cette dernière a réalisé qu'elle faisait une erreur en voulant m'évincer et a décidé de me garder comme recteur. Donc, pendant ces deux ans, j'ai fait beaucoup de campagnes éducatives au sein même de l'université pour rééduquer les leaders à s'approcher des étudiants parce qu'ils ne le faisaient pas. Mon prédécesseur a perdu une étudiante américaine qui s'est retrouvée seule au campus sans le soutien de qui que ce soit et, à la fin, elle est morte.

Les enquêtes ont démontré que c'était la faute de l'université car la jeune étudiante s'était sentie abandonnée et elle a trouvé la mort à cause de cela. Donc, je ne souhaitais pas que cette situation se reproduire pendant mon mandat. J'ai voulu faciliter les relations entre les étudiants et le staff. Quand quelqu'un m'écrivait un email, je le rencontrais et on discutait face à face. Le climat tendu que j'ai trouvé quand je suis arrivée à l'université est maintenant dissipé. C'était un grand travail et ce n'était pas facile.

La pire des crises que j'ai eue à gérer est celle de la communauté LGBTQ. Il y a même eu des attaques physiques horribles entre les membres de cette communauté dans le campus. Ces derniers ne s'entendent déjà pas entre eux. Qui est homme ? Qui est femme ? C'est là que le recteur doit jouer son rôle pour maintenir la tranquillité dans le campus, car nous sommes une tribune scientifique. Dans mon discours d'installation, j'ai parlé d'humilité, de dialogue, de respect et de dignité. C'est l'exercice que l'on doit tous faire partout dans le monde.

L.C.K. : L'université d'Edimbourg a-t-elle des relations avec des universités africaines ?

D.B. : Jusqu'à ce jour, c'est seulement au Ghana. Nous travaillons avec une organisation basée au Ghana et qui s'occupe de la recherche scientifique. Nous essayons d'établir un partenariat avec la RDC, mais c'est très compliqué, pas du côté de l'université d'Edimbourg, mais du côté de la RDC, où il y a un manque d'organisation visible. Je ne sais pas si on va y parvenir.

L.C.K. : Votre mandat à l'université d'Edimbourg est de combien d'années ?

D.B. : Le mandat est de trois ans. Je termine l'actuel en février 2024 et j'ai déjà été très claire avec l'université d'Edimbourg sur le fait que je ne vais pas le renouveler malgré son insistance.

L.C.K. : Pourquoi ?

D.B. : Parce que je trouve que j'ai déjà fait un travail extraordinaire et je ne voudrai pas que trois années de plus viennent ternir ce que j'ai déjà fait. J'ai mis des bases solides et je crois profondément que ceux qui viendront après moi s'appuieront là-dessus. Personne n'est irremplaçable et je dois aller poursuivre ma vision partout ailleurs.

L.C.K. : Quels sont les projets qu'il vous reste à mettre en place, à quelques mois de la fin de votre mandat ?

D.B. : L'unique projet qui me reste est le programme de décolonisation ainsi que le retour des crânes ancestraux qui se trouvent encore à l'université d'Edimbourg. Je vais contacter toutes les personnes, à travers le monde, dont je sais que les crânes de leurs ancêtres se trouvent tout en dessous de mon bureau, afin qu'elles viennent les chercher et les ramener. Et on doit faire en sorte que l'université puisse tourner la page des pratiques coloniales.

L.C.K. : Qu'allez-vous faire après votre mandat ?

D.B. : J'ai beaucoup de sollicitations, notamment dans les domaines militaires, de la défense ou encore de l'intelligence artificielle, etc. Mais, je ne vais pas changer la personne que j'étais avant de devenir recteur de l'université d'Edimbourg, parce que c'est cette personne qui a séduit l'université. Je voudrais rester cette personne le plus longtemps possible. Parce que, aussi longtemps que vous restez dans ce système et vous êtes englué dedans, vous ne réalisez pas que vous commencez à changer et à penser comme le système. C'est ce que je ne veux pas. Je voudrai vraiment terminer mon mandat et avoir ainsi suffisamment le temps de choisir ce que je voudrai faire après. Il y a beaucoup d'offres très intéressantes sur ma table.

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