Sénégal: « Mélanges offerts à Momar Coumba Diop » - Itinéraire d'une figure universitaire majeure du Sénégal contemporain

9 Juillet 2023
revue litteraire

Momar-Coumba Diop aura été, pendant près d'un quart de siècle, l'un des principaux animateurs de la recherche en sciences sociales au Sénégal et en Afrique. À travers un ouvrage collectif, qui vient de paraître aux éditions Karthala, sous le titre « Comprendre le Sénégal et l'Afrique aujourd'hui. Mélanges offerts à Momar-Coumba Diop », sa « famille très étendue » lui rend un hommage mérité, à travers des témoignages et des contributions de grande qualité qui recoupent ou complètent ses travaux.

En préparant cette note de lecture, j'ai demandé à un cousin, étudiant à l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), s'il connaissait Momar-Coumba Diop. Il avoua que ce nom ne lui disait rien. Après avoir lu le témoignage d'Abdourahmane Seck de l'Université Gaston Berger de Saint-Louis, un des contributeurs de ces « Mélanges », sous la forme originale d'une lettre adressée à sa nièce, j'ai compris les raisons de ce « décalage intriguant » entre l'auteur qui aura, très probablement le mieux contribué à co-construire un horizon de savoirs structurants sur le Sénégal contemporain, et la discrétion qui le caractérise.

Les nombreux contributeurs à cet ouvrage collectif sont unanimes. Du « Sénégal sous Abdou Diouf », qu'il a co-édité en 1990 avec son ami, l'historien Mamadou Diouf, et qui l'a révélé au public, à l'ouvrage « Le Sénégal sous Abdoulaye Wade. Le Sopi à l'épreuve du pouvoir », publié en 2013, et qui constitue son dernier grand projet éditorial, aucun pan de notre histoire récente n'a été oublié par l'oeuvre monumentale et collectivement menée de Momar-Coumba Diop, pour construire une documentation sérieuse et critique sur l'ensemble des champs et ressorts qui sont à l'oeuvre dans la formation et l'évolution de l'État sénégalais et de ses rapports avec la société.

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Le titre des « Mélanges » dédiés à Momar-Coumba Diop, fait référence à la problématique qui a été au coeur de ses recherches. Le nombre important des contributions (44 au total) et la concordance des seize témoignages sur les qualités humaines et intellectuelles de Momar-Coumba Diop, renseignent, à suffisance, sur le respect dont il jouit au sein de la communauté des chercheurs. Sa « famille très étendue » (elle comprend plus de 200 membres) a voulu lui rendre hommage à travers cet ouvrage dont la dimension émotionnelle n'enlève rien à la rigueur scientifique.

Témoignages d'outre-tombe

Les collègues de Momar-Coumba Diop, qui ont joué un rôle important dans le fonctionnement du Centre de recherche sur les politiques sociales (Crepos), ont été remerciés dans les premières pages de l'ouvrage. Tous ceux qui ont contribué à sa préparation ont également été mentionnés. Parmi eux, figurent ses amis et collaborateurs de longue date : Jean Copans, « le marabout de l'anthropologie », et Robert Ageneau, le fondateur des éditions Karthala « la maison de l'Afrique », selon les formules consacrées du journal Le Soleil.

Robert Ageneau a assuré la coordination des corrections finales, en étroite collaboration avec Charles Becker. Ce dernier a aussi réalisé la mise en page du livre et proposé, en plus de sa contribution, le seul témoignage particulièrement documenté sur le Crepos. Même s'il ne présente pas de contribution dans ce volume, le rôle très important d'Ibou Diallo dans sa préparation y est indiqué.

Les témoignages « d'outre-tombe » de Gaye Daffé et d'El Hadj Salif Diop, deux amis proches de Momar-Coumba Diop - ils avaient remis leurs textes avant leur décès - ajoutent un cachet de sincérité à ce constat unanime. Le premier, que Momar-Coumba Diop appelait affectueusement « mon vieux complice », nous replonge dans le royaume d'enfance de celui que sa grand-mère avait surnommé Diabel, à Linguère, où les vacances étaient marquées par les « soirées dansantes », les « nuits blanches », mais aussi les matchs de football entre équipes de quartiers.

Même si Momar-Coumba Diop n'a jamais été un remarquable footballeur, encore moins un bon danseur, renseigne Gaye Daffé, il a gardé des souvenirs très agréables de ces moments de retrouvailles avec ses amis d'enfance. « Momar peut être considéré comme l'un des meilleurs observateurs des évolutions sociopolitiques majeures du Sénégal postindépendance », écrit-il.

Selon le professeur El Hadj Salif Diop, avec qui Momar-Coumba Diop a cheminé pendant un demi-siècle, ce dernier est « un homme d'une grande valeur scientifique, connu pour son engagement en faveur de la recherche en sciences sociales ». Après ses études à Dakar (lycée Blaise Diagne et Département de Philosophie de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de l'Université de Dakar) et une thèse préparée et soutenue en France (Université Lyon II), Momar-Coumba Diop a enseigné à l'Université de Dakar de 1981 à 1987 avant d'être affecté à l'Ifan, avec le statut de chercheur, après des ennuis de santé qui l'éloigneront des amphis.

Il s'est progressivement « réfugié dans l'écriture », aidé en cela par son fidèle ami Mamadou Diouf qu'il appelle affectueusement Modu. Momar-Coumba Diop n'a pas été un universitaire « carriériste ». Durant sa trajectoire, il ne s'est jamais soucié de son avancement administratif (à sa retraite, en décembre 2015, il avait encore le grade de maître-assistant). Il n'a présenté qu'une seule fois un dossier au Conseil africain et malgache pour l'enseignement supérieur (Cames), qui évalue les enseignants-chercheurs africains. Momar-Coumba Diop n'a pas non plus accepté la demande insistante de certains de ses amis de soutenir une thèse de doctorat d'État sur ses travaux.

Générosité, rigueur et probité sont les qualificatifs qui reviennent dans les témoignages pour distinguer Momar-Coumba Diop. Il a été, ces trois dernières décennies, « le principal animateur du développement de la recherche africaine en sciences sociales, à partir du Sénégal », souligne l'ancien Recteur de l'Ucad, le Professeur Ibrahima Thioub, actuellement Directeur exécutif du Crepos fondé par Momar-Coumba Diop en 2003.

L'historien Boubacar Barry, qui a préfacé de manière remarquable cet ouvrage, compare l'oeuvre de M.-C. Diop à « l'entreprise titanesque de l'encyclopédie de Diderot » tandis que pour David Morgant (ingénieur spécialiste du développement urbain) il y a du Tocqueville dans l'approche de Momar-Coumba Diop qui consiste à « engager un corps-à-corps avec les problèmes vitaux de son époque, les vivre et les penser ».

Les témoignages très riches et variés de Sheldon Gellar [Moussa Dia], Hannah Cross, Moussa Samb, Artur Colom-Jaén, Jérôme Lombard, et ceux émouvants d'Abdourahmane Seck et de son ancien étudiant et désormais collègue Mahamat Timéra, proposent des éclairages novateurs sur les identités de cet intellectuel hétérodoxe très fortement engagé au service de sa communauté et du continent africain. Momar-Coumba Diop évoque souvent, parmi les figures importantes ayant jalonné sa carrière universitaire, - en plus de Jean Copans, Sheldon Gellar et Boubacar Barry - celles de Thandika Mkandawire, Abdoulaye Bathily et Amady-Aly Dieng.

« Une science du texte unique »

Chercheur fécond, M.-C. Diop est aussi « un activiste éditorial », souligne Jean Copans, dans sa contribution intitulée « Le Sénégal sous Momar-Coumba Diop ». Jean Copans est revenu, de façon originale et documentée, sur les aventures du manuscrit de l'ouvrage « Le Sénégal sous Abdou Diouf ». « Pendant un temps (très bref heureusement) Momar et Mamadou Diouf ont eu une interprétation presque "complotiste" des procédures éditoriales, pourtant très courantes, des éditions Karthala », révèle Jean Copans.

Malgré ce bref malentendu, leur amitié, déjà solide, et la collaboration fructueuse entre le « mouridologue » des campagnes (Copans) et le « mouridologue » des villes (Diop) se renforceront par la suite. Durant sa longue carrière, Momar-Coumba Diop s'est révélé être « un ingénieur de l'édition », selon la formule d'Oumar Cissé, Directeur de l'Institut africain de gestion urbaine (Iagu) et Maire de Rufisque.

« L'école de Momar dans l'édition se distingue par une science du texte unique, remarquée et rigoureuse », écrit-il, relevant, en plus de son obsession pour la rigueur et l'exactitude, l'extrême soin qu'il accorde à la quatrième de couverture et au titre ». « Il m'est assez rarement arrivé d'observer une telle qualité de travail éditorial », renseigne Robert Ageneau, à propos de son ami de près de quarante ans.

« Pas prophète chez luiI »

Ce qui caractérise Momar-Coumba Diop, c'est sa capacité à travailler en équipe. Il se la joue collectif. Du fait de sa générosité, il a consacré bien plus de temps à mobiliser ses collègues, à lire et à évaluer les autres qu'à développer ses propres publications. « Momar n'a jamais cherché la lumière, il s'est contenté d'irradier autour de lui engagement et générosité », note Tarik Dahou (Directeur de recherche à l'Ird) dont le livre sur les politiques agricoles a été publié en 2010 par le Crepos.

C'est d'ailleurs pour cette raison, raconte Gaye Daffé, qu'après la publication des deux volumes consacrés au « Sénégal sous Abdoulaye Wade », son regretté ami, le « Doyen » Amady-Aly Dieng, lui avait suggéré de mettre un terme à la direction des travaux collectifs pour se consacrer à la synthèse de ses propres connaissances sur le Sénégal ou l'Afrique alors qu'il en avait encore la force et l'inspiration.

Pourtant, selon Jean Copans, Momar-Coumba Diop ne fait pas partie des mandarins qui se contentent d'une préface de deux pages avec leur nom sur la couverture du livre pour augmenter, en une matinée, leur bibliographie personnelle d'un ouvrage supplémentaire. Il évalue la contribution personnelle de Momar-Coumba Diop, à la douzaine d'ouvrages collectifs qu'il a coordonnés, à 600 pages, soit environ 10% de leur texte total.

D'après Ibrahima Thioub, Momar-Coumba Diop a su combiner, avec harmonie, les projets collectifs et individuels. Fait notable, ce dernier a travaillé durant toutes ces années sans l'appui d'une secrétaire ou sans recourir à des fonds publics. L'un des grands mérites de Momar-Coumba Diop réside dans ses capacités personnelles à « recevoir la pensée de ses collègues ». « Avec lui, la sociologie est allée à l'assaut des historiens, anthropologues, philosophes, juristes, économistes, politologues, géographes, démographes, spécialistes en religion, prospectivistes », écrit, pour sa part, Paul Ndiaye (Ucad), son ami de longue date, qui se présente comme son « multi-voisin ».

En définitive, si Momar-Coumba Diop est reconnu comme l'un des animateurs infatigables, depuis un quart de siècle, de cette tradition sénégalaise en sciences sociales autochtone, originale et probablement unique en Afrique, en dehors de l'Afrique du Sud, comme le fait remarquer Jean Copans, il n'est pas prophète chez lui ; car ne bénéficiant pas de la reconnaissance qu'il mérite. Certains contributeurs des « Mélanges » regrettent « la méfiance et la réserve qui ont parfois caractérisé la réaction de l'autorité politique, suspicieuse en raison d'une liberté rigoureuse des analyses, malgré une neutralité et une objectivité optimales » dans les travaux de Momar-Coumba Diop. Mais, comme le dit l'adage, la meilleure des reconnaissances est celle de ses pairs !

Les sciences de l'information et de la communication ne sont pas en reste

Cette note de lecture est trop étroite pour revenir sur toutes les contributions contenues dans ce livre foisonnant. Pour ma part, je souhaiterais signaler des contributions axées sur les sciences de l'information et de la communication. Trois jeunes universitaires de « la famille très étendue » de Momar-Coumba Diop ont consacré des études à la formation des journalistes, à leurs responsabilités en périodes de crise et à leur rôle d'animateurs de l'espace public. Ibrahima Sarr, ancien Directeur du Cesti, ami et proche collaborateur de Momar-Coumba Diop, est revenu, dans un article inédit, sur l'histoire de cette institution (1965-1990) qui, malgré sa réputation, reste peu connue.

Après une naissance aux forceps, relate Sarr, l'école a connu ses « Vingt Glorieuses » sous la direction des Canadiens et sous le magistère de Babacar Sine. De son côté, Ndiaga Loum (Université du Québec en Outaouais) montre comment les groupes de presse Wal Fadjiri et Sud Communication ont fait face à « l'hostilité du pouvoir politique » et consolidé « les velléités d'indépendance, de liberté, d'autonomie des lignes éditoriales opposées à la "soumission volontaire" des médias d'État ». D'après Loum, le groupe Sud Communication a été « l'incarnation des deux éthiques de Weber (l'éthique de la conviction et l'éthique de la responsabilité) ».

Enfin, Oumar Kane (Université du Québec à Montréal - Uqàm), dont la thèse a été publiée en 2010 par le Crepos, analyse, de manière très originale, le concept d'espace public en terrains africains.

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