À l'heure actuelle, les universités doivent dépasser la recherche académique pour développer une recherche qui donne des solutions aux problèmes auxquels nos pays sont confrontés. C'est la conviction du Dr Slim Khalbous, Recteur de l'Agence universitaire de la francophonie (Auf) qui, dans cet entretien effectué en marge de la Conférence régionale des Recteurs et Présidents d'universités d'Afrique de l'Ouest membres de l'Auf tenue les 5 et 6 juillet à Dakar, préconise un changement des curricula.
L'agence universitaire de la Francophonie préconise un changement de paradigmes dans l'enseignement supérieur. Que fait-elle en termes d'accompagnement dans ce sens ?
Le changement de paradigmes passe d'abord par un changement de méthode. L'Auf est une organisation d'accompagnement des universités depuis plus de 60 ans. Son travail était basé sur une approche d'expertise. Mais depuis quelques années, nous avons décidé de changer notre façon de faire, en mettant en place une approche de co-construction et celle-ci nous l'avons démarrée avec le lancement d'une consultation mondiale où plus de 15.000 personnes représentant tout l'écosystème universitaire ont répondu. Les enseignants du supérieur, les étudiants, les présidents d'universités, les ministres du secteur, les chefs d'entreprise et les associations de savants. Et à partir de là, nous avons analysé les besoins et nous les avons publiés dans un livre blanc.
Ce travail nous a permis de définir nos stratégies et c'était le point de départ du changement de paradigmes. La co-construction nous impose de ne travailler que sur les projets qui ont été demandés par nos membres. Des projets qui répondent aux vrais besoins de développement de nos pays. L'autre raison qui a motivé le changement de paradigmes, est l'impérieuse nécessité de s'adapter au changement dans le monde. Celui-ci évolue à une vitesse incroyable. Le monde de la recherche, de l'enseignement, de la gouvernance est en train d'évoluer et nous devons accompagner nos universités et centres de recherche à s'adapter à ces changements trop rapides. À savoir les changements dans la façon d'enseigner et dans l'applicabilité de la recherche.
À l'heure actuelle, nous devons dépasser la recherche académique pour développer la recherche qui donne des solutions aux problèmes auxquels nos pays sont confrontés. Nous avons des brevets et des publications ouvertes que les gens peuvent consulter. Cela participe à valoriser la recherche en faveur du développement. Le changement de paradigmes, c'est aussi le rôle nouveau de l'université sur le développement de la communauté et de la société et en matière d'accompagnement pour l'emploi des étudiants.
Grâce au numérique, l'enseignement à distance a fait ses preuves lors de la crise de la Covid-19. Quels sont les moyens à mettre en oeuvre pour consolider les acquis dans ce sens ?
Il y a une différence entre faire de l'enseignement à distance sous la pression de la crise de manière ponctuelle et de le faire en long terme, de façon pérenne, organisée et diplômante. Aujourd'hui, nous sommes dans la phase de consolidation des acquis et consolider c'est instaurer des méthodes nouvelles d'hybridation de l'enseignement. Il est clair que l'enseignement à distance à 100% ne peut pas être l'avenir parce qu'il y a beaucoup de disciplines qui ne peuvent se faire qu'en présentiel, mais enseigner exclusivement en présentiel n'est pas non plus suffisant. Ce qui fait que le modèle hybride est indispensable dans la mesure où certaines universités dites virtuelles dispensent les enseignements à distance, alors que les universités classiques vont continuer à enseigner à plus de 70% en présentiel mais qui vont avoir recours de plus en plus à un enseignement à distance. L'usage du numérique est devenu incontournable dans les activités d'enseignement et de recherche.
Dans l'espace ouest africain se pose aussi le problème de l'accréditation des institutions d'enseignement supérieur ainsi que celui de l'harmonisation des diplômes. Que fait l'Auf pour accompagner les universités membres ?
Nous avons créé l'académie internationale de la francophonie scientifique. Celle-ci comprend trois pôles dont l'un est dédié à la gouvernance et à l'accréditation. Mieux, une équipe est mise en place afin d'accompagner toutes les universités membres de l'Auf vers l'auto-évaluation, la mise en place d'un système d'assurance qualité et d'accréditation. L'accréditation est un chemin long, lourd et coûteux financièrement mais aussi sur le plan des ressources humaines parce qu'il faut former les enseignants et le personnel administratif. Malgré tout, nous avons réussi, en 2021, à accréditer les premières institutions africaines comme les Facultés de médecine de Marrakech et de Tunis, l'école d'ingénieur de Tunis.
Au Sénégal également il y a des accréditations, mais ça reste encore épisodique. Notre ambition est de généraliser cette accréditation parce qu'elle signifie qu'il y a un minimum de garantie pour la qualité. Elle ouvre aussi les portes à une plus grande coopération internationale avec les plus grandes universités. Les universités les plus réputées dans le monde ne peuvent pas entamer des projets de collaboration avec des institutions non accréditées. Aujourd'hui, c'est une exigence du système de coopération internationale. Au niveau de l'Auf, nous travaillons à ne pas tomber dans l'industrialisation de l'accréditation. Nous restons vigilants par rapport à l'aspect très matérialiste et capitaliste de l'accréditation. Nous travaillons avec de bonnes personnes et avec des organismes très fiables qui sont dans la bienveillance pour accompagner vers la qualité.
Selon vous, quelles sont aujourd'hui les véritables réformes à entreprendre dans nos universités publiques ?
Le défi majeur sur les trois grandes missions de l'université, sur le plan pédagogique, est le changement des curricula. Les curricula, à l'heure actuelle, doivent être plus modernes, plus variés, non seulement avec des enseignements techniques mais aussi avec des enseignements orientés vers le savoir-être, le savoir-faire, la culture générale et l'ouverture sur l'environnement. On peut se poser la question de savoir pourquoi les universités africaines ne sont pas arrivées à ce stade; eh bien parce que cela nécessite un investissement lourd en formation des formateurs. Il faut que les enseignants eux aussi changent de paradigmes et enseignent autrement car leur rôle a changé. Avant, l'enseignant avait l'information, le savoir et son rôle principal était de transmettre le savoir.
Aujourd'hui, le rôle de l'enseignant a changé. L'information et le savoir sont partout. Dans bien des cas, l'apprenant est plus capable que son enseignant d'aller chercher l'information partout dans le monde, sur la toile. Par conséquent, si l'enseignant n'est plus celui qui inspire, qui donne la méthodologie, qui donne la possibilité de lire avec un sens critique, il risque d'être dépassé par son temps.
Sur le plan de la recherche, aujourd'hui, le plus grand défi est de sortir celle-ci des murs de l'université pour impacter la société économiquement et socialement. Les recherches ne doivent plus servir exclusivement à soutenir des mémoires et des thèses pour la promotion des étudiants et des enseignants; mais plutôt, il s'agit de transformer les recherches en projets mis à la disposition de l'administration, dans les entreprises ou encore dans des organisations. L'autre défi des réformes est celui de l'ouverture sur l'environnement et celui de l'emploi. Le constat est que nous n'enseignons pas en fonction des besoins réels de nos pays. Nous, universitaires, devons faire l'effort de nous adapter à tous les changements possibles.