Tunisie: Ouverture de Carthage - Un show, un manifeste culturel

14 Juillet 2023

Pour ce qui est de la troupe XXL, on parle de quelque 120 personnes, il y a de tout. Des célébrités, de grands professionnels, des étudiants du conservatoire national, le chœur de l'Opéra de Tunis, des artistes confirmés et de jeunes pousses. Ce soir, Carthage s'animera de mille feux pour accueillir le public du spectacle inaugural « Mahfel » de Fahel Jaziri. Lorsque la Presse avait été invitée à assister aux répétions, mardi soir, il ne restait plus que quarante-huit heures.

Sans le public, l'amphithéâtre romain d'une capacité de 7500 personnes, paraît d'habitude immense, écrasant avec ses imposantes pierres et ses travées circulaires étourdissantes à celui qui ose s'introduire dans son intimité. Pas ce soir-là. Solistes, chœur, orchestre, danseurs et percussionnistes, décorateurs et costumiers, techniciens, ils étaient tous là. Tous s'activaient, animant l'espace de leur présence et par la force de la voix et la beauté du geste. Un chèche blanc posé sur la tête et le cou, Jaziri se mouvait en long et en large de la scène, dirigeait son monde d'un œil avisé et dans le silence, parfois, cependant, un cri de colère éclate.

De ces quarante-huit heures, il ne restait plus que 15 heures de répétitions. Ce mardi soir, donc, c'était la grande effervescence. Face au rendez-vous fatidique qui avance à grands pas, il y avait encore fort à faire. La contribution de chacun, chacune est importante, décisive, pour donner à voir et à écouter un tableau de chants, de danses et de déclamations poétiques.

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Un recueil hétéroclite qui puise l'essentiel de ses composantes dans le patrimoine tunisien, « celui des plaines et des montages », précise, sur un ton grave, le maître temporaire des lieux, entre deux instructions données à sa troupe. Pour ajouter : « Cette fois-ci, le chant populaire ne relève pas de la ville. Il n'est pas citadin ».Réfléchissant encore, il apporte cette précision : « Je voudrais ajouter que nous ne sommes pas les premiers à avoir effectué ce genre de travail ».

Malgré les bruits assourdissants des percussionnistes qui répétaient alors, Jaziri veut analyser sa démarche, il élève donc la voix : « nous sommes en train de travailler sur un patrimoine extrêmement riche, considéré, cependant, comme de l'art brut. On essaye donc de le développer et surtout de l'actualiser ».

Interroger le patrimoine tunisien du Nord au Sud

Fadhel Jaziri avait déjà entrepris cette démarche innovante dans des registres différents. Il avait renouvelé à partir de corpus patrimonial soufi et populaire, pour produire avec la contribution d'autres artistes, « Nouba » et « Al Hadhra ». Des shows qui scénarisaient des séquences festives et sociales de la vie des Tunisiens. Ces méga-productions (il n'aime pas cette qualification, parce que disproportionnée à son goût) ont représenté un tournant dans l'histoire de la Culture tunisienne et inspiré des spectacles de musique soufie, et de « soulamiya », comme de chants populaires, et de « mezoued » par dizaines, voire par centaines à ce jour encore. Donc, cette fois-ci avec « Mahfel », il introduit dans ce qui est existant, « des structures musicales savantes ». Toujours en « interrogeant le patrimoine des régions du Nord au Sud ».

Pour ce qui est de la troupe XXL, on parle de quelque 120 personnes, il y a de tout. Des célébrités, de grands professionnels, des étudiants du conservatoire national, le choeur de l'Opéra de Tunis, des artistes confirmés et de jeunes pousses. Profitant d'un moment d'accalmie, il enchaîne : « Lorsqu'on écrit un texte, on rature, on remplace un mot par un autre, on corrige la concordance des temps, c'est un peu le même principe. Sauf que cela s'organise autour du son et de l'image, de la structure, du développement. Maintenant, encore, ce sont des paragraphes entiers qui peuvent être déplacés ». L'angoisse totale !

Le temps presse, plus qu'une quinzaine d'heures!« Sommes-nous prêts ? ». « Nous sommes en train d'installer un projecteur. De faire un essai de lumière. Cette manière de travailler dans l'urgence liée aux moyens modestes qui sont les nôtres, nous oblige à performer. A créer ce lien entre les différentes composantes, jusqu'à ce que les artistes apprennent à reconnaître, au moindre geste,qu'il faut opérer des changements jusqu'à atteindre la forme parfaite. Si c'était un poème, ce serait la reprise de ce poème autant de fois que c'est nécessaire ».

Le spectacle n'est pas figé

Les rythmes du chant populaire tunisien « malfouf », « Mdaouer Haouzi », «Bettaïhi Issaoui » et bien d'autres seraient pour la plupart introduits dans l'enchaînement du spectacle. A la différence, nous avons remarqué que ce ne sont pas uniquement les rythmes basiques qui sont déroulés, mais beaucoup de variations s'ajoutent. Lorsque ce sont des dizaines de percussionnistes qui doivent s'extraire du rythme initial, introduire ce qu'on appelle dans le jargon (tkentira), littéralement contrer, tous sur le même tempo, à la seconde près, et rattraper ensuite au vol la cadence rythmique originelle. C'est fastidieux ! On en était là. Pour ce qui est des répétitions du chant, il ne fallait pas seulement chanter juste. C'était acquis. Les chanteurs, chorales et solistes s'attardaient sur ce que les gens du métier appellent (Kouala) ; exactement, le prononcé. Des adjoints faisaient répéter les intro des chansons, surveillaient les répétitions des refrains et soignaient particulièrement les conclusions, souvent percutantes.

Les décorateurs et techniciens s'affairaient. Ils étaient à 10 m d'altitude, en train d'installer une structure monumentale en acier. L'artiste commente : « Quand on disposera cette ligne d'éclairage en hauteur, ainsi que l'écran qui devra créer avec le spectateur,niché là-haut, loin de la scène, un rapport intime. Tout ce qui est enfoui dans l'être humain comme douleur, prendra forme petit à petit. Le spectateur est un élément essentiel de cet ensemble-là. »

Soudain une chanteuse se met à danser. Instantanément, Jaziri, analyse : « Il faut que la danse, le chant soient l'expression de ce qui nous manque terriblement, la liberté, la maîtrise du temps. Il est vrai que c'est une soliste, normalement, elle ne doit pas faire cela. Mais elle vit, selon sa manière propre, cet événement spécial, alors, oui, elle peut danser. Le spectacle n'est pas figé. »

Des chants présentés, ce soir-là, il y en a des connus pour être spécifiques à certaines régions, d'autres sont plus répandus et traversent de part en part la Tunisie musicale. « Les tribus se déplaçaient sur la totalité du territoire, analyse-t-il. De ce fait, le même chant peut se retrouver à Médenine et à la cité Ettadhamen. Sur les soixante-dix dernières années, il y a eu des développements conséquents. On ne peut donc plus considérer que tel chant appartient exclusivement à telle ou telle région. Mais en même temps, il y a un caractère, un tempérament du chanteur qui, par sa manière de chanter, insuffle un style. Parfois, c'est montagnard et heurté, parfois c'est plus mélodieux. »

Que dire de plus ? Par cette manière qui lui est sienne de faire de l'art et de le conceptualiser, chaque fois que Fadhel Jaziri fait un show, c'est un manifeste culturel.

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