Sénégal: «Borom Sarret» de Sembène Ousmane - Un chef-d'oeuvre patrimonial, éclectique et magistral

16 Juillet 2023

Jeudi dernier, un panel virtuel a été l'occasion, pour des universitaires, étudiants et professionnels, de discuter du thème « Sembène Ousmane : Les sociétés-mémoire », à travers le film « Borom Sarret ». Ce programme est à l'initiative du Comité de pilotage des activités cinématographiques à l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar, et s'inscrit dans la série des activités pour la commémoration du centenaire de la naissance de Sembène Ousmane (1923-2007).

« Borom Sarret » est le premier film tout public réalisé par Sembène Ousmane. Ce cinéaste de renom gagne le statut de pionnier et de doyen du cinéma africain avec cette fiction. Le court-métrage de 22 minutes, sorti en 1963, même si ce n'est pas le premier film africain réalisé par un Africain, est tout de même en quelque sorte le plus abouti. Cela, au regard de ses langage et idée cinématographiques jugés fondateurs. C'est ce film agitant qui a été exclusivement soumis à l'étude de spécialistes, jeudi dernier, au travers d'un panel virtuel, dans les activités de la commémoration du centenaire de l'Aîné des anciens (1923-2023).

Pr Maguèye Kassé de l'Association Sembène Ousmane, qui a modéré les débats, est d'abord revenu sur le parcours d'exception ainsi que l'engagement social et politique de Sembène pour donner le la. Il a présenté le synopsis et quelques traits du traitement de « Borom Sarret » qui revêt une importante charge historique et sociopolitique.

Le premier intervenant, Aboubacar Demba Cissokho a axé son intervention sur deux aspects qu'il pense d'importance significative. Le premier, c'est la dimension magistrale de « Borom Sarret » dans la filmographie intégrale de Sembène Ousmane. Le journaliste culturel et critique de cinéma donne à observer le langage cinématographique et les thématiques dans le premier film de Sembène Ousmane. Ces points annonçaient déjà, en 1963, les couleurs de ce que seront tous les films du cinéaste.

« Le spectateur trouve dans "Borom Sarret" toute la substance, toute la semence de ce qui fera plus tard l'oeuvre de Sembène. Ce court-métrage est fondateur de la suite de sa carrière », pense Aboubacar Demba Cissokho. De son avis, pour comprendre Sembène Ousmane, il ne faut absolument pas omettre son engagement communiste, sa solidarité ouvrière. C'est ainsi que, dès son premier film, on retrouve toute sa couleur rouge et son union aux masses.

Cissokho invite ainsi à constater, dans le propos de « Borom Sarret », la lutte et la confrontation des classes, l'injustice et l'inégalité sociales, le handicapant legs colonial et les malheurs du néocolonialisme (trois années seulement après l'indépendance du Sénégal).

Il y a pareillement la critique de la religion ou plutôt de ses opérateurs et pesanteurs pas toujours purement bienveillants, la transformation sociale, les droits des enfants et des femmes, entre autres. Le critique de cinéma relève aussi la manière de poser la caméra et de filmer qui insiste sur des détails lilliputiens, mais à énorme effet. En 22 minutes, Sembène Ousmane projette des images familières, mais qui poussent à voir les conditions sociales que la masse subit sans en être toujours consciente.

Tout du concept d'école du soir de Sembène. Au retour d'un voyage au Congo, Sembène a pris conscience de l'analphabétisme des masses africaines qui trouvaient mieux leur compte dans les salles de cinéma le soir, que dans une littérature qui est loin de leurs moeurs.

Pour le second aspect, il insiste sur l'intemporalité de « Borom Sarret ». Le caractère actuel du film dont les thématiques survivent au temps. Ce qui le permet aussi est que, au-delà de son caractère fictionnel, le film est évidemment documentaire. L'intervention de Aboubacar Demba Cissokho donne aussi le ton aux prises de parole suivantes qui développent les points saillants qu'il a soulevés. C'est le cas de l'écrivain Abdou Khadre Gaye qui a suivi les plans dans « Borom Sarret » et son identité documentaire pour retracer l'histoire de Dakar-Plateau.

L'évolution urbaine à travers « Borom Sarret »

Abdou Khadre Gaye se dit spécialement subjugué par l'identité documentaire indéniable et précieuse de « Borom Sarret ». L'écrivain dit aimer « la façon d'appréhender la ville dans la caméra de Sembène » qui permet « une promenade poétique et pédagogique dans Dakar ». Il soutient qu'on peut en apprendre énormément sur le Dakar de jadis en ne se concentrant que sur les images.

« Dans « Borom Sarret » et dans « Le Mandat », on découvre les belles baraques à tuile rouge de la Médina de l'époque avec les vastes cours au sable tamisé, les rues propres et sans grand encombrement, comme c'est le cas aujourd'hui. Dans ces films, on peut mesurer la grande décrépitude du centre-ville dakarois qui a perdu sa verdeur et son duvet, hélas », regrette l'écrivain et spécialiste de la collectivité lébou.

On remarque aussi une évolution urbaine et architecturale sans pareil en faisant le parallèle entre les images du film et le Dakar d'aujourd'hui. Une évolution, malheureusement, qui n'a pas épargné les populations sous son bon sens. Abdou Khadre Gaye soutient qu'il est bien possible, pour une ville, d'évoluer sans perdre ni son identité ni son âme. « Ce qui est loin d'être le cas de Dakar. J'ai déjà parlé de l'encombrement, de la saleté et du je-m'en-foutisme. Si la caméra de Sembène n'avait pas capté avec autant d'art ce Dakar-là, beaucoup n'auraient pas pu mesurer le chemin parcouru à rebours » conçoit l'écrivain.

Selon lui, « Borom Sarret » projette au compte de ce « Dakar-là » l'élégance et la fierté dans la pauvreté, la propreté dans le dénuement, la spontanéité et le naturel des personnages des quartiers pauvres à la merci des roublards costumés. Il y a aussi les femmes majestueuses sans dépigmentation, sans maquillages, toutes belles dans leur simplicité. Également, on retrouve les hommes sensibles à l'appel des ancêtres à travers la voix du griot, par exemple. « Parfois, je me demande comment l'artiste Sembène Ousmane nous aurait peint, nous les modernes, dans le Dakar étouffant d'aujourd'hui où les visages suent l'inconscience, l'égoïsme et l'amour servile du matériel », imagine l'homme de lettres.

Ce dernier a rappelé l'histoire de Dakar-Plateau jusqu'à l'érection de quartiers de ségrégation, sur Médina. Ce déguerpissement, au prétexte de l'épidémie de la peste déclarée en mai 1940, procédait plus de la volonté des colonisateurs de s'emparer de l'actuel centre-ville. Ce rappel est important, selon Abdou Khadre Gaye en ce sens que Sembène « filme » la ligne de démarcation entre le Dakar indigène et le français.

Il montre également ce parcours qui se refait au sens inverse dans « Borom Sarret » avec ce retour du fier et noble indigène débrouillard dans la zone interdite. Le fait qu'il en soit chassé et y soit humilié est un symbole fort qui traduit un dépouillement et une dépossession injustes à tous égards. Cela encore, malgré l'indépendance. Ce parcours revêt son importance quand Sembène photographie certains lieux symboliques de Dakar avec un alignement pertinent ; comme quand il filme la Mosquée de la rue Carnot (Blanchot), la Cathédrale de Dakar, la Grande mosquée et le cimetière de Soumbédioune (Abattoirs). Respectivement, on a là la liste des premiers cimetières de Dakar, avant celui de Yoff.

Une ville indéfinie aux prises avec la ruralisation

Pr Mame Demba Thiam va au-delà dans l'exercice. Dans son intervention intitulée « Dakar, Cadre de vie », il s'est aussitôt rectifié en observant qu'il n'est « pas question que de Dakar, mais de Plateau en tant que ville commune et impersonnelle, héritage colonial qu'on retrouve dans plusieurs capitales comme Abidjan ». Le géographe fait remarquer que nulle part dans le film on entend Dakar ou des noms de quartiers. Les voix disent simplement mon quartier ou mon village, et il s'agirait ainsi du cadre de vie d'une ville africaine plus généralement.

L'universitaire voit, dans ce film, un document précieux pour les géographes. Il fait constater un cinéma qui déroule les boulevards et les rues. « On voit, à un moment, un avaloir sur la chaussée qui interroge l'assainissement. En avant-plan ou en arrière-plan, il trône le monument de l'Obélisque, la Grande mosquée de Dakar en construction, la coupole de la mosquée inachevée.

Sembène montre aussi plusieurs fois le marché et la Médina en construction qui révèle une hybridation spatiale singulière. On voit aussi la rue 32 avec le transport des fûts et des briques. Il y a l'image de la maternité Mandel (actuel Hôpital Abass Ndao), ainsi que d'une végétation toute singulière », décrit le géographe, avec des images à partir desquelles on peut voir la naissance de « notre » Dakar.

« En déroulant le film, il montre tout l'habitat, après la mosquée en dur, les nouvelles constructions avec des tuiles rouges, les baraques aux coiffes en tuiles rouges ou en zinc, les habitats en tiges de bambous découpées ou en krinting. Sembène déroule un cadre de vie hiérarchisé », conclut l'enseignant-chercheur. Cette « re-configuration » évoque une autre problématique de cette période : l'exode rural.

Marcel Moussa Diouf, étudiant à l'École des bibliothécaires, archivistes et documentalistes (Ebad), a traité le sujet. Il a dessiné un rapport entre la ville et le village en parlant d'un conflit entre deux esprits.

Ce conflit se joue dans un espace urbain où tout rappelle aux ruraux qu'ils ne sont pas chez eux, même avec une forte ruralisation. Un problème du reste actuel. L'étudiant souligne ainsi un choc chez le villageois, avec ses moeurs et ses croyances mises en difficulté devant les filouteries des citadins.

Pour lui, l'allégorie dans le film est marquée par la charrette en elle-même qui fait office de transport en commun, de taxi-bagages, de corbillard, d'ambulance, etc. Une charrette tenue par un homme qui va vivre les pires désillusions du migrant. Il ne s'intègre pas, s'idéalise dans ses vérités, se soumet fatalement aux règles de l'hôte, mais ne les accepte pas.

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