Alors que la loi prescrit la rédaction préalable de toute décision de justice avant qu'elle ne soit prononcée, l'ancien ministre de la Défense, Edgard Alain Mebe Ngo'o et ses compagnons d'infortune tout comme l'ancien ministre de l'Economie et des Finances, Polycarpe Abah Abah et l'ancien DG de la Crtv, Amadou Vamoulké, attendent toujours de recevoir les sentences écrites les concernant six mois après les verdicts les concernant. Les juges n'achèvent pas toujours de se corriger, transformant les concernés en captifs.
Agissant pour le compte de son client M. Menye Victor Emmanuel, condamné dans la cause dite « Mebe Ngo'o » depuis le 31 janvier 2023 suivant arrêt N°003/CRIM/TCS rendu par la juridiction dont vous avez la charge, j'ai l'honneur de vous informer qu'icelui a régulièrement formé pourvoi contre ledit arrêt dans le délai prescrit par la loi et s'est par ailleurs déjà acquitté des frais de multiplication du dossier de procédure taxés par ordonnance [...] du 4 avril 2023.
Cependant, le dossier de procédure tarde à être multiplié encore moins l'arrêt dont s'agit à nous être délivré, toute situation qui nous cause un préjudice qui ne saurait perdurer en l'état. Pour y mettre fin, nous sollicitons votre intervention urgente afin qu'une copie du jugement nous soit délivrée, mais aussi que les formalités légales soient accomplies pour la multiplication du dossier de procédure et son acheminement à la juridiction supérieure.»
Ces écrits sont ceux de Me Mandeng Antoine, avocat au barreau du Cameroun, l'un des conseils de l'ancien Directeur général adjoint de la Société camerounaise de Banque (SCB-Cameroun), déclaré coupable de blanchiment de capitaux et condamné à 9 ans de prison dans le cadre du procès dont la tête de file des accusés est M. Alain Edgard Mebe Ngo'o, l'ancien ministre de la Défense (Mindef).
En fait, par une correspondance adressée le 29 juin dernier au président du Tribunal criminel spécial (TCS), l'avocat essaie par ce moyen de faire débloquer la situation de son client, et par ricochet celle de tous ses compagnons d'infortune, qui attendent depuis bientôt six mois que la décision lue solennellement à leur égard le 31 janvier 2023 soit disponible. Et que la procédure judiciaire qui les concerne poursuive son cours à la Cour suprême du Cameroun devant laquelle tous se sont pourvus en cassation. Mais, la donne n'a pas changé, trois semaines après le dépôt de cette correspondance au Cabinet du président du TCS, à en croire des témoignages concordants.
Serpent de mer...
Que se passe-t-il pour qu'il en soit ainsi ? Officiellement, Mme Annie Noëlle Bahounoui Batende et ses deux collègues, auteurs de la décision dont l'expédition se fait attendre, seraient empêtrés depuis le 31 janvier 2013 dans les corrections de la sentence qu'ils auraient conjointement construite, avant sa lecture publique. C'est du moins ce que la présidente du TCS aurait donné comme explication à plusieurs avocats parmi les conseils des mis en cause, allés à sa rencontre pour prendre ou non des nouvelles d'une décision de justice qui serait devenue un véritable serpent de mer. Les avocats sont d'autant surpris que la loi du 29 décembre 2006 portant organisation judiciaire modifiée et complétée par la loi du 14 décembre 2011 subordonne la lecture d'une décision de justice à sa rédaction préalable.
L'article 6 de cette loi, stipule en effet en son alinéa 1er que «la justice est rendue publiquement et toute décision est prononcée publiquement». Et l'alinéa se veut sentencieux : «toute décision est rédigée avant son prononcé». L'article 7 de cette même loi précise que «toute décision judiciaire est motivée en fait et en droit. L'inobservation de la présente disposition entraîne nullité d'ordre public de la décision.» Ces principes, connus de tous les professionnels judiciaires, en rajoutent au désarroi des conseils de M. Mebe Ngo'o et de ses coaccusés devant ce qui arrive à leurs clients, réduits dans une position de captifs du TCS.
«Je suis vraiment surpris, explique l'un de ces avocats à Kalara. Théoriquement, la décision était prête le soir où elle a été lue. On peut comprendre qu'une décision rendue ait besoin d'être corrigée. Qu'il puisse y avoir de petites modifications par ci, des coquilles à corriger par-là, une harmonisation de compréhension ici, etc. Mais, c'est des choses qu'on fait en quelques jours, deux semaines maximum. Six mois pratiquement depuis le 30 janvier, ça parait quand même être un délai extraordinaire. Du coup, on peut se demander pourquoi ils se sont précipités à rendre une décision qui, de toute évidence n'était pas prête. Est-ce que d'ailleurs, cette décision correspond à l'état de droit aujourd'hui ? Moi, j'ai l'impression qu'ils ont rendu une décision et ils essaient derrière de trouver tant bien que mal des arguments pour essayer de la justifier. Or, il doit y avoir des problèmes de justification qui font que ça doit faire des navettes... C'est tout ça qui pourrait expliquer la situation dans laquelle on se trouve aujourd'hui».
Un autre renchérit : «J'ai rencontré Mme la présidente du TCS il y a à peu près 45 jours, peut-être deux mois déjà. Elle m'a expliqué que ses collègues et elle sont débordés. Et que ce serait la raison pour laquelle la décision n'est pas encore disponible. Elle a voulu me faire comprendre qu'au regard de la sensibilité de ce dossier, ils ne peuvent pas aller plus vite, parce qu'ils auraient des audiences tous les jours. J'ai du mal à l'admettre d'autant plus que lors de cette rencontre, il semblait entendu que la décision serait rapidement formalisée. Mais, il n'y a rien jusqu'aujourd'hui et on se trouve à presque six mois d'attente ; ce qui constitue un délai extraordinaire. De toute ma vie d'avocat, depuis la création du TCS, depuis l'entrée en vigueur du Code de procédure pénale, je n'ai jamais vu une décision pénale prendre autant de temps pour être mise à la disposition des parties alors que nous avons déjà exercé le pourvoi et que la Cour suprême attend depuis le dossier, pour l'examiner à son tour».
Abah Abah aussi
Le problème, c'est que depuis l'entrée en scène du TCS en octobre 2012, le délai moyen observé par les juges de cette juridiction pour rendre disponibles les décisions rendues était de deux semaines environ. La donne semble avoir changé en fin d'année dernière. En tout cas, selon les informations reçues de sources concordantes par Kalara, l'expédition de la décision rendue le 20 décembre 2022 dans l'affaire concernant l'ancien ministre de l'Economie et des Finances, Polycarpe Abah Abah, et l'ancien Directeur général de la Crtv, M. Amadou Vamoulké, reste, elle aussi, attendue.
Ces deux personnalités avaient été reconnues coupables d'une partie des faits mis à leur charge, pour le cas de M. Vamoulké, avant d'être condamnées à 17 et 12 ans respectivement. Mais la décision querellée avait été fortement contestée dès la lecture du verdict, notamment par l'ancien ministre, qui accusait les juges d'avoir convoqués dans leur décision des faits totalement étrangers aux débats, pour prononcer sa culpabilité. Cette situation parait similaire à celle de l'affaire Mebe Ngo'o.
Poursuivi pour des infractions faramineuses, notamment le détournement allégué d'une somme astronomique de 196,8 milliards de francs, l'ancien ministre avait écopé finalement de 30 ans de prison après avoir été reconnu coupable du détournement de 23,943 milliards de francs pour surfacturation des marchés publics (concernant notamment les fonds affectés à l'organisation de la fête du 20 mai dont les marchés ont déjà été jugés par la chambre des comptes), corruption, intérêt dans un acte et blanchiment de capitaux. Tous les accusés de ce dossier avaient été déclarés coupables de «blanchiment de capitaux», dont M. Victor Menye, concerné par cette seule infraction, qui fut frappé de 9 ans de réclusion.
Les conditions de la lecture de ce verdict controversé ont toujours intrigué les observateurs : la salle d'audience avait été assiégée par les forces de l'ordre et la présidente du tribunal avait pris le soin, elle-même, d'ordonner une restriction inédite des accès à la salle d'audience, surtout à l'égard des hommes des médias déclarés totalement personnes indésirables au TCS à cette occasion. Auparavant, le tribunal avait lui-même supplanté le ministère public dans la recherche des faits de nature à mettre en difficulté certains des mis en cause. Était-ce déjà une façon de faire embargo sur une décision judiciaire que ses auteurs suspecteraient eux-mêmes d'être controversée ? Difficile de ne pas le croire. Mais il faudra attendre que les juges se décident enfin à exposer leur sentence au public, comme l'exige la loi, pour s'en faire une impression définitive.