Galienni, un artiste-peintre français, annonce que «le pinceau est la canne blanche du peintre qui cherche à avancer».
Son assertion semble avoir eu un écho à El Jadida, berceau, gîte et atelier à ciel ouvert d'Abdellah Belabbès. Et le plasticien doukkali de saisir son jonc pour avancer et persévérer dans la quête de territoires picturaux autres, autres que ceux déjà défrichés, remarquablement, par son pinceau, notamment le pointillisme dans une première période, et ensuite la nouvelle figuration à travers des paysages, où la mer est particulièrement mise à l'honneur, ainsi que des natures, des scènes et des personnages typiques. Sans omettre ses encres à portée philosophique, empreintes de méditation existentialiste et accompagnées dernièrement par des fragments poétiques.
L'exploration du portrait, telle est la destination vers laquelle le peintre a avancé, et continue à cheminer, dans son expérience plastique. Mais pas n'importe quel portrait, et c'est là que réside l'inouïe force de sa démarche : le portrait explorant la mémoire collective, passée et présente, où la part du lion est réservée aux écrivains et aux intellectuels, ces sortes de voyants émerveillés.
A travers ses portraits, réfléchis et cumulés depuis un certain laps de temps, et exposés depuis 2013, Belabbès narre à notre regard sa représentation subjective, en deux dimensions, d'auteurs qu'il a côtoyés dans la vie et/ou à travers leurs écrits et leur pensée.
Eclectique dans le choix de ses modèles, il fait don à notre regard profané par la laideur ambiante, dans la présente exposition, de sa perception portraitiste sacralisant cinq figures littéraires majeures: Mohamed Choukri, Driss El Khouri, Mohamed Zefzaf, Jean Genet et Edmond Amran El Maleh. A coups de pinceau, de trait, de dessin, de taches et de déambulations au sein des tons de sa palette restreinte, il ne transcrit pas uniquement l'apparence faciale de son modèle (puisée dans une photo en général ou dans sa mémoire visuelle), mais y adjoint son interprétation des relations qui le lient/liaient à l'écrivain peint et à son oeuvre, aussi bien que sa perception du parcours du modèle qui le lui rend «sympathique».
Ainsi, même le plus réaliste des portraits d'Abdellah Bellabès comporte des touches, des expressions et des facettes implicites, voire absentes des photographies originales ou de ses propres souvenirs des visages. Car, comme le propose Etienne Souriau dans son «Vocabulaire d'esthétique»: «Le portrait est (...) une interprétation et transcription, donc choix, pour rendre l'apparence extérieure d'une personne, quel que soit le degré de réalisme. Bien qu'uniquement visuel, le portrait peut rendre très sensible la personnalité intérieure du modèle, par de nombreux indices... ». Et c'est ce pari que Bellabès relève avec brio et maîtrise, refléter l'intériorité du modèle, la rendre visible.
Le regard du modèle, par le biais de la représentation par l'artiste de ses yeux, figure parmi ces indices reflétant l'intériorité dudit modèle : regard fuyant ou franc, binoculaire direct ou triadique... En fait, la représentation du regard est toujours, chez l'artiste, le point de départ de son travail pictural sur le portrait, le premier élément plastique réalisé, la matrice de la genèse de l’œuvre.
Pour pérenniser les écrivains choisis par lui, l'artiste, selon l'inspiration et la visibilité des visages, («Un visage (étant) une promesse autant qu'un fait accompli», dixit Jean Hélion), opte pour un support ou un autre: toile, papier de dessin, pages d'ouvrages ou de magazines quelconques, coupures de journaux avec des textes du modèle ou sur lui ou pages extraites de l'un de ses ouvrages. Ces dernières options manifestent, d'évidence, la volonté de consécration, par l'artiste, non seulement de l'«être», mais aussi de sa «trace». Une trace qui se voit fécondée par les auxiliaires du pinceau, les traits et lignes, les encres et résidus de matières liquides courantes, trace qui est détournée de sa fonction initiale (lire) vers une autre voie (façonner le regard).
A quoi s'ajoute le recours par le peintre à des compositions pseudo-calligraphiques formées de signes ayant l'apparence de lettres de l'alphabet arabe sans être de véritables lettres, et donnant l'illusion de former des mots. Une technique qu'adopte Bellabès soit pour représenter des traits du visage, soit pour rehausser la texture du portrait.
Le plan serré, selon la terminologie de la photographie, est privilégié par les portraits d'Abdellah Belabbès. Et avec lui une intelligence remarquable de la verticalité, condition nécessaire à l'appropriation plastique du visage: «Un visage se reconnaît surtout aux expressions faciales qui l'animent, et pour les interpréter, l'axe vertical est essentiel» (Jacques Ninio, in «L'empreinte des sens»).
Quel que soit le support élu, les séries de portraits de Belabbès, accrochés dans la présente exposition et consacrés à cinq écrivians défunts, sont invites aux souvenances de cinq chevaliers de la plume qui ont cessé d'écrire tout en persistant à être présents dans notre mémoire culturelle («Créer, c'est tuer la mort», selon Romain Rolland). D'autres portraits réalisés par lui et ayant pour modèles des écrivains encore vivants nous plongent dans l'attente de leur prochain écrit. Chacun des portraits exposés constitue une insurrection contre l'absence, l'éloignement ou l'oubli. Et éloge du non-écrit, du jamais-écrit et de l'indicible dans l'écrit.