Sénégal: Jean-Luc Aka-Evy, Écrivain, Ambassadeur du Congo au Sénégal - «L'art africain est porteur d'une grande universalité, d'une humanité»

24 Juillet 2023
interview

Professeur titulaire des Universités, Jean-Luc Aka-Evy est philosophe et historien de l'art. Dans cette interview accordée au journal Le Soleil, l'ambassadeur de la République du Congo au Sénégal évoque les grandes lignes de son dernier ouvrage titré « Le cri de Picasso, les origines "nègres" de la modernité » publié chez Présence Africaine, dans la collection « La Philosophie en toutes lettres ».

Son Excellence, comment est née l'idée votre ouvrage « Le cri de Picasso, les origines "nègres" de la modernité » ?

Ce livre est, en fait, la réécriture de ma thèse de doctorat d'État. Le titre était : « L'image des arts d'Afrique noire dans le discours esthétique et métaphysique occidentale de Léonard de Vinci à Pablo Picasso ». Cela m'a valu plus de 15 ans de recherches. J'ai sillonné plusieurs musées, des galeries d'art et en même temps, j'enseignais à l'université. Je faisais mes recherches et j'ai accumulé un certain nombre de matériaux et à partir duquel j'ai rédigé cette thèse. Et à la soutenance, Christiane Yandé Diop, la veuve d'Alioune Diop était présente. Cela a duré huit heures avec un jury international éminent.

À la fin de la soutenance, elle est venue. Elle m'a dit qu'il faut qu'elle publie ma thèse d'État. J'étais honoré. J'avais une mention « Très honorable avec félicitations du jury ». Quelques années après, je suis rentré au Congo. J'ai commencé à réécrire cette thèse d'État en format livre. Pour y arriver, sa fille, Suzanne Diop, me dit de prendre contact avec Souleymane Bachir Diagne qui est le Directeur de la Collection « La philosophie en toutes lettres » de Présence africaine et entre temps j'avais publié un ouvrage titré « Créativité africaine et primitivisme occidental ».

Dans ce livre publié chez l'Harmattan, en 2018, j'avais repris un texte que j'avais fait pour les 50 ans de l'anniversaire du décès d'Alioune Diop. C'était « Alioune Diop et la naissance de la modernité africaine » et qui était un extrait de cette thèse d'État. Dans la perspective de réécrire cette thèse d'État en format livre, j'ai pris contact avec Souleymane Bachir Diagne. J'ai été travailler à Présence africaine, dans la librairie et là j'ai rencontré mon ami Romuald Fonkoua qui est Directeur de la revue Présence africaine. Avec lui, on commençait à discuter du titre. Il me dit non « L'image des arts d'Afrique noire dans le discours esthétique et métaphysique occidental de Léonard de Vinci à Pablo Picasso », c'est trop long.

Ce n'est pas commercial et puis c'est un peu trop académique. Finalement, dans le chapitre 2 de la quatrième partie du livre « Du cri de Pablo Picasso à la main d'Alioune Diop », je prends la fameuse phrase de Picasso. Cette déclamation qu'il avait faite au musée Trocadéro quand il découvre les objets d'art d'Afrique où il crie « Art nègre, connait pas ! » et c'est comme ça que j'ai pensé à un titre qui collerait à cette boutade. Avec Suzanne Diop et Romuald Fonkoua, nous avons pris : « Le cri de Picasso, les origines "nègres" de la modernité ».

Dans quelles proportions l'art nègre a influencé la modernité, le nouvel esprit esthétique occidental ?

Lorsque les artistes et les écrivains européens fin 19e début 20e siècle découvrent qui dans le musée d'ethnographie, qui dans les brocantes, ou dans les marchés aux puces, ils découvrent un certain nombre de statuettes, d'objets dits africains. Parmi les artistes figuraient Pablo Picasso, Georges Braque. Il y avait aussi des écrivains comme Apollinaire et Tristan Tzara. Lorsqu'ils voyaient ces objets, ils étaient d'abord étonnés. Ils étaient fascinés. Après, ils disent que ce n'est pas possible. Ces objets ont, en eux, une certaine force, une grande énergie, et cette énergie se voit par la fabrication, par la forme de ces objets, qui sont des objets sculptés d'une façon extraordinaire, et en même temps, ils dégagent une énergie, une pensée esthétique, une pensée créative extraordinaire.

Ils cherchent à comprendre le mouvement de la fabrication de ces structures. Du coup, ces artistes, ces écrivains européens veulent découvrir, au travers de ces objets d'art d'Afrique, un certain nombre d'éléments pour sculpter, pour peindre et qu'eux, ils ne réussissaient pas à faire dans leur propre travail. Ils ont compris que dans ces éléments, dans les formes sculpturales négro-africaines, ils avaient une façon de fabriquer les objets qui leur montrait comment on pouvait passer de la première dimension à la troisième dimension sans procédés mathématiques extraordinaires. Certains ont regardé, avec beaucoup plus d'intérêt, ces objets-là et de leur regard, ils ont essayé, ils n'ont pas copié, mais ils ont essayé de suivre le mouvement de la créativité de ces objets d'art pour régler leur propre créativité.

Sur ce registre, l'Afrique a beaucoup inspiré l'Europe donc...

Il y a dans la naissance de l'art européen moderne des rémanences, un certain nombre de réactifs venu des arts d'Afrique noire qu'ils vont intégrer dans leur propre travail. Cela va donner naissance à l'art moderne européen, particulièrement chez Picasso, Braque (cubistes), les dadaïstes, les fauvistes. À ce moment-là, on comprend l'importance de la créativité des artistes négro-africains. Mais ils n'ont pas de rapport avec ces artistes. Ces objets sont venus des pillages des colonisateurs en Afrique et qu'ils découvraient comme ça dans les cabinets de muséum d'histoire naturelle.

C'est par leur propre travail qu'ils ont découvert la force esthétique de ces objets. Les artistes et les écrivains européens du début du 20e siècle ont découvert dans les objets d'art d'Afrique, leur force de créativité. C'est la façon dont un peintre ou un sculpteur doit sculpter le bois ou bien faire la peinture. C'est là que l'on comprend toute l'importance de l'influence de l'art nègre sur l'art moderne. L'art nègre a permis aux artistes européens de fabriquer l'art moderne. (Fenêtre)

À partir de là le discours change...

Oui. Le discours change et même la perception qu'on avait de ces objets-là change aussi. À ce moment-là, on voit que ces objets non seulement traduisent une grande créativité artistique, mais aussi une grande pensée métaphysique et philosophique que les Européens de la Renaissance avaient déjà découvert à l'image des peintres allemand Albrecht Dürer et italien Andrea Mantegna. Ils avaient découvert que dans la fabrication des objets d'art d'Afrique, il y avait une pensée qui était au coeur de ces objets.

Pour arriver à une telle élaboration esthétique, il fallait être aussi muni d'une grande pensée spirituelle, d'une grande pensée métaphysique, d'une grande pensée philosophique. Ils ne comprenaient pas les arcanes de cette pensée. Il fallait absolument chercher à découvrir la spiritualité négro africaine. Les objets d'art d'Afrique au même titre que les peintures de la Renaissance italienne déroulaient une véritable pensée, un vrai dialogue de l'invisible et du visible, un grand dialogue entre le monde sacré et le monde profane. En même temps, on célébrait le beau, on célébrait la divinité. C'est cela la force de l'art d'Afrique noire. C'était cela que les renaissants avaient compris et que plus tard, les Picasso, Braque, entre autres, vont redécouvrir non seulement sur le plan esthétique, sur le plan artistique. Sur le plan spirituel, ces objets drainent une véritable pensée métaphysique. C'est ce que j'ai voulu montrer aussi dans ce livre.

Dans sa préface, Souleymane Bachir Diagne souligne le mérite, l'intérêt de cet ouvrage qui participe quelque part à déconstruire ce regard occidental...

Absolument. Ces objets partis en Europe, découverts et redécouverts par les penseurs, les écrivains, les artistes européens, donc ces objets finalement sont des transmetteurs de la pensée négro africaine. S'ils découvrent dans ces objets une grande force créative, cognitive, cela veut dire qu'universellement ces outils drainent avec eux aussi une certaine forme d'universalité de la pensée négro africaine. Sinon ils ne seraient jamais intéressés à cela. Voilà en quoi ces objets sont aussi porteurs d'une grande universalité. Cela fait que n'importe quel artiste, penseur, de quelque pays que ce soit pouvait se retrouver dans ces objets. Il fallait que le monde s'agrippe à cette pensée africaine. C'est pourquoi Alioune Diop a raison d'écrire dans le fameux éditorial qu'il a écrit en 1951 lorsqu'il a réuni un certain nombre de chercheurs européens et africains au tour de l'art nègre « l'avenir de l'artiste africain est planétaire, universel ». C'est là que l'on comprend l'importance de l'influence de l'art nègre sur l'art moderne.

Dans sa pratique artistique, comment Picasso est-il parvenu à se départir du regard occidental qui confinait l'art africain dans son aspect primitif ?

Picasso a découvert dans l'art nègre un certain nombre de qualités que la peinture occidentale n'avait pas atteint. Il a capturé un certain nombre de ces éléments pour les intégrer dans son propre travail. Il n'a pas copié pour copier. Il a vu ces objets et il a compris que l'écriture esthétique de ces objets résulte d'un travail artistique énorme. C'est cela qui l'intéresse. En même temps, il voit que ces objets drainent derrière leur aura des propriétés spirituelles extraordinaires. On peut regarder un tableau, une sculpture. On peut être ébahi, fasciné par la beauté de cette sculpture. Cela s'arrête là. En regardant les objets africains, il y a non seulement cette dimension esthétique, il y a encore cette dimension spirituelle. Il y a une lumière solaire. Et je pense que c'est delà qu'il réalise son oeuvre « Les Demoiselles d'Avignon ». Dans sa démarche artistique, Picasso réussit à intégrer la force créatrice africaine. C'est parce que les autres étaient des génies.

C'est comme cela que les artistes africains sont des génies méconnus, inconnus qu'il faudrait absolument redécouvrir. Le principal, c'est de montrer qu'elle était la force créatrice des Africains. Elle avait amené dans l'esthétique universelle des horizons extraordinaires d'universalité. Comme dirait Souleymane Bachir Diagne, ces objets ont été découverts, redécouverts avec une certaine humanité, une universalité. Ces objets ont été découverts. Ils sont partis. Maintenant, ils reviennent. Nous aussi, nous devons les redécouvrir. Nous devons reconnaitre en eux cette part d'humanité pour que ce que l'on appelle aujourd'hui la restitution des biens culturels soit une réconciliation entre notre spiritualité d'antan et celle d'aujourd'hui. Le but, mettre au monde une nouvelle spiritualité. C'est cela la force de ces objets.

Partant de cette esthétique universelle, peut-on avancer que Picasso a été un précurseur du dialogue des cultures ?

Picasso a été un précurseur parce qu'il s'est trouvé devant des objets d'art nègre qui, eux-mêmes, suscitaient ce dialogue des cultures. Sinon l'artiste n'aurait jamais accédé à ces objets qui s'ouvraient au monde. Le génie de Picasso, c'était d'avoir découvert cette humanité. C'est ce que Léopold Sédar Senghor appelait la civilisation du donner et du recevoir. L'humanité ne peut pas exister s'il n'y a pas ce dialogue. Ces objets constituaient un boulevard pour accéder au monde. Parmi les missionnaires qui ont détruit ces objets, certains se sont ressaisis. Il y en a qui ont préféré les cacher, d'autres ont opté pour la vente. Le masque Dogon, la sculpture nok, la statue yoruba, n'ont cessé de fasciner. Depuis les années 1970 jusqu'à la fin des années 1990, tous les grands musées du monde ont fait des expositions sur les arts nègres. Après le Premier Festival mondial des arts nègres (1966), il y a eu un déclic. Tous les grands musées du monde ont commencé petit à petit à sortir ce qu'il y avait dans leur cave. Maintenant, c'est devenu banal de parler d'art nègre alors que c'était un long combat.

Dans ce contexte, comment se dessine le devenir africain de la modernité ?

C'est dans sa créativité. Cela peut apparaitre dans ce que font les écrivains, les artistes, architectes. Aujourd'hui, notre modernité est ouverte à tous les vents. L'important est de trouver ceux qui sont propices pour fabriquer notre civilisation. L'Afrique n'est plus un continent isolé. Nous avons mené le combat pour les indépendances, maintenant il reste celle pour notre propre modernité.

Avec cette résonnance assez particulière dans un contexte de restitution des biens culturels...

Il ne faut pas que la restitution devienne simplement un effet de mode. Il faut que ça intègre véritablement notre rapport à la modernité. Parce que c'est la restitution des objets qui, à un certain moment, témoignaient de notre modernité, de cette époque. Nous ne devons pas nous contenter de recevoir ces biens culturels dans nos musées. Il s'agira de montrer comment on a fabriqué le beau. Donc, il faut accéder à la pensée par l'éducation, la culture. À l'école, on doit réapprendre l'histoire, la littérature de notre continent. Il s'agira de penser le beau, l'avenir. Nos ancêtres avaient bien pensé notre humanité.

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