Certaines embarcations de migrants échouent sur la plage et d'autres en font leur point de départ. Sur la grande côte sénégalaise qui va de Kayar à Saint-Louis, l'émigration irrégulière reste une dure réalité avec laquelle il faudra faire face.
« Cette pirogue que vous voyez là-bas transportait des clandestins », pointe du doigt le jeune pêcheur, Oumar. Une information qui suscite la curiosité de tous les passagers du véhicule 4x4 qui nous mène à Lompoul. L'embarcation en tant que telle a échoué sur la plage, entre Diogo sur mer et Lompoul, il y a quatre jours. Il n'en reste plus que des carcasses calcinées dont une grande partie est engloutie par la mer. « Quand ils échouent sur la plage la nuit, les migrants mettent le feu à la la pirogue de peur d'être dénoncés. Ensuite, ils s'enfuient dans la bande aux filaos », renseigne Oumar, originaire de Fass Boye. L'émigration clandestine, le jeune homme la connaît pour avoir vu, plusieurs de ses amis pêcheurs quitter son village et aller en Espagne en prenant les pirogues. « Moi, je n'ai jamais été tenté par l'émigration. J'ai mon métier et je m'y plais bien », confie le jeune homme tout heureux de se balader sur cette plage que les vagues viennent de temps à autre envahir. Contrairement au jeune pêcheur, ils sont nombreux à prendre la mer pour aller en Espagne.
Entre Kayar et Saint-Louis en passant par Lompoul, Mboro sur mer et Gandiole, les stigmates de l'émigration irrégulière sont bien visibles. Ici, c'est un bateau arraisonné, là c'est un cimetière marin qu'on vous montre. Ailleurs, c'est la tragédie qui vous est racontée dans les moindres détails. C'est le cas à Tassinère, à une trentaine de kilomètres de Saint-Louis. Il y a deux semaines de cela, plusieurs corps ont été repêchés par des bonnes volontés. « Onze corps ont été repêchés ici. Ils étaient tous de jeunes gens âgés entre 18 et 20 ans », renseigne Lamine Fall, pêcheur à Tassinère. Ce bonhomme au fort embonpoint fait partie de ceux qui ont mené les secours en compagnie des Sapeurs-pompiers appelés à la rescousse. Certains de ces corps qui étaient dans un état de décomposition très avancé, ont été enterrés dans le cimetière du village. « L'embarcation que vous voyez là-bas avait à son bord des migrants. Quatre d'entre eux sont morts », confie le pêcheur, le coeur meurtri. Selon lui, ces volontaires à l'émigration clandestine se perdent souvent en mer. Une fois sur les côtes saint-louisiennes, ils sont pris dans un étau sur l'embouchure. « Souvent, dit-il, ils ne savent pas quoi faire et ici, il est facile de se perdre si on ne connaît pas le chemin ».
À quelques kilomètres de là, Salla Sow, femme transformatrice de produits halieutiques à Lompoul est animée par une grande tristesse. Vêtue d'un léger grand boubou à cause de la chaleur, la bonne dame regarde vaguement la mer. « Je reviens d'une maison, à côté. Deux jeunes de même père et de même mère sont décédés en mer en tentant d'aller en Espagne », renseigne celle qui gère l'Union locale des femmes transformatrices de Lompoul. D'après la bonne dame, c'est une véritable tragédie que le village est en train de vivre. « Il y a beaucoup de facteurs qui conduisent ces gens à agir de la sorte. On a l'impression qu'ils n'ont plus peur de la mort », se désole-t-elle.
« On n'a plus espoir »
En effet, les nombreuses pertes en vies humaines n'ont jamais émoussé la volonté des candidats au voyage. Ils deviennent de plus en plus nombreux. « Beaucoup de jeunes se préparent en ce moment. On n'a plus espoir », indique un jeune pêcheur avec le sourire. Pape Sow, responsable du Comité local de la pêche artisanale (Clpa) à Lompoul tente d'expliquer ce désespoir des jeunes gens, à l'heure actuelle. « Avant, les pêcheurs étaient très peu nombreux à partir en Espagne, mais aujourd'hui avec les nombreuses difficultés qui nous assaillent, les gens ne savent plus à quel Saint se vouer », renseigne le bonhomme. Selon lui, l'indiscipline des navires étrangers et la surpêche sont autant de maux qui les empêchent de progresser. « Entre 2021 et 2023, beaucoup d'embarcations d'ici ont perdu leur matériel de pêche à cause de ces bateaux étrangers. On avait prévu de nous rembourser, mais jusque-là, on n'a pas un centime », regrette le coordinateur du Cpla.
À Fass Boye et à Kayar aussi, c'est la même rengaine. « Les pêcheurs vivent des heures difficiles et cela risque d'accentuer le phénomène de l'émigration au Sénégal », souligne Madieb Boye, le chef du village de Fass Boye. La quête d'un avenir meilleur fait partie de ce qui pousse les gens à vouloir partir à tout prix. Mor Mbengue, un jeune Kayarois et coordonnateur du Comité local de la pêche artisanale est un ancien volontaire à l'émigration. « Je faisais partie des personnes que le Ministre de l'Intérieur d'alors, Ousmane Ngom avait aidé à retourner au Sénégal. C'était en 2006. Aujourd'hui, je suis revenu, mais rien n'a changé dans mon quotidien », confie Mor. Actuellement, la plupart de ses amis d'enfance qui ont tenté l'aventure ont déjà construit leurs maisons. « En ce qui me concerne, je n'ai même pas encore une parcelle pour penser à construire. L'émigration est une porte de sortie de cette misère que nous vivons au quotidien », pense Mor Mbengue.
L'agriculteur Elimane Dione n'émet pas un avis contraire au pêcheur. La pomme de terre qui est la ressource phare de cette zone maraîchère est menacée par de nombreuses difficultés qui ont pour noms : absence d'unités de conservation, de pistes de production et d'eau. « Il s'y ajoute qu'on veut nous délester de nos champs à cause de l'autoroute à péage qui doit passer ici. On a prévu de nous payer les impenses et non la terre que nos ancêtres ont travaillé plusieurs années durant », regrette ce paysan de Kayar.
Les mêmes maux sont vécus par les agriculteurs de Fass Boye. À cause des activités des sociétés minières, les travailleurs de la terre de cette commune de Darou Khoudoss (Département de Tivaouane) perdent de jour en jour des surfaces cultivables. « Souvent quand la Grande cote opérations (Gco) mène ses activités, on nous arrache nos terres, mais une fois l'opération terminée, l'État via le service des Eaux et forêts reprend ces terres. C'est incompréhensible », souligne Moda Samb, adjoint au maire de la commune de Darou Khoudoss. Ici, comme partout ailleurs sur la zone des Niayes, les difficultés auxquelles les secteurs de la pêche et de l'agriculture sont confrontés motivent les jeunes à prendre les pirogues. Même si les risques de voir leurs rêves engloutis par la mer sont toujours là. Un vieil homme rencontré sur la plage de Kayar répond à cette inquiétude. « Qui ne risque rien n'a rien », pense-t-il.
LAMINE FALL, PÊCHEUR À TASSINÈRE
Le sauveur de l'embouchure
Agé d'une cinquantaine d'années, le pêcheur Lamine Fall est une âme généreuse. Il est toujours le premier à organiser les secours quand des embarcations de migrants échouent sur les côtes du Gandiole.
À Tassinère, un village du Gandiole, situé à une trentaine de kilomètres de Saint-Louis, Lamine Fall ne passe jamais inaperçu. Ce pêcheur, quinquagénaire qui se distingue par son embonpoint a son nom lié à l'émigration clandestine. Plusieurs fois, il a secouru des migrants en détresse à l'embouchure du fleuve. À ses risques et périls, le plus souvent. « En 2019, j'ai passé une nuit à la gendarmerie parce qu'une pirogue contenant deux jeunes avait atterri ici. Ils étaient très fatigués et j'étais venu les aider. On m'a alors emmené à la gendarmerie pour témoigner », se rappelle le pêcheur, le visage attristé. Récemment, onze corps ont échoué sur la plage de Tassinère. Ils étaient des jeunes âgés entre 18 et 20 ans. Lamine fait partie des volontaires qui ont organisé les secours jusqu'à l'aube. Toujours c'est avec le coeur meurtri que ce volontaire dans l'âme tente de sauver ces jeunes. « Les corps repêchés sont toujours dans un état déplorable. Ça nous fait toujours du mal de voir un jeune à la fleur de l'âge mourir sans réaliser ses rêves », regrette-t-il. Très peu de gens s'en sortent. Les plus chanceux de ces naufragés sont amenés à la boulangerie du quartier pour qu'ils se réchauffent avant de pouvoir retrouver leur esprit. « Parfois, j'allume un feu de bois et je les mets de côtés tout en leur faisant siroter du café. Quelques minutes après, ils commencent à pouvoir parler », soutient Lamine Fall. Ce qui importe, selon lui, c'est que ces jeunes morts ou vivants puissent être accueillis dans la dignité.
D'après Lamine, il y a plusieurs corps qu'on voulait enterrer sur place, mais il s'y est farouchement opposé. « J'avais dit niet car, je voulais que leurs proches les récupèrent. Aujourd'hui, ils m'appellent pour me remercier car ils disent que c'est grâce à moi qu'ils ont la possibilité d'aller se recueillir sur leurs tombes chaque vendredi », rapporte le pêcheur. Aujourd'hui, il est tellement habitué à ramasser les corps des migrants que ses enfants et sa femme ont fini par connaître les gestes à faire en pareille situation. « On est souvent à ses côtés quand il y a une pirogue de migrants. On n'a plus peur à cela », rapporte sa femme Maïmouna.
Même s'il regrette ces nombreux morts de migrants, Lamine Fall comprend ces jeunes gens gagnés souvent par le désespoir. Ils vont en Europe en vue de chercher un avenir meilleur. « J'ai appris à une centaine de jeunes comment pêcher, mais ils ont fini par prendre les navires pour aller en Espagne. Aujourd'hui, ils sont revenus et ont construit de luxueuses villas et acheté de belles voitures, alors que moi je suis toujours au point de départ », explique-t-il. D'après lui, c'est ce qui pousse les plus jeunes à suivre leurs pas.
Actuellement, Lamine ne souhaite que la reconnaissance des autorités étatiques. Car, depuis plusieurs années, il ne va plus à Kafountine comme le font plusieurs pêcheurs du Gandiole. C'est plutôt ses enfants qui continuent à faire les campagnes dans les autres localités du pays. « Malgré tout le travail qu'il fait, l'État ne l'a jamais soutenu. Après avoir sauvé et nourri ces jeunes, d'autres viennent s'approprier le mérite. Lamine ne se décourage jamais car, il fait cela de manière désintéressée », soutient son épouse Maïmouna.