L'une des plus grandes avenues de la capitale sénégalaise porte son nom : Habib Bourguiba. Ce n'est pas le fait du hasard : avant de s'appeler Tunisie, le pays de Habib Ben Ali Bourguiba (son vrai nom), le père de l'indépendance tunisienne qui a vu le jour en 1957 dans son Monastir natal à 160 km au sud de Tunis, portait le nom IFRIQIA (Afrique). Une africanité qui prend ses racines dans sa géographie, son histoire, sa culture et les valeurs de ce pays de 12 millions d'âmes, le plus petit du Maghreb au relief faible est formé de très vastes plaines. Une africanité pour laquelle il a « mouillé le maillot« , pour emprunter une image propre au domaine sportif, en ayant joué un rôle fondamental dans la création d'instruments panafricains comme l'Organisation de l'union africaine (OUA) en 1963 à Addis-Abeba ou encore l'Agence de coopération culturelle et technique (1970), l'ancêtre de l'Organisation internationale de la Francophonie (OIF).
Comment ne pas rappeler ses amitiés fortes avec les présidents Léopold Sédar Senghor, Félix Houphouët-Boigny, Kwame Nkrumah et Amani Diori ? Pour la petite histoire, dans les années 90-2000 en Tunisie, il n'était pas rare dans la capitale tunisienne, à l'occasion d'un contrôle routinier d'identité dans ce quartier résidentiel d'El Menzah, de s'entendre dire dans un accent à couper au couteau : « Sénégal, Senghor, soyez le bienvenu, allez-y monsieur ».
Autre temps, autre régime, la donne n'avait cependant pas changé même après que, ce matin du 7 novembre 1987 vers 6 h, une courte allocution à la radio nationale Radio Tunis nous annonçait la destitution du « Combattant suprême » par son homonyme Ben Ali, dans un climat ambiant lénitif. Un coup d'Etat « médical« .
Les effluves enivrantes du jasmin (l'emblème floral de la Tunisie) ont continué à s'élever dans le ciel tunisien pour les étudiants, coopérants, visiteurs africains du Sud du Sahara. Autrement dit, on leur « foutait la paix« . Certes pour qu'un étranger travaille légalement en Tunisie, il ne doit y avoir aucun Tunisien capable d'exercer le boulot qu'il sollicite et les rares étrangers qui s'y essaient sont confrontés à un parcours du combattant. Le monde étudiant drainait en effet en Tunisie une frange jeune issue des classes moyennes des sociétés africaines dont la visibilité sociale est immédiate et rompait avec l'image, très répandue dans le reste du Maghreb, de l'immigré subsaharien perçu comme une menace, un ennemi public.
Ce qui n'occulte pas loin s'en faut, un racisme « non violent« , réduit à de simples plaisanteries et que l'on retrouve du reste dans tous les pays arabes. Un phénomène sournois de la vie quotidienne qui se manifeste dès lors que vous osez courtiser des filles tunisiennes, on vous aura vite fait comprendre que ce genre de relations n'était pas toléré.
On pourrait alors croire que le phénomène de la discrimination raciale en Tunisie s'exerce sur les étrangers noirs africains. Que nenni! Il faut voir comment les tunisiens noirs, eux-mêmes, en sont victimes pour comprendre le lien ancestral avec l'esclavage, pourtant aboli depuis 1841.
Ben Ali n'a cependant jamais tenu quelque discours équivoque ou directe remettant en cause la « fraternité » africaine dont son prédécesseur était le porte-étendard. Sous Ben Ali, une unité de la police tunisienne était spécialement affectée à la protection des étrangers. Celle-ci intervenait à la moindre agression à caractère racial. Toutefois, l'ancien éphémère ministre de l'Intérieur, puis Premier ministre de Bourguiba, a-t-il rapidement mis un terme à l'activisme de son prédécesseur en Afrique saharienne. En 23 ans de pouvoir, Ben Ali a participé à un seul sommet de l'Union africaine (UA), le regard davantage tourné vers le Nord, l'Europe et l'Occident en général, ainsi qu'en direction des pays arabes.
Ce changement de cap s'est accompagné au plan intérieur avec des réformes économiques qui ont évité à la Tunisie la banqueroute sur fond d'autoritarisme. En gros sous l'ère Ben Ali, la Tunisie cumule le paradoxe : développement socio-économique et autoritarisme politique. La Tunisie est le seul pays au monde ayant atteint 6 840 $ (3 420 000 FCfa) par tête d'habitant et à être aussi clairement reconnu comme régime autoritaire. Mais lorsqu'on a vécu la transition Bourguiba-Ben Ali que ce dernier a entamé avec des réformes politiques et, sachant que son principal challenger, le mouvement islamiste, de par son dynamisme, était de nature à inhiber les velléités réformatrices du nouveau leadership politique, on est tenté de diluer la notion d' « autoritarisme« .
Finalement, la rupture politique du 14 janvier 2011 a contribué à ébranler la société tunisienne et sa manière de percevoir «l'autre», dans un contexte de marasme économique combiné au nombre sans cesse croissant de ressortissants africains en Tunisie, sur fond du problème du chômage des jeunes diplômés et une paupérisation avancée de la classe moyenne qui, traditionnellement, faisait la fierté du pays.
Un terreau fertile pour Kaïs Saïed, porté au pouvoir par le populisme d'une Tunisie post-révolutionnaire à la dérive, qui s'est hissé au sommet de la hiérarchie par l'exaltation du sentiment national à outrance, bien loin des idéaux bourguibiens.
Dès lors, ce qui était impensable hier dans ce pays, constitue aujourd'hui son actualité. La Tunisie se vide de ses cadres, mais aussi de beaucoup de gens qui n'arrivent plus à être dans la survie. Inflation, dette, refus du plan du FMI : au contexte politique s'ajoute une crise économique et sociale qui fait redouter la crise migratoire accentuée par l'affluence de hordes de migrants clandestins.
On en oublie le délicat parfum du « machmoum« , cette délicate fleur au blanc immaculé qui signifie « cadeau de dieu » en persan et qui symbolise la pureté, la douceur de vivre et la tolérance ; cette fleur, Yasmin (Jasmin), qui insufflait jadis le parfum du rapprochement et de la concorde chez les Tunisiens et « tunisois » (étrangers) qui la portaient fièrement, a fané ! Ils doivent bien regretter les temps heureux du Bourguibisme voire la « dictature scientifique » du Benalisme économique lequel, leur garantissait le droit du pain, l'ordre et la quiétude.