Les civils soudanais sont victimes « d'une horreur inimaginable » au Soudan, où s'affrontent depuis le 15 avril 2023 l'armée et les paramilitaires, a déploré un rapport d'Amnesty international ce 3 août. Dans ce rapport intitulé « La mort a frappé à notre porte », l'ONG fait état d'une « généralisation des crimes de guerre avec des attaques aveugles et délibérées contre la population civile ». Il porte surtout sur des faits relevés à Khartoum et dans la région du Darfour, dans l'ouest du pays, et se base sur des interviews de 181 personnes dans l'est du Tchad et/ou jointes à distance. Entretien avec Donatella Rovera, chargée des crises et des conflits à Amnesty.
Donatella Rovera, vous faites mention de « crimes de guerre » dans ce rapport. Quels sont ces crimes exactement ?
Des civils ont été tués de manière délibérée, ainsi que beaucoup d'autres pris au piège dans les combats. Des femmes et des fillettes enlevées, soumises à toutes sortes de violences sexuelles, y compris des fillettes aussi jeunes que 12 ans. Des pillages et des destructions d'infrastructures qui empirent la situation pour la population civile, sachant que les denrées de bases (nourriture, médicaments, ainsi que l'aide humanitaire), dans les régions qui font l'objet des combats, ne peuvent presque pas arriver, voire pas du tout. Et donc, la population civile se trouve dans l'impossibilité d'obtenir ce dont elle a besoin pour la survie quotidienne.
Cela fait que des millions de Soudanais ont dû quitter leur maison ou fuir. La plupart se sont réfugiés dans d'autres régions du pays, et des centaines et des centaines de milliers ont traversé les frontières et se sont réfugiés dans les pays voisins, où ils vivent dans des conditions humanitaires absolument catastrophiques. Surtout au Tchad. Plus de 300 000 personnes ont fui la région du Darfour et se trouvent au Tchad dans des conditions humanitaires absolument catastrophiques.
Est-ce que les deux camps sont responsables de telles exactions ?
La grande partie des exactions que nous avons pu documenter, les responsables sont des membres des paramilitaires des FSR [Forces de soutien rapide, NDLR] ou des milices qui y sont alliées. Mais l'armée soudanaise s'est également rendue responsable de différents types de violations des droits de l'homme et de différents types d'exactions.
Quels sont les motifs derrière ces crimes ?
Au niveau de la région du Darfour, il y a une composante de violence intercommunautaire, de motivation ethnique. Ce n'est malheureusement pas nouveau. Ça fait partie du type de violences qui se sont reproduites dans cette région, tout au long des 20 dernières années, des violences qui ont débuté en 2003 avec le conflit au Darfour, et qui ont repris de manière de plus en plus intense. Et puis il y a également le fait que les combattants de tous bords savent parfaitement aujourd'hui qu'ils peuvent agir en toute impunité. Et cela ne fait qu'encourager d'autres violences. C'est notamment le cas pour les violences sexuelles que nous avons vu se produire dans toutes les régions concernées par le conflit.
Aucun des deux belligérants ne semble se préoccuper des civils. Pourquoi ?
Non seulement les belligérants ne prennent pas les mesures pour protéger les civils, mais depuis le premier jour, ils se battent de manière scélérate et mettent en danger la vie des civils. Je vous donne un exemple : dès les premiers jours des combats, des civils ont été tués et blessés chez eux. Car les combats ont éclaté au centre de la capitale dans des quartiers plein de civils et les combattants se sont livrés à des attaques les uns contre les autres avec des armes lourdes. De nombreux civils sont morts. Je vous donne l'exemple d'une jeune médecin de 26 ans qui était chez elle. Elle était à l'hôpital où elle travaillait. Vu que les combats ont éclaté, elle est rentrée rapidement chez elle, espérant y être en sécurité. Et, au bout de quelques minutes, une balle est rentrée par la fenêtre, a blessé sa mère et l'a tuée.
Ce genre de cas n'est pas un cas isolé. Il y a des centaines et des centaines de personnes qui ont été tuées et blessées chez elles comme ça.
Les combattants s'abritent souvent eux-mêmes parmi la population civile dans les quartiers résidentiels. Ils lancent des attaques à partir de ces quartiers, sachant parfaitement que l'autre côté va répondre à ces attaques et qu'il y a un très grand risque qu'ils tuent ou blessent des civils. Et donc, dès les premiers jours - et cela continue aujourd'hui - ni d'un côté, ni de l'autre, ils ne s'inquiètent de protéger les civils et pire que cela : ils agissent d'une manière qui met en danger les civils.
La population manque de tout. Cette situation peut-elle donner lieu à une crise humanitaire ?
La crise humanitaire est déjà là, aussi bien au Soudan que dans certains pays voisins. Dans les régions où les combats se poursuivent, l'aide humanitaire et les denrées de base n'arrivent presque pas, voire pas du tout. Beaucoup de victimes, notamment celles qui sont blessées - y compris les femmes victimes de viols - ne peuvent obtenir le traitement médical dont elles ont besoin à l'intérieur du pays. Les hôpitaux, dans les endroits où les combats se poursuivent, ne fonctionnent presque plus. Beaucoup de médecins ont quitté le pays ou les zones de conflit et donc la population civile n'est pas en mesure d'obtenir les soins médicaux dont ils ont besoin. Au niveau des autres denrées de base - nourriture, électricité, eau - la situation est catastrophique.
Cela est vrai aussi pour certains des pays voisins, notamment au Tchad, qui déjà, avant ce conflit, abritait 400 000 réfugiés soudanais. Là, il y en a plus de 300 000 sont arrivés du Darfour durant les trois derniers mois.
En ce moment, c'est la saison des pluies, la situation humanitaire est absolument catastrophique. La communauté internationale fait la sourde oreille. Les appels des agences humanitaires n'ont même pas reçu 25% des fonds nécessaires jusqu'à aujourd'hui. Donc, la situation humanitaire est extrêmement sérieuse et la communauté internationale n'est pas en train d'y répondre de manière adéquate.
Comment expliquer l'incapacité de la communauté internationale à agir ?
Il y a des mesures claires et concrètes que la communauté internationale et régionale pourrait prendre et qui n'ont pas été prises jusqu'à aujourd'hui. Notamment au niveau du Conseil de sécurité de l'ONU d'étendre l'embargo sur les armes qui existe aujourd'hui spécifiquement pour la région du Darfour seulement. De même, le mandat du Tribunal pénal international, qui a un mandat pour enquêter sur les atrocités au Darfour, eh bien ces mandats devraient être étendus à l'ensemble du pays.
L'Union africaine et sa commission des droits de l'homme devraient mettre en place une commission d'enquête indépendante, devraient appuyer des efforts au niveau du Conseil des droits de l'homme de l'ONU pour mettre sur pied des enquêtes. Car il est essentiel que les responsables de ces violations reçoivent un message clair : que les enquêtes au niveau international se poursuivent et que ceux qui commettent des crimes de guerre et des violations graves auront à répondre de leurs actions. Cela, aujourd'hui, n'est malheureusement pas le cas.
Est-on en train de revivre le drame d'il y a 20 ans ?
Effectivement, il y a un danger qu'on revienne à une situation où les crimes de guerre et contre l'humanité étaient commis à grande échelle dans toute la région. Cette crainte existe. C'est pour cela qu'il est très très important d'agir pour mettre pression sur les belligérants, pour faire en sorte que ça ne se répète pas, et pour protéger les civils aussi bien dans le pays qu'à l'extérieur. Encore une fois, ce n'est pas le cas aujourd'hui. La communauté internationale n'est pas en train de réagir avec la force nécessaire que réclame la gravité de la situation.
Vous avez transmis les conclusions de ce rapport aux deux parties. Quelles ont été leurs réponses ?
Les deux parties ont répondu. Les forces armées soudanaises de manière brève, essentiellement : « Nous faisons une liste des lois et des procédures qui sont en place de manière générale. » Les paramilitaires ont répondu aux questions sur la situation actuelle en disant que la responsabilité des violations est celle des autres parties et en disant qu'ils ont ouvert des enquêtes et vont sanctionner les responsables des exactions. Cependant, nous n'avons aucun exemple clair et concret que ces mesures ont été prises. Au contraire, nous continuons de recevoir des informations contraires.
Ce nouveau rapport ne fait que confirmer les exactions déjà dénoncées par plusieurs ONG qui se sont basées sur des témoignages des Soudanais. Les civils, partout dans le pays, dans le contexte des combats acharnés entre militaires et paramilitaires depuis exactement 110 jours, sont confrontés à une « horreur qui dépasse l'imaginaire », comme le déclare la secrétaire générale d'Amnesty. Une guerre qui a déjà fait au moins 4 000 morts parmi les civils et 4 millions de déplacés et de réfugiés.
Le rapport revient sur les nombreux cas de civils tués chez eux par les bombardements, ou alors en sortant chercher de la nourriture ou de l'eau. Parfois, ils sont attaqués sur les routes alors qu'ils essaient de prendre la fuite.
Le rapport décrit la violence, y compris la violence sexuelle, subie par les habitants, surtout dans la région du Darfour, où les FSR et leurs milices alliées sèment la mort et la destruction, ce qui ravive le spectre de la politique de la terre brûlée utilisée par le passé.
Amnesty International demande enfin au Conseil de sécurité des Nations unies d'étendre à l'ensemble du Soudan l'embargo sur les armes qui s'applique actuellement au Darfour, et de garantir son respect.