Dans cette interview, l'enseignant-chercheur à l'université Thomas-Sankara, Dr Daniel Kéré, par ailleurs directeur exécutif du Cercle d'études Afrique-monde (CEDAM), répond aux questions de Sidwaya sur les implications de la suspension de l'aide publique française au développement pour le Burkina Faso, ainsi que les mesures alternatives pour y faire face. Il se prononce également sur la situation politique qui prévaut actuellement au Niger.
S : La France a suspendu son aide au développement au Burkina Faso parce que le pays a déclaré son soutien aux nouvelles autorités nigériennes. Quelle appréciation faites-vous de cette décision ?
Dr Daniel Kéré (D. K.) : Cette décision intervient beaucoup plus tardivement ! Car, il faut se souvenir qu'à l'avènement du MPSR 2, en octobre 2023, la France menaçait de suspendre ses appuis budgétaires, financiers au Burkina Faso. La France essaye donc d'être en phase avec elle-même par rapport aux pressions qu'elle exerce sur le Niger afin d'amener les nouvelles autorités de ce pays à reculer, en vue d'un rétablissement de Monsieur Bazoum au pouvoir. Tous les soutiens au nouveau régime nigérien sont dans la ligne de mire des sanctions françaises, y compris le Burkina Faso et le Mali. Cette décision des autorités françaises a certes tardé mais elle était prévisible.
S : Quelles peuvent être les conséquences de cette décision de la France sur le Burkina Faso ?
D. K. : Lorsque vous recevez des appuis financiers de quelle que partie que ce soit, et que ces aides venaient à tarir du jour au lendemain, cela peut évidemment causer quelques perturbations. Indéniablement, cette suspension peut impacter d'une certaine façon le Burkina Faso, le Niger et le Mali. Mais tout dépend de la capacité de ces Etats à trouver très rapidement des mesures efficaces pour couvrir le vide laissé par ces appuis qui ne sont plus disponibles.
S : Face à cette situation, quelles pourraient être les alternatives qui se présentent au Burkina pour ne pas trop sentir le coup ?
D. K. : Dans le contexte actuel, au regard de la situation actuelle de notre pays, sur le plan diplomatique, avec les puissances occidentales et certains pays de la sous-région, la perspective que des institutions internationales ou des partenaires financiers étatiques nous apportent de l'aide financière est très faible. L'hypothèse la plus viable serait un effort de mobilisation supplémentaire des ressources au niveau interne.
Tout dépendra de la capacité du peuple burkinabè à consentir d'énormes sacrifices, sachant que déjà dans le cadre de l'effort de lutte contre le terrorisme, des initiatives de contribution sont déjà faites par des Burkinabè. Mais est-ce qu'on pourra continuer à mobiliser davantage ? C'est une question que le service des impôts pourrait explorer ! En tout état de cause, comme je l'ai dit, l'hypothèse la plus viable reste le renforcement de la mobilisation des ressources au niveau interne !
S : Quelle était l'ampleur de l'aide au développement de la France en faveur du Burkina Faso ?
D. K. : Ce sont plusieurs milliards F CFA injectés annuellement par la France dans notre système budgétaire. Au regard de l'ampleur de la crise sécuritaire que traverse le Burkina Faso et qui fait que les ressources sont orientées beaucoup plus vers cette lutte contre le terrorisme, la suspension du jour au lendemain de cette aide française peut causer quelques petites difficultés.
S : Cela fait plus de 60 ans que le Burkina Faso, comme d'autres anciennes colonies, bénéficie de cette aide au développement. Cette aide publique française constitue-t-elle réellement un instrument de développement pour notre pays ?
D. K. : Tout dépend de comment l'aide est articulée. Pour reprendre une célèbre formule du capitaine Thomas Sankara, le père de la Révolution d'août 1983 qui disait : « l'aide viable est celle qui aide à se dépasser de l'aide ». En d'autres termes, à termes, l'aide est appelée à s'arrêter.
Toute aide doit donc viser l'émancipation de celui qui est aidé. Peut-on conclure que depuis 1960, ces aides nous aidaient réellement à nous développer ? Je dirais que les responsabilités sont partagées, aussi bien au niveau des partenaires externes qu'au niveau interne ! A l'interne, avons-nous fait un bon usage de ces aides ? Avons-nous exigé de nos partenaires des financements dans des projets structurants ?
Nous ne pouvons donc pas blâmer exclusivement nos partenaires extérieurs ! Nous avons aussi notre part de responsabilité, surtout du fait que depuis 1960, nous avons toujours compté sur des appuis financiers extérieurs pour combler nos déficits budgétaires !
S : Que gagnait la France en contrepartie de cette aide ?
D. K. : Lorsque vous apportez une aide financière à une personne, naturellement vous avez une certaine influence sur cette dernière. En d'autres termes, vous pouvez en quelque sorte lui imposer votre volonté ! La personne aidée est toujours redevable à la personne qui l'aide ! Comme on le dit chez nous : « la main qui reçoit est toujours en bas » ! Il y a donc une sorte de domination qui existe à travers cette aide, ce qui est humain, même entre Africains.
C'est une dynamique que l'on observe mais l'essentiel est de travailler à s'en émanciper ! En tout état de cause, aucun Etat ne peut vivre en autarcie, les nations s'entraident toujours ! Tout dépend de comment l'aide est orientée ! Sommes-nous en présence d'une aide dans une démarche de respect mutuel ou dans une attitude de condescendance ?
S : Quelle analyse faites-vous de la situation sociopolitique au Niger ?
D. K. : La situation sociopolitique qui prévaut au Niger a été une grande surprise. Personne ne s'attendait à ce qu'un coup-d'Etat intervienne dans ce pays dans le contexte actuel ; une surprise aussi bien pour les Etats africains que pour les puissances occidentales. Cette situation a généré une crise politique qui est en train d'évoluer progressivement vers une crise militaire.
Ce pays, tout comme le Burkina Faso et le Mali, est confronté à une crise terroriste ; une instabilité politique et institutionnelle au Niger fera donc le lit de la recrudescence de la crise terroriste. Nous suivons le développement de la situation, et nous souhaitons que le Niger retrouve sa stabilité pour son bonheur mais aussi pour le bonheur de la sous-région.
S : Quelle appréciation faites-vous de cette décision de la CEDEAO d'y intervenir militairement à l'effet de réinstaller le président Bazoum ?
D. K.: Dès l'annonce de cette mesure de la CEDEAO, j'étais sceptique quant à sa mise en oeuvre effective. L'hypothèse qui justifierait cette annonce résiderait dans une stratégie politique qui consiste à bander les muscles pour obtenir des concessions de la part des nouvelles autorités. L'objectif étant de dissuader, d'intimider celui d'en face jusqu'à ce qu'il se plie aux injonctions.
Certains pays de la sous-région qui ont compris qu'il s'agit d'une démonstration de force, notamment le Burkina Faso et le Mali qui se sentent visés si le Niger est attaqué, ont essayé à leur tour également de montrer les muscles, dans la perspective de dissuader la CEDEAO de faire recours à la force. Et vraisemblablement, l'hypothèse d'un recours à la force militaire semble de plus en plus écartée, même s'il est difficile de présager de l'évolution de la situation au Niger.
A suivre le développement des évènements, l'option diplomatique semble privilégiée même si à ce stade, on ne peut rien écarter. Ce qui est sûr, jusque-là, la CEDEAO n'a pas encore mis en exécution sa menace d'intervenir militairement depuis dimanche dernier !
S : Du point de vue de la légalité, cette décision de la CEDEAO d'intervenir militairement au Niger a-t-elle un fondement juridique, au regard des textes communautaires ?
D. K. : La CEDEAO ne peut intervenir en dehors du cadre de l'ONU qui est la seule organisation habilitée à autoriser le recours à la force, en vertu de son chapitre 7. Et même avant de faire appel à ce chapitre 7, l'institution onusienne procède d'abord par les mesures prévues au niveau du chapitre 6 qui préconise essentiellement les discussions, la voie diplomatique.
C'est en dernier recours que le Conseil de sécurité peut, à l'échelle mondiale, autoriser une intervention militaire qui peut être spécifique à une région donnée du monde ou coordonnée sur plusieurs régions. La CEDEAO ne peut donc pas intervenir militairement au Niger sans l'aval du Conseil de sécurité.
Or, la configuration actuelle du monde ne permet pas d'avoir un vote favorable au sein du Conseil de sécurité. Car, la Chine et la Russie bloqueraient cette décision. Dans ce cas, il ne reste à la CEDEAO que d'intervenir en dehors du cadre onusien, ce qui, manifestement pose problème sur le plan de la légalité internationale.
S : Pensez-vous que le Niger arrivera à faire plier la France dans les semaines ou mois à venir ?
D. K. : Paradoxalement, la France est la partie qui est en position de fragilité ! Les nouvelles autorités militaires ont déjà dénoncé les accords de coopération militaire avec la France, ce qui est déjà effectif ! Même si la France soutient qu'elle ne reconnait pas cette dénonciation qui n'émanerait pas des autorités légitimes du Niger !
Si les nouvelles autorités nigériennes arrivaient à se consolider dans le cadre des négociations diplomatiques, surtout que l'hypothèse d'un retour de Bazoum au pouvoir semble de plus en plus écartée, la France serait obligée de se plier à cette décision ou de renégocier avec les nouvelles autorités pour maintenir sa présence militaire au Niger ! Sans oublier qu'il y a d'autres puissances qui, subtilement, tentent de bouter la France hors de l'Afrique !
On parle le plus souvent de la présence militaire française, mais les USA sont la puissance qui dispose de plus de bases militaires en Afrique, et qui a également une base militaire au Niger. Si sacrifier la France devrait permettre à certaines puissances de maintenir leur présence au Niger, ces dernières ne vont pas hésiter à le faire!
N'oubliez pas que déjà la haute responsable de la diplomatie des Etats-Unis, Victoria Nuland, a déjà rencontré les nouvelles autorités nigériennes, dans le secret des négociations diplomatiques! Dans les prochains jours, tout dépendra du développement de la posture du Niger. Serait-elle une posture accommodante aux autorités américaines ? Dans un tel cas, la France sera obligée de négocier ou elle sera éjectée du Niger !
S : Pourquoi, selon vous, la France refuse de quitter le territoire nigérien ?
D. K. : Après le démantèlement des bases militaires françaises au Mali et au Burkina Faso, en dehors du Tchad, le Niger constitue dans la région du Sahel, le dernier verrou de l'implantation militaire française ! Si la France venait à perdre le Niger, il ne va lui rester que ses bases miliaires du Tchad, de la Côte-D'Ivoire et du Gabon. Etant donné la position stratégique du Niger dans le Sahel, quitter ce pays serait un grand coup pour la France qui aurait besoin de cette position pour surveiller le Sahel.
En tout état de cause, la situation au Niger appelle à une prudence dans l'analyse ! Car, contrairement à ce que certaines personnes pourraient penser, ce n'est pas un régime révolutionnaire qui vient de s'installer au Niger. Il faudrait patienter, suivre le développement de la posture des nouvelles autorités dans les prochains jours pour voir si elle tend vers la révolution. Deuxièmement, est-ce que la CEDEAO veut rester en l'Etat sans mettre en application sa décision forte qu'elle a prise d'intervenir militairement ?