Pour le tout premier numéro de sa rencontre mensuelle « Waxtaan ci cinéma », l'Association sénégalaise de la critique cinématographique (Ascc) a reçu, mercredi dernier, au Penc 1.9 (Île de Ngor), Souleymane Kébé. Ce dernier a parlé de son métier de producteur de films, des rouages qui fondent son ascension, de ses convictions artistiques, du financement du cinéma, des défis majeurs de ce sous-secteur au Sénégal et en Afrique, etc. Ici, quelques morceaux des échanges avec le Directeur de « Suñuy films » et coordonnateur du Festival international du film documentaire de Saint-Louis.
Qu'est-ce que la production ?
C'est tout le processus de prise en main. Au début, c'est l'idée de quelqu'un que tu adoptes d'abord. Vous signez un contrat, vous développez ensemble, vous cherchez un financement. Ensuite, tu recrutes toute l'équipe, tu élabores une stratégie, tu fais le film, tu fais vivre le film et tu fais en sorte que ce soit vu le plus largement possible. Ensuite et surtout, tu le rends rentable.
La distinction entre les « producteurs »
Le producteur délégué détient les droits du film. Il signe le contrat de cession des droits d'auteur, donne au film sa nationalité et mène la barque. Il invite aussi les autres, qui sont les producteurs financiers. Il peut écrire et développer tout le projet, et ne pas être éligible, selon sa nationalité à certains financements étrangers. Il trouve alors des coproducteurs éligibles, par exemple. Ces derniers peuvent d'ailleurs amener beaucoup plus que le délégué. Les producteurs associés arrivent après le film et gèrent la postproduction. Ils vont mixer, étalonner, etc., et trouver l'argent qui manque en ce moment. Le producteur exécutif est contacté avant le tournage, il doit chercher un directeur de production. Le Directeur exécutif énumère ses ressources, et le Directeur de production est chargé de faire le devis et recruter le personnel. Ils sont les garants de la bonne fin du film. Le Directeur de postprod s'occupe de toute la postproduction, du début à la fin. Son travail est important, car souvent on ne fait pas attention aux sorties en Dcp (format fichier numérique pour les salles de ciné), aux besoins des festivals, etc. À la fin de son travail, tu as tous les supports disponibles pour aller à tous les festivals. Les grands festivals, comme Toronto, ont des demandes spécifiques qu'on doit prévoir à la postprod au risque de tout reprendre en payant énormément d'argent ou passer à côté.
Qu'est-ce qui guide le choix du producteur ?
C'est personnel à chacun. Pour moi, c'est le feeling. Je mise sur la personne. Un bon projet, c'est bien, mais si tu n'as pas d'atomes crochus avec la personne, le projet peut avorter. Or, si tu sens du talent, de l'affection et de la niaque, c'est le début d'un beau projet.
Son influence artistique en tant que producteur, « Suñuy Films » ...
On me taquinait sur le choix du nom « Suñuy Films » (sa boîte de production) au début. Ils n'avaient pas compris. Quand j'étais en France, je travaillais dans une boîte où je m'occupais des projets africains. J'étais frustré, car les films qu'on faisait étaient pour les Français en vrai. J'y ai produit aussi 12 films, mais je n'en parle jamais parce que je n'en suis pas fier. Je n'avais pas le dernier mot et c'était en plus des films de commande. J'ai décidé de rentrer et de faire « Suñuy films » (nos films), des films faits par nous et pour nous. J'ai mis un peu d'eau dans mon bissap de révolutionnaire entre temps, car je considère qu'il faut faire des films pour tout le monde, mais je garde ce principe d'ancrage dans nos identités. Voilà pourquoi j'affectionne les projets qui mettent en évidence nos héros. Les célèbres que les Blancs ont longtemps mis en avant, mais aussi surtout les anonymes qu'ils nous ont longtemps cachés. Il nous faut mettre en valeur ce qui nous rend forts. J'y crois, et c'est pourquoi même tous mes enfants ont des noms traditionnels. Ma manière de participer à généraliser l'élan, c'est de produire des films qui mettent en exergue des histoires qui redorent notre blason. La déconstruction et la désaliénation sont nécessaires. C'est mon objectif.
Ses réussites
Mes films qui m'ont valu le plus de satisfaction sont réalisés par des femmes. Ils m'ont le plus touché aussi. Je suis le seul garçon d'une fratrie de cinq, avec des soeurs très fortes. Elles m'ont mené la vie dure et toujours obligé à les écouter. J'y ai pris goût. J'ai développé la sensibilité de les écouter et de raconter les histoires de femmes. Il est temps que les femmes racontent leurs propres histoires, après que les hommes les ont toujours racontées à leur place. Il y a une nouvelle vision et un nouveau regard qu'elles apportent et qui marchent. Mon intérêt est aussi financier parce que leurs films réussissent. (...) J'ai juste dix films, et deux autres déjà finis. J'ai juste la chance, ces trois dernières années, d'avoir fait des films qui marchent et parcourent les festivals. Je considère qu'un producteur doit faire au moins 25 films pour se targuer d'assez d'expérience. Ma ligne éditoriale continue de se construire.
La nationalité des films
À la base, le film prend la nationalité du producteur et non du réalisateur. Si le producteur qui possède les droits est sénégalais, le film est sénégalais. S'il y a plusieurs producteurs, il s'agira du producteur qui détient plus de droits. Ça ne veut pas dire qu'il a plus investi, et il peut même se retrouver minoritaire quand on partagera les recettes, mais c'est lui qui détient les droits d'auteur et donne ainsi au film sa nationalité. Maintenant, avec la convention de coproduction signée par le Sénégal avec la France, on a signé la copaternité. Quand le film finit, il est franco-sénégalais. Il y a aussi une stratégie derrière, selon l'intérêt du film. À Cannes, on a présenté « Banel et Adama » sous la bannière sénégalaise. Pourtant, je ne suis pas le producteur majoritaire. Mais on a fait ça par rapport à l'histoire que le film raconte. Ensuite, quand tu es un film africain, tu compétis avec les Africains et c'est plus facile. Mais si tu te loges chez les Européens et que tu devras compétir avec les films qui ont 10 ou 50 fois ton budget, tu es cuit d'avance.
Les défis auxquels la production est confrontée au Sénégal...
Il y a un problème de financement et de personnels. Par exemple, pour le scénario. Des scénaristes qui peuvent réellement écrire des films d'auteur, et même des films commerciaux, ils se comptent sur les doigts d'une main. Ce n'est pas qu'ils n'ont pas de métier, et je tiens à toujours rappeler que le Sénégal est un jeune pays. Beaucoup de choses, beaucoup de métiers sont en phase d'installation. Beaucoup de métiers ne sont pas valorisés. Des gens qui savent écrire ne considèrent pas le scénario comme un métier, comme ils pourraient estimer le statut d'écrivain. À côté, il y en a qui ont d'excellentes idées, mais ne savent pas écrire. J'ai très peu de choix quand je dois faire appel à un scénariste. Souvent, ils ne sont pas sénégalais, ou sont alors des Sénégalais d'origine. Il y a un défi de formation. Il y a aussi un défi de désaliénation. J'ai été formé en France, avec leur regard et leur façon de faire qui ne nous correspondent pas. Par exemple, les films d'auteur qu'on fait ne sont pas très accessibles aux Sénégalais. C'est parce qu'à un moment donné, il n'y avait plus de salles de cinéma. On faisait donc des films pour les exporter, et ce, en épousant le regard du marché occidental.
... et en Afrique
En Afrique, nous avons besoin de créer une force de coproduction. Souvent, on doit produire un film d'un million d'euros et être obligés d'aller en France pour chercher le financement. On va ainsi être obligé de faire appel à ces Occidentaux, et l'argent qu'ils déboursent est un poison. Ils te donnent 100.000 Fcfa, et tu seras obligé de dépenser le double chez eux. Le Fopica règle beaucoup de problèmes, mais c'est un fonds de dignité. Il permet d'avoir un faire-valoir en allant quérir des fonds étrangers, et ceux-là vont se dire que ton pays te fait confiance. Mais ça ne suffit pas. Ce n'est pas avec cet argent qu'on fait un film.
L'expérience de la coproduction
Tous les films que j'ai faits sont de la coproduction. Quand je commençais, il n'y avait que l'Organisation internationale de la francophonie (Oif) qui finançait les films. Tous les producteurs africains allaient là-bas. Tout petit producteur, avec la concurrence rude, j'ai barré l'option Oif. Je suis allé vers les coproducteurs en France et ça me mettait dans une position de producteur exécutif. Je n'apportais presque rien finalement, mais j'accompagnais le projet dans l'écriture. J'étais dans la valorisation, avec un apport essentiellement artistique. Ces coproducteurs arrivaient avec 50 ou 80.000 euros et te disent de faire un budget, tu tournes et te fais un peu d'argent et c'est fini. Tu ne vois plus rien. C'était des coproductions de nécessité.
Le renversement de la vapeur, avec Fopica et autres nouveaux mécanismes
Maintenant, les donnes ont changé. Là, il faut saluer le Fopica. Ça permet de se structurer et de se payer. Un moment, je voulais arrêter parce qu'on voyait mes films, mais je ne gagnais rien. Je veux bien être très célèbre et me loger dans la postérité, mais il faut d'abord que je sois très riche. Les accords et conventions de coproduction avec certains pays mis en place par le Fopica déterminent un cadre de travail déterminé. Ce mécanisme permet d'avoir une force et une légitimité à faire valoir, d'autant plus que ces pays sont éligibles pour le Bonus ACP. Ainsi, je peux monter facilement maintenant entre 500 et 800 mille euros rien qu'en Afrique, avant d'aller en France. Mon discours envers les Occidentaux change, et ils ne viennent plus en terrain conquis. Puis, nous devenons tributaires des histoires qu'on raconte et des narratifs qui les accompagnent. Ça déteint sur l'accès des films ; nous ne sommes plus obligés d'aller en France pour voir nos films parce que les droits restent ici.
Quels autres leviers sur le plan national à part le Fopica ?
L'argent n'est pas le seul apport. On peut avoir des apports d'industrie. Dans le cas d'un besoin en eau minérale, une société peut me fournir un besoin en eau et je lui fais en retour un placement dans le film. Je n'accepte pas les gros plans sur les produits dans mes films, toutefois, je préfère les plans ergonomiques, artistiques et pas choquants. Il y a aussi des bailleurs sur place qui prêtent de l'argent à rembourser sur la base de la prévision du succès commercial. Ça a été le cas avec « Tirailleurs ». C'est rare, mais il suffit d'avoir de bons budgets. On a aussi les distributeurs, qui font du minimum garanti, et les salles de cinéma. Ils sont sûrs d'avoir 40 millions de fCfa après la sortie d'un film, et venir proposer d'injecter 20 millions de Fcfa dans le projet. Mais il faut dire que la marge de manoeuvre est réduite au Sénégal. Je n'ai jamais réussi à avoir plus de 250 millions de FCfa ici, sauf pour « Tirailleurs » et c'est parce qu'il y a Omar Sy.
L'accès aux films
Un producteur doit penser à la distribution. Un film doit être vu. J'étais très déçu, pendant mes études de cinéma, de ne pas même savoir où trouver des films sénégalais. Il fallait chercher quelqu'un qui connait quelqu'un pour les voir. On n'a pas de médiathèque. Déjà, il y avait les histoires de droits, et il n'y avait non plus de salles de cinéma. Ensuite, les chaînes de télévision ne coproduisent pas. Nos chaines de Tv ne s'intéressent aux auteurs que quand ils sont morts et qu'ils doivent leur rendre hommage, ou quand il y a un grand évènement spécifique. Les films qu'on fait sont unitaires, et ces télévisions sont plus intéressées par les séries télévisées. Elles n'ont qu'à aménager un jour et des horaires définis pour mettre les films et les sponsors répondront. Et c'est facile parce que maintenant, il y a assez de films sénégalais là où, il y a quelques années, tu n'avais qu'un ou deux longs métrages par an. Les producteurs doivent aussi faire plus de films commerciaux.