À beaucoup de Sénégalais, l'évocation de Ndiongué Fall, village situé à 7 km de Ndande (département de Kébémer), en venant de Dakar, ne dirait pas grand-chose. C'est dans cette localité qui a joué un rôle important dans l'histoire du Cayor, en particulier, du Sénégal en général, que s'est écrite la légende de Kocc Barma Fall, de son vrai nom, Birima Makhourédia Demba Kholé Fall. L'un des plus grands penseurs, poètes et philosophes du Sénégal. Le sage aux quatre touffes de cheveux devenues célèbres a marqué son époque par ses maximes légendaires et son discours éloquent qui ont influencé le cours de l'histoire. À Ndiongué Fall, l'héritage de Kocc Barma a survécu à l'oubli et la valorisation de son oeuvre constitue un défi pour ses descendants.
Ndiongué Fall. Difficile de placer ce village du département de Kébémer sur la carte du Sénégal. Plongée dans un anonymat presque total, cette localité est pourtant chargée d'histoires. Elle a vu naître, grandir et mourir l'un des plus grands penseurs, moralistes, poètes et philosophes du Sénégal : Kocc Barma, de son vrai nom Birima Makhourédia Demba Kholé Fall. Depuis 1665, le célèbre penseur repose dans ce village fondé par son arrière-grand-père Ma Ndiongué Fall. Plus de quatre siècles après sa disparition, ses pensées sont toujours d'actualité. Ses maximes métaphoriques continuent toujours d'inspirer les penseurs contemporains.
Pour cerner le personnage de Kocc Barma et connaître l'empreinte qu'il a laissée dans l'histoire du Cayor et du Sénégal en général, il faut se rendre à Ndiongué Fall, en connexion avec pas moins d'une centaine de villages du Cayor, et écouter les récits empreints d'émotions de ses petits-fils, de ses descendants directs.
Difficile de ne pas succomber aux charmes de ce village plusieurs fois séculaires, et de son environnement verdoyant. L'harmonie entre l'homme et la nature y est à son apogée et le charme traditionnel préservé avec fierté. L'atmosphère est tranquille, loin de l'agitation urbaine.
À l'ombre des flamboyants et eucalyptus, jeunes et vieux, qui ne sont pas partis aux champs ou en ville, se laissent bercer par le gazouillement d'oiseaux, le chant aigu des cigales. Une véritable invitation au calme et à la sérénité. Pour ceux qui recherchent une immersion dans le temps, Ndiongué Fall est l'endroit rêvé pour plonger dans l'histoire, s'immerger dans la nature et s'émerveiller devant sa beauté intemporelle.
Chaque période a vu passer des philosophes et penseurs de renom. Dans chaque pays, des hommes, de par leur sagesse, leur vision, ont marqué leur temps. Si la Grèce a eu Socrate, le Sénégal a connu Kocc Barma. Ces deux hommes n'ont pas vécu la même époque, mais ont en commun leur sagesse, partagent une passion : l'art de la parole. Ils ont un talent oratoire exceptionnel.
Plus de quatre siècles après sa disparition, celui que l'imaginaire populaire assimilait à une légende continue d'inspirer les penseurs contemporains. Et c'est avec fierté que ses descendants parlent aujourd'hui de ses prouesses. En l'absence de Ndongo Fall, chef du village, par ailleurs gardien du temple, l'imam, Mouhamadou Fall, est la personne indiquée pour parler du philosophe parce que de la sauvegarde de l'histoire de son arrière-grand-père, il en a fait un sacerdoce. Sur la base de ses recherches et enquêtes, il a su constituer une bonne documentation.
La fondation de Ndiongué Fall remonte à plus de cinq siècles, selon les estimations de l'imam Fall. Le peuplement, renseigne-t-il, s'est fait en plusieurs étapes depuis que par Ma Ndiongué Fall s'est installé à Gent bi ci bey gi, premier emplacement du village. Les feux de brousse et la sécheresse ont ensuite obligé les populations à se déplacer à Ndiandia, à quelques encablures de l'emplacement actuel du village. Elles y vécurent 62 ans, avant de se déplacer encore à Gent ga sa guy ga. Elles y restèrent 120 ans. Ce n'est que le 1er janvier 1976, qu'elles ont rejoint Penthioum khay gui, emplacement actuel du village. Serigne Ousmane Fall fut le chef de village jusqu'en 1994. Son frère, Mbaye Absa Fall, prit le relais jusqu'en 2005. Ce dernier a passé le flambeau à Serigne Mbaye Awa en 2014. Après son décès, la charge est revenue à Serigne Modou Fall Ngoura qui s'est éteint en 2021. Depuis, c'est Ndongo Fall qui assure la fonction de chef de village, renseigne l'imam Fall, non sans rappeler que tous les Fall de Ndiongué sont des descendants de Kocc Barma Fall. « Les autres qui portent les patronymes Ndiaye, Niang, Wade, Ba sont les neveux, petits-fils du sage de Ndiongué », affirme-t-il, en dressant l'arbre généalogique de Kocc Barma Fall dont l'ancêtre, Gnouk Fall, serait venu de Famcounda, au Mali.
Très jeune, nous apprend-on, Kocc Barma Fall se révéla à ses parents et à son entourage. Il avait montré des signes d'intelligence extraordinaires qui avaient fasciné son monde. On lui prédit un avenir radieux.
Le fils de Makhourédia Fall Demba Khoulé et Nguéné Khéwé était issu d'une famille noble, mais le pouvoir ne l'intéressait pas. Doté d'une culture exceptionnelle, il fut le créateur de concepts philosophiques et, à l'époque, ses idées n'avaient pas été accueillies comme elles auraient dû l'être. Dans son livre « Lat Dior, Damel du Cayor : vie de combats d'un héros sénégalais », Magatte Wade décrit Kocc Barma Fall comme un « esprit-lumière ». Selon l'auteur, la pensée féconde du philosophe et son imagination fertile doublée d'une grande vivacité d'esprit ont fait de lui « une référence pour plusieurs générations de Sénégambiens voire d'Africains ».
La philosophie des quatre touffes
Kocc Barma était unique en son genre. Contrairement aux autres qui s'étaient rasé la tête, il avait choisi de se démarquer en ne laissant pousser sur sa tête que quatre touffes de cheveux devenues aujourd'hui légendaires. Chacune d'elle symbolisant une vérité morale dont lui seul et sa femme connaissaient le secret. Le Damel du Cayor, Daw Demba Fall, mourait d'envie de percer le mystère. Maitre dans l'art de dénouer les imbroglios et de sortir des situations les plus inextricables, Kocc Barma, et sûr de lui, lui avait alors lancé un défi. Il était prêt à être exécuté si jamais le souverain dont il était cousin parvenait à percer le mystère. Le Damel était déterminé à relever le défi, quitte même à corrompre, à soudoyer la femme du sage de Ndiongué Fall au prix de multiples cadeaux. Sous la pression du Damel, cette dernière finit par lui révéler les secrets. Sûr de lui, le Damel lui fit la révélation suivante : « Ne pas forcément considérer l'enfant de sa femme né d'un précédent mariage comme le sien » (Domou djitlé dou dom), « un roi n'est pas un parent » (Buur dou mbokk), « on peut aimer une femme sans lui accorder une totale confiance » (Jigeen sopal ta bul woolu) et « la présence d'un vieillard est nécessaire dans un pays » (Mag mat na bayi sim rew). Le Damel avait réussi ; Kocc Barma accepta son châtiment. Il fut condamné à mort, mais au moment où la sentence allait être exécutée, un vieillard surgit de nulle part et réussit à convaincre le Damel de lui laisser la vie sauve pour éviter une perte incommensurable au royaume qui avait encore besoin de ses sages conseils. La suite, tout le monde la connait. Sauvé d'une mort certaine, Kocc, s'appuyant sur les faits, expliqua qu'un roi n'était ni parent ni protecteur parce que malgré leurs liens de parenté et les services rendus, il avait été condamné à mort. Que sa femme avait trahi sa confiance pour ses propres intérêts ; que le fils de cette dernière, son fils adoptif, parce qu'il portait son boubou au moment où il allait être exécuté, avait demandé à ce qu'on le déshabille pour éviter qu'il soit maculé de sang. Autant de vérités qui ont donné raison au sage de Ndiongué Fall.
Le Damel Daw Demba et Kocc Barma Fall, renseigne Magatte Wade dans son ouvrage, ont été initiés en même temps, dans le même sanctuaire. Intronisé Damel du Cayor, il avait choisi Kocc comme conseiller. Daw Demba terrorisait les populations du Cayor, Kocc mit au point son intelligence pour aider les Cayoriens à se débarrasser de lui ». Kocc Barma contribua à renverser le Damel Daw Demba qui s'exila au Walo. Son successeur, Madior Fatim Gologne, choisit également Kocc comme conseiller.
Rusé comme un renard, Kocc Barma a toujours su tirer son épingle du jeu. Un jour, raconte l'imam Mouhamed Fall, le Damel a voulu le piéger. Se croyant plus futé, il avait alors fait creuser un grand trou pour qu'il y tombât. Il l'avait fait recouvrir de branchages et de sable. Informé du piège, Kocc avait lui aussi creusé, à partir de sa case, un tunnel souterrain qui communiquait directement avec la cour du Damel. Son piège achevé, le Damel avait fait venir Kocc, le reçut avec courtoisie et le pria de s'asseoir en face de lui. Kocc Barma obéit et tomba dans l'abîme qu'on se hâta de combler avec du sable. Le philosophe se rendit à sa case où il continua à donner ses leçons comme avant, mais en se cachant du roi qui le croyait mort...
Des rencontres pour raffermir les liens
Tous les Fall sont des descendants directs de Kocc Barma Fall, affirme l'imam Mouhamed Fall. Ainsi, pour raffermir leurs liens et perpétuer les enseignements de leur arrière-grand-père, explique-il, ses petits-fils, éparpillés dans tout le Cayor et même au-delà, ont initié dès 1991, une rencontre. De Ndiongué Fall à Pallène Dedd en passant par Keur Mallé, Papène, Keur Allé Guèye, Moukh Fall, Massar Fall, Ndeur, Kab Gaye, Mbourane, toute la lignée de Kocc était conviée. Ce rassemblement annuel, délocalisé à travers tout le Cayor, drainait beaucoup de monde. C'était de belles retrouvailles, des moments de communion et de prières, mais aussi une occasion pour échanger, vulgariser les enseignements de Kocc Barma, faire connaitre sa vie et son oeuvre auprès des jeunes générations, prier pour nos défunts », fait-il savoir. Ce grand rassemblement a très vite gagné en ampleur. De plus en plus de villages ont adhéré au projet. Le cercle s'est élargi au fil des années si bien que les villages qui recevaient avaient du mal à contenir tous les participants. « Comme nous commencions à devenir nombreux, on nous a alors conseillé de nous constituer en association pour pouvoir tenir certaines manifestations. Nous nous sommes attelés à la formalisation, mais jusqu'à présent nous attendons de recevoir notre récépissé », fait-il remarquer. Selon l'imam, les cotisations mensuelles ont permis de réaliser certains projets, dont la construction de la mosquée de Ndiongué Fall qui veut sortir de l'anonymat.
Le village, doté d'une école depuis 20 ans, veut relever d'autres défis. « Ndiongué Fall manque de tout », nous dit Gora Fall. Selon ce notable, le bitumage de la route pour faciliter l'accès au village reste une priorité. De même que l'accès à l'électricité. « Le village n'est pas branché au réseau de la Senelec. Avec l'opérateur, les modalités sont complexes. L'usager doit payer chaque mois, même s'il ne consomme rien. C'est du jamais vu », déplore-t-il. La population de Ndiongué Fall, indique-t-il, attend beaucoup de l'État, surtout dans le secteur de l'élevage et de l'agriculture. « Nous souhaitons la modernisation de l'agriculture pour booster les rendements et avoir de l'eau pour pouvoir cultiver en toute période », indique Gora Fall. Le développement de l'agriculture, soutient-il, pourrait fixer les jeunes, souvent tentés par l'émigration.
Un mausolée en l'honneur du sage de Ndiongué
Décédé en 1665, Kocc Barma repose à Ndiongué Fall. Pendant longtemps, l'emplacement de la sépulture du célèbre penseur a été un mystère, selon l'imam Mouhamadou Fall. Parce qu'à l'époque, dit-il, les prétendants au trône du Cayor ou des gens à la quête de pouvoir, de richesses, profanaient les tombes des grands hommes, volaient leurs membres pour parvenir à leurs fins. C'est pour préserver leur ancêtre de ce sacrilège que les petits-fils de Kocc Barma ont gardé secret sa tombe pendant des années. Aujourd'hui, le célèbre penseur repose à Ndiongué où un mausolée a été érigé en son honneur. Inauguré en 2007 par le Ministre de la Culture de l'époque, Mame Birame Diouf, le monument ne présente pas de caractéristiques architecturales particulières, mais impressionne par ses quatre minarets qui représentent Kocc Barma et ses quatre légendaires touffes de cheveux.
Situé à un kilomètre du village, cet édifice funéraire représente une grande partie de l'histoire du Cayor. Malgré qu'il soit peu connu, il est accessible au public. Il est d'ailleurs devenu un important centre de pèlerinage pour ses petits-fils, étudiants, chercheurs et autres Sénégalais venus de tous les coins et recoins du pays, fait savoir l'imam du village. La preuve, dit-il, le lieu est visité chaque année par des centaines de personnes venues de tous les coins du pays et même de l'étranger. Le voeu des petits-fils du célèbre penseur est de faire de ce site le coeur battant du Cayor. Cela passe par le bitumage du tronçon de la route menant au village. « Nous attendons beaucoup du bitumage de cette route qui permettra de rendre le mausolée plus accessible aux visiteurs », plaide l'imam Mouhamadou Fall.
Fin rhétoricien, Kocc Barma qui s'est toujours battu pour l'unité, la liberté, la dignité, l'honneur et la solidarité, a laissé une empreinte dans l'histoire. On lui attribue des milliers d'adages et de maximes qui sont aujourd'hui très connus des Sénégalais.
À Ndiongué, la transmission de ses enseignements est assurée par ses descendants qui continuent de s'imprégner des valeurs qu'il a toujours prônées. Kocc Barma Fall n'a pas laissé d'écrits, mais les restes de son tambour, qui lui servait d'outil de communication, subsistent encore. Cet instrument, nous indique-t-on, dévoilait différentes tonalités que devaient décoder ses destinataires. Ce moyen de communication continue d'être utilisé à Ndiongué Fall, selon les notables. « Nous avons des éléments de langage que seuls les habitants de la localité comprennent », fait savoir Gora Fall. Chaque nouvelle, précise-t-il, a une tonalité particulière que les populations pouvaient décrypter. Quand il y a une réunion, ajoute-t-il, il n'est pas besoin de convoquer les gens. Selon le nombre de coups et la tonalité, on comprend si l'appel est destiné aux sages, aux hommes, aux femmes ou aux jeunes. Cette stratégie, relève-t-il, était utilisée à l'époque par Kocc Barma. Un legs que pérennisent ses petits-fils.