Dakar — Le dernier livre du journaliste et communicant Ousseynou Guèye, intitulé "le chemin de fer au Sénégal : du déclin au TER", pleure la mort de ce moyen de transport de masse qui avait contribué à façonner la géographie humaine, l'identité culturelle et le profil économique du Sénégal.
Il s'agit d'une » enquête accablante » sur le processus de destruction d'une infrastructure de communication qui, pendant près d'un siècle, « avait façonné le visage économique et social du Sénégal : le chemin de fer », écrit par exemple le préfacier du livre, l'universitaire et historien Abdoulaye Bathily.
Ce dernier parle d'une « documentation rigoureuse », avant de se féliciter d'un ouvrage qui est le produit de la « quête honnête et minutieuse d'un journaliste d'investigation qui apporte les éléments d'un jugement sans concession ».
Le livre, publié début d'année 2023 par abis-éditions, comprend cinq chapitres et éclaire notamment les étapes successives "de la mort du rail à travers des choix politiques hasardeux".
Issu de la promotion de 1985 du Centre d'Etudes des sciences et techniques de l'information (CESTI), l'école de journalisme et de communication de l'Université Cheikh Anta Diop, Ousseynou Guèye s'attarde notamment sur "les errements" caractérisant la politique sectorielle du chemin de fer des régimes qui ont dirigé le Sénégal depuis son indépendance en 1960.
"Il se développait autour des gares une activité économique florissante qui permettait à des villes modestes et des villages situés le long de la voie ferrée de devenir des cités prospères", écrit l'auteur dont le père a travaillé dans le chemin de fer.
Dans ces villes et villages traversés par le train, il fait allusion à des escales devenues célèbres, à l'instar, entre autres de Khombole, Bambey, Diourbel, Gossas, Guinguinéo, Mbirkilane, Kaffrine, Koungheul et Tambacounda.
Ce sera sans oublier la ville de Thiès d'où est partie, en 1947, la longue grève (5 mois et 10 jours) des cheminots que d'aucuns considèrent comme le premier acte du combat pour l'émancipation et la décolonisation de l'Afrique.
Le mot d'ordre était de mettre les cheminots sur le même piédestal que leurs homologues français, aussi bien pour les conditions de travail que les rémunérations.
Ousseynou Guèye démontre également que le rail a servi de "moyen idéal" de convoyage de la main d'oeuvre agricole et urbaine des régions périphériques de l'intérieur : Fouta (nord), Sénégal oriental, Casamance (sud) et des pays limitrophes : la Gambie, la Mauritanie, le Mali, la Guinée-Bissau et la Guinée.
Le démantèlement d'un facteur puissant d'intégration
A en croire l'ancien rédacteur en chef du quotidien Walfadjri, cette dynamique migratoire facilitée par le rail avait contribué à "façonner la géographie humaine, l'identité culturelle et religieuse en même temps que le profil économique du Sénégal".
Dans cette perspective, il juge "inadmissible" de "tuer" une société qui distribuait une masse salariale mensuelle de 400 millions de francs CFA et qui permettait à des milliers de personnes de vivre directement ou indirectement du chemin de fer.
L'auteur qui a travaillé au service communication du ministère de l'Economie et des Finances ainsi qu'à la Stratégie de croissance accélérée (SCA) regrette également que le rail, "facteur puissant d'intégration" , n'ait pas survécu à l'éclatement de la fédération du Mali (1960), et surtout, comment la crise politique majeure que représenta la fin de l'unité Sénégal-Soudan français, avait donné "le signal du démantèlement de cet outil économique au Sénégal qui en était un des principaux bénéficiaires".
"On a vu comment pour avoir ignoré ces incontournables (éthique et responsabilité), les autorités sénégalaises ont plongé le chemin de fer dans l'abîme. (...) Elles n'ont jamais appréhendé à sa juste valeur l'atout majeur du chemin de fer dans le transport des biens et des personnes", tranche Ousseynou Guèye.
Dans son diagnostic, outre les "choix hasardeux" des dirigeants publics, l'auteur pointe également la "responsabilité" des institutions de Bretton Woods, notamment la Banque mondiale et des repreneurs privés étrangers
"Lors de la première phase de la privatisation de l'axe Dakar-Bamako en 1995, la Banque mondiale avait voulu imposer la concession intégrale. Mais les deux Etats avaient finalement opté pour l'affermage. A l'époque, le Mali était réticent à l'idée de livrer le chemin de fer à un opérateur privé, estimant que c'est une question de souveraineté", rappelle le journaliste.
Dans cette même perspective, l'auteur note que l'objectif de la Banque mondiale n'était pas de développer le chemin de fer, mais plutôt de "préparer au mieux la privatisation de la société".
Poursuivant son argumentaire à charge sur la Banque mondiale, il est d'avis que dans la marche menant du public au privé, "elle (BM) a transformé la société en champ d'expérimentation des politiques qui n'ont jamais été appliquées ailleurs ".
Se félicitant du Train express régional (TER), "le premier projet ferroviaire de l'histoire du Sénégal indépendant", Ousseynou Guèye note toutefois qu'il aurait dû être au "bout de l'échelle", en ce sens que la relance du chemin de fer Dakar-Bamako était "la priorité absolue", compte tenu de son impact économique et environnemental.