Sénégal: Fass Boye affligé par la perte de ses fils

Fass Boye — Jadis un important port de pêche et une zone de maraîchage par excellence, le village de pêcheurs de Fass Boye, dans la région de Thiès, qui languissait pourtant dans un anonymat presque total, est passé depuis quelque temps, au-devant de l'actualité, suite à l'annonce de la disparition d'une pirogue partie de ses berges le 10 juillet dernier, avec une centaine de personnes à son bord en partance pour l'Europe.

Après la longue attente, la triste délivrance. Mercredi, les habitants de la localité se sont réveillés avec la nouvelle macabre : la pirogue a été retrouvée au Cap-Vert, avec seulement 38 survivants sur les 101 personnes qui étaient montées à son bord. Les rescapés sont en ce moment hospitalisés dans ce pays insulaire de l'Atlantique. L'Eldorado qu'ils étaient partis rechercher s'est transformé en cauchemar.

À la grande mosquée de Fass Boye où le chef du village Madiop Boye vient juste d'accomplir le « Tisbar », la deuxième prière quotidienne musulmane, il a toujours l'oreille scotchée au téléphone. Il est en contact avec ses compatriotes basés au Cap-Vert, pour s'informer de l'évolution de la situation des rescapés.

Aussi essaye-t-il de faire baisser la tension née de la découverte de la pirogue. Des jeunes en colère ont défiguré certaines infrastructures de la localité, n'hésitant pas à affronter les forces de l'ordre. Les vitres du siège de la DER/FJ ont été cassées, le bureau de la coopérative d'épargne et de crédit complètement dévasté. Des actes que le chef du village condamne fermement.

Le responsable qui ne manque pas de présenter ses condoléances à l'imam ratib, aux notables, aux populations de Fass Boye, aux Sénégalais en général et au chef de l'État Macky Sall, a déploré le fait que « personne n'était au courant de la préparation de voyage tragique».

« Si nous étions informés de la préparation du voyage, nous leur ferions d'autres propositions. Ces jeunes n'avaient que l'intention d'aller voir ailleurs, pour un meilleur avenir », se désole-t-il.

« S'ils songent à prendre ces pirogues à l'insu de leurs parents, c'est parce que la pêche ne rapporte presque plus rien ici à Fass Boye. Il n'y a plus de poisson. Nous passons six mois en mer pour ne gagner que 15.000, 20.000, au plus 100.000.F CFA », poursuit-il.

La situation est telle que les litiges entre pêcheurs saisonniers séjournant à Fass Boye et propriétaires de pirogues, incapables de payer, sont devenus monnaie courante. « Le commandant (de la gendarmerie) s'est rendu finalement compte qu'ils ils ne peuvent même pas payer leur carburant et les autres dépenses élémentaires », raconte le notable. « Voilà ce à quoi nous sommes confrontés dans la pêche », note-t-il.

Le maraîchage, autre activité clé de l'économie de cette bourgade de la commune de Darou Khoudoss, traverse aussi des heures sombres. « L 'agriculture, nous la pratiquons toujours mais les rendements sont devenus faibles, car tout le monde sait que les terres se sont appauvries, poursuit-il. Les jeunes habitent tous chez leurs parents avec leurs épouses et leurs enfants malgré la promiscuité car ils ne parviennent pas à s'offrir un toit, les terres étant devenues la propriété d'une société minière ».

« Cette entreprise ne nous cède pas de terres, ni pour faire des champs assez grands, ni pour nous construire des habitats », s'offusque-t-il, relevant que même le chef de village qu'il est, ne peut accéder aux terres. Le service des eaux et forêts le lui interdirait, s'il tentait une quelconque action dans ce sens, soutient-il. « Tout ceci a finalement écoeuré les jeunes », argue le chef du village.

Il relève que la localité qui a un stock de carottes d'une année « peut ravitailler presque toutes les régions du Sénégal ». Fass Boye qui produit aussi de la pomme de terre, de l'oignon, de l'oignon vert, se trouve confrontée à un problème d'assiette foncière. Le champ hérité d'un parent, doit être partagé par toute une fratrie. Si bien qu'à la longue les revenus deviennent faibles et le jeune n'y trouve plus son compte, tente d'expliquer le chef du village, qui a été mandaté par tous les notables pour parler en leur nom à la presse.

Pour le vieux Boye, les signes de richesse de certains de leurs camarades revenus de l'étranger, motivent les jeunes à tenter l'aventure. «Quand les jeunes voient leurs camarades revenir de l'étranger avec deux ou trois millions, pour acheter des terrains ou commencer leur construction, et que ces derniers les appellent pour les inciter à partir, les pousse à risquer leur vie dans des pirogues ».

Le film des recherches

« Les habitants n'ont compris le silence des autorités, malgré les nombreuses alertes », note le responsable qui relève que depuis le départ de l'embarcation, le 10 juillet, la communauté est restée 10 jours sans aucune nouvelle de ses passagers. « Nous avons appelé nos enfants qui travaillent là-bas en Espagne, qui en ont parlé aux autorités de ce pays », narre-t-il, ajoutant que les recherches lancées en mer, y compris par avion, pour les retrouver ont été sans succès. « C'est alors que les autorités espagnoles ont avisé nos enfants restés là-bas pour leur dire que la pirogue recherchée n'était pas sur le territoire espagnol ».

Les mêmes tentatives ont été faites avec les ressortissants de Fass Boye établis au Maroc, poursuit-il. Là-bas aussi, aucune trace de la pirogue n'a été retrouvée par le navire déployé. « Ils nous ont demandé de les rechercher dans les eaux entre le Sénégal et la Mauritanie ».

« Nous avons avisé le sous-préfet, qui a remonté l'information au préfet, qui l'a transmis au gouverneur, jusqu'à ce qu'elle parvienne au ministre de l'intérieur », dit Madiop Boye, qui est aussi président de l'association des 86 chefs de village de la commune de Darou Khoudoss. « En tant que chef de village, mes moyens et mes prérogatives ne s'arrêtaient que là : informer toutes les autorités jusqu'à la plus haute hiérarchie, car c'est comme ça que fonctionne l'administration ».

Des jeunes des autres villages se sont mobilisés et ont loué trois véhicules «7-places », pour aller à l'ambassade du Sénégal en Mauritanie, où il leur a été notifié par les agents en service dans cette représentation diplomatique, qu'étant sur un territoire étranger, ils ne pouvaient prendre aucune initiative. Néanmoins, ils avaient promis de tenter de contacter la marine du pays hôte. Après avoir eux-mêmes tenté d'actionner la marine, sans suite, les jeunes sont alors retournés vers l'Etat sénégalais qui travaillait aussi à trouver des solutions.

« Un mois cinq jours après, quand nous avons entendu que la pirogue est arrivée au Cap-Vert le mardi, je suis alors retourné faire le même processus à savoir transmettre l'information par voie hiérarchique », conte le sexagénaire. Selon lui, c'est un de ses parents basés au Cap-Vert qui les a informés.

Quand il a appelé son frère cadet Arona Boye, pour lui apprendre la nouvelle, ce dernier qui était parti pour les voir, n'a pas pu les retrouver, après avoir fait le tour des trois îles. « Après plusieurs recherches, il a finalement découvert la pirogue, mais sans les enfants qui avaient été évacués à l'hôpital », raconte-t-il.

« Une fois à l'hôpital, il a appelé mon frère pour l'informer qu'il n'a trouvé que 22 rescapés », relève le chef du village, qui note cependant que le sous-préfet lui a fait part de 38 rescapés. Un chiffre qu'il dit ne pas pouvoir confirmer, promettant de se renseigner auprès du préfet, qu'il n'a toujours pas appelé.

Appels au calme et à la sérénité

« Heureusement que nos parents qui sont au Cap-Vert nous donnent tout le temps toutes les nouvelles, se console-t-il. Ils nous ont même renseigné qu'il y a eu des internés qui n'ont pas survécu entre hier et aujourd'hui (mercredi et jeudi). Six personnes sont décédées, alors il y en a encore 32 qui sont sous soins ».

Le chef du village de Fass Boye qui ne décolère pas, supplie l'État d' «aller au secours de ses fils qui sont là-bas dans les hôpitaux du Cap-Vert, malgré les graves erreurs qu'ils ont commises ».

« Personnellement, j'ai demandé à chacun de rester calmes et de respecter l'autorité. Malheureusement, la population est très remontée et ne suit pas nos conseils, ce qui a poussé des jeunes à dépasser les bornes », soupire-t-il.

Il demande à l'Etat de faire preuve de « plus de clémence » vis-à-vis des jeunes en détention à la gendarmerie et dont il ignore encore le nombre exact. Le chef de village ne s'est pas encore rendu à la sous-préfecture, conformément à la consigne du sous-préfet qui, selon lui, souhaite qu'il ne se déplace pas pour l'instant.

«Les manifestants ont fauté en cassant des édifices qui appartiennent à toute la communauté. Nous le reconnaissons, ils ont détruit des biens mais ils restent toujours les enfants du pays et méritent alors la clémence de l'État. Nous qui vous parlons nous sommes leur père mais nous sommes là pour l'État ».

Déplorant l' « inconscience » des jeunes qui ont détruit des biens qui, en réalité, appartiennent à la communauté, comme les gares routières. « Les poissons séchés et tout le matériel qu'ils ont gaspillés servaient à leurs mamans qui aidaient leur père à joindre les deux bouts », note-t-il, non sans réitérer son appel au calme et à la sérénité.

« Les jeunes doivent faire confiance à l'autorité, car elle seule peut régler certains problèmes surtout ceux qui surgissent au-delà de nos frontières », préconise encore le vieil homme.

Avec les esprits échauffés, difficile de rester lucide. Abdou Aziz Sène, un notable de Fass Boye, estime que ses concitoyens gagneraient à trouver un « candidat pêcheur » pour la prochaine élection présidentielle, pour les sortir de l'ornière. « Seul un candidat issu de nos rangs peut valablement nous représenter en défendant nos intérêts », soutient-il.

Cheybatou Boye, lui, appelle tout le monde à s'en remettre à Dieu. « Au nom de tous responsables des foyers endeuillés, je recommande de garder espoir. Dieu est grand et il voit ce que nous endurons. Acceptons cette volonté divine tout en continuant de prier pour un Fass Boye où règne l'harmonie, l'entraide et la croyance en Dieu », recommande-t-il.

En attendant l'exaucement des prières, la colère et la tension sont toujours perceptibles chez les jeunes du village de pêcheurs où un nombre impressionnant de gendarmes veille au grain.

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