Zimbabwe: Robert Mugabe, une figure qui hante toujours la vie politique du pays

interview

À mi-chemin entre histoire et anthropologie politique, Mugabe's Legacy de David Moore est un récit fascinant sur l'héritage politique du premier président du Zimbabwe. Longtemps figure iconique pour les nationalistes africains, Robert Mugabe a déçu en instaurant un régime autoritaire et présidant à l'effondrement économique de son pays, avant d'être chassé du pouvoir par un coup d'État. Spécialiste du Zimbabwe, Moore s'interroge sur le phénomène Mugabe, qui continue de hanter la vie politique zimbabwéenne. Entretien.

RFI : Depuis bientôt quarante ans, vous vous intéressez au Zimbabwe, pays dont vous étudiez l'évolution sous des angles politiques, économiques et développementaux. Comment est né votre intérêt pour ce pays ?

David Moore : J'ai grandi en Australie, puis au Canada. Dans les années 1970, j'ai eu l'occasion de me rendre en Côte d'Ivoire pour apprendre le français dans le cadre d'un programme d'échanges culturels. Mon intérêt pour la politique africaine date de cette période. À mon retour au Canada, j'ai assisté à des séminaires universitaires dispensés par des africanistes qui avaient travaillé sur la Tanzanie et le Mozambique. C'était l'époque où la guerre d'indépendance battait son plein au Zimbabwe, qui s'appelait alors la Rhodésie du Sud, où Robert Mugabe s'était imposé comme la principale figure de proue du mouvement de libération. J'étais fasciné par les guerres menées dans cette partie du monde au nom des idéaux de la démocratie et de la souveraineté nationale, ce qui deviendra mon sujet de thèse. Nous étions alors au milieu des années 1980. Depuis, le Zimbabwe est devenu ma deuxième patrie.

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Mugabe's legacy: Coups, Conspiracies and Conceits of power in Zimbabwe (« L'héritage de Mugabe: coups, complots et vaine suffisance des puissants au Zimbabwe ») est votre dernier livre sur le Zimbabwe. Ce n'est pas une énième biographie de Robert Mugabe, mais une analyse érudite et riche en intuitions de l'héritage politique de Mugabe. En quoi consiste cet héritage ?

Je voulais initialement écrire un livre afin d'essayer de comprendre et d'expliquer le coup d'État de novembre 2017, qui a destitué Mugabe après 37 ans de pouvoir. Chose inhabituelle, ce coup d'État avait été ourdi par des hommes du parti même du président déchu, plus précisément par la faction « sécurocrate » de la Zimbabwe African National Union (Zanu) dirigée par l'actuel président de la République, Emmerson Mnangagwa. En 2019, quand j'ai compris que Mugabe était en train de mourir, j'ai décidé, avec l'assentiment de mon éditeur, de changer mon fusil d'épaule en portant mon regard sur l'évolution politique du Zimbabwe postcolonial à travers la grille de lecture du coup d'État qui a mis fin au règne du président ayant exercé le plus long mandat à la tête de ce pays.

Qu'est-ce qui vous a conduit à modifier le sujet initial ?

En approfondissant mes recherches sur le coup d'État, je me suis rendu compte que loin d'être une nouveauté dans la vie politique zimbabwéenne, ce putsch s'inscrivait au contraire dans la longue histoire du parti au pouvoir, quasiment depuis qu'il est né. C'est une histoire marquée par la compétition exacerbée pour le pouvoir et jalonnée de violences. Le factionnalisme qui a gangrené la résistance nationaliste était fondé sur des tensions idéologiques, générationnelles ou ethniques. La brutalité avec laquelle Mugabe a fait taire les voix dissidentes, en fomentant des complots, en inspirant des putschs réels ou imaginaires, ont formaté pour longtemps la culture politique au Zimbabwe, telle est la thèse principale de mon livre. On pourrait dire que la brutalité et le factionnalisme sont les principaux héritages des années Mugabe.

Les progressistes occidentaux percevaient Mugabe, du moins à ses débuts, comme un révolutionnaire pragmatique, comme vous l'avez raconté dans votre ouvrage. Comment expliquer le virage dictatorial de ce révolutionnaire prometteur ?

Je ne suis pas tout à fait d'accord avec votre manière de formuler la question. Le révolutionnaire prometteur des aubes nouvelles était largement un mythe, comme la suite sanglante du règne de Mugabe l'a montré. En tant que combattant pour l'indépendance de son pays, le jeune Mugabe, lui-même, était très tôt confronté à un régime rhodésien particulièrement féroce, qui l'avait jeté en prison dès les premières années de la guerre de libération. Grâce à sa personnalité dominatrice, il réussira à s'imposer en prison comme le leader incontesté de ses co-détenus. Parallèlement, il fit sien le mythe du héros, d'autant que les Américains, pressés d'en finir avec le régime blanc et ségrégationniste d'Ian Smith en Rhodésie, avaient laissé entendre que Mugabe qui avait pris le contrôle de la Zanu en 1975, était à leurs yeux le seul dirigeant noir capable de lutter efficacement contre l'ennemi soviétique.

Or, ce que les Américains n'avaient pas compris, c'était la complexité de l'homme. Sa mère, elle, l'avait comprise. Selon la légende, intriguée par l'ascension politique de son fils, elle aurait prévenu ses amis : « Mon fils s'en fout de votre politique. Vous ne savez pas combien il peut être cruel ». On disait aussi que Le Prince de Machiavel était son livre de chevet. Difficile de vérifier la véracité de ces légendes. Il n'en reste pas moins que la cruauté fut la marque de fabrique de Mugabe tout au long de sa carrière politique. On a vu à l'oeuvre son impitoyable machiavélisme dès 1982 lorsqu'il a envoyé l'armée pour réprimer le mécontentement dans la région de Matabeleland, tenu par la Zapu, une fraction rivale. Cette répression fit 20 000 morts parmi la communauté ndébélé, un véritable génocide auquel le monde a largement fermé les yeux.

Dans mon livre, j'essaie de montrer que les excès commis sous le règne de Mugabe s'expliquent par le mélange d'une disposition personnelle à la cruauté et les contradictions structurelles du pouvoir dans un pays comme le Zimbabwe où, pour arriver au sommet, le leader doit faire preuve de duplicité et d'agressivité. C'est ce que Mugabe a fait en s'appuyant sur complots et coups fourrés jusqu'à tourner sa férocité sur son peuple qui refusait de le prendre au sérieux quand il se posait en son sauveur et défenseur.

Dans les années 1960, quand Mugabe entre dans le combat politique, il est marxiste, proche des régimes communistes sur lesquels il compte pour l'aider à faire tomber le gouvernement blanc et ségrégationniste dans son pays. Chemin faisant, il va se rapprocher des Américains. Quelles étaient ses convictions idéologiques réelles ?

Je soutiens que sur le plan idéologique, Mugabe n'avait guère d'opinions tranchées. Les Russes étaient d'ailleurs les derniers à être autorisés à établir une représentation diplomatique à Harare après l'indépendance. L'homme était passé maître dans l'exploitation des ambiguïtés de la Guerre froide, réussissant même à jouer les Britanniques contre les Américains. « Ces Anglais me désespèrent ! J'ai besoin de vous », l'entendait-on proférer dans les couloirs du pouvoir à Washington, alors qu'il proclamait à Margaret Thatcher, pendant les négociations pour l'indépendance, que le Zimbabwe libre saurait être un ami loyal de son ancien colonisateur. Il maîtrisait à la perfection l'art de dire à ses interlocuteurs ce qu'il croyait que ceux-ci aimeraient entendre de sa bouche.

Pour Robert Mugabe, qui était plus opportuniste que marxiste ou libéral, l'idéologie était avant tout un sauf-conduit sur la pente glissante du pouvoir. Ce chef d'État puissamment intelligent dut pourtant faire de nombreuses concessions. Dans les années 1990, quand l'économie du Zimbabwe était en chute libre, il dut céder notamment aux demandes des « vétérans de la guerre » qui réclamaient des pensions de retraite et des terres arables. Il les a laissés occuper des fermes appartenant à des blancs, ce qui a conduit à des brouilles diplomatiques avec les pays occidentaux et à l'effondrement de l'économie, marquée par l'hyperinflation. Pendant les dernières années de sa vie, Mugabe fut exténué par ces batailles sans fin. Il était dans sa 93e année en 2017 lorsqu'il a été chassé du pouvoir par le coup d'État...

Vous écrivez dans votre essai : « La IIe République ne fait que revivre la tragédie de la Ière, mais sur un mode exacerbé ! » Que dites-vous d'Emmerson Mnangagwa, le successeur de Mugabe ?

Mnangagwa est sans doute un personnage plus malfaisant que Mugabe. De surcroît, il est beaucoup moins à l'aise que son prédécesseur en diplomatie ou sur des questions idéologiques. Plus grave encore, dans le domaine économique, le capitalisme de copinage, qui avait pointé son nez sous Mugabe, a trouvé son terrain d'élection sous le nouveau régime. Au point que le Zimbabwe ressemble aujourd'hui au Kazakhstan ou à l'Ouzbékistan, avec une véritable connivence entre le business et le pouvoir.

La vidéo d'Al-Jazira sur la « Gold Mafia » (« la mafia de l'or ») illustre avec beaucoup de réalisme les dégâts causés dans le pays par un capitalisme de copinage et de connivence. Ce qui est intéressant dans ce documentaire, c'est qu'il passe sous silence les années Mugabe. Cela s'explique par le fait que c'est la faction anti-Mnangagwa qui est derrière ces révélations. Ce camp est en ce moment en train de livrer une âpre bataille contre le clan présidentiel pour « l'âme » de la Zanu. C'est la preuve que le factionnalisme perdure.

▶ Mugabe's legacy : Coups, Conspiracies and the Conceits of Power in Zimbabwe, par David B. Moore. Hurst and Company, Londres, 295 pages, 2022. (Non traduit en français)

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