Désenchantement et désespoir. Ce sont les sentiments les mieux partagés par les populations de Dodji, commune située à 25 km de Linguère, depuis l'arrêt, il y a quinze ans, du projet de réalisation d'un lac artificiel dans la vallée de Poram-Kadji.
Ce projet révolutionnaire du Président Abdoulaye Wade devait booster l'élevage, l'agriculture et améliorer les conditions de vie de centaines de villages. Las d'attendre ce geste salvateur des pouvoirs publics synonyme de réduction de leur misère et de leur isolement, les jeunes de Dodji ont trouvé une alternative en l'exode vers les grands centres urbains qui a fini de vider cette localité de ses bras valides.
Un temps clément a pris le relais de la forte canicule de ces derniers jours. Il fait frisquet. Un vent frais fouette les visages. Malgré le ciel menaçant, les rues grouillent de monde en ce vendredi, jour de louma à Linguère. Sur le boulevard de la Préfecture menant à l'hôpital Maguette Lô, surtout. De temps en temps, des véhicules de transport « wopou yaha » (laisse-partir) bondés de voyageurs et de marchandises surgissent de nulle part et bondissent vers le centre-ville. Ils viennent de Dodji et des environs. En bifurquant à la droite de la structure sanitaire qui a défrayé la chronique, il y a deux ans, avec la mort de 11 bébés calcinés, une piste latéritique très fréquentée se découvre. Ce tronçon de 25 km, loin du confort de l'axe Linguère-Matam, mène à Dodji. Il faut être endurant et tenace pour arriver tout entier dans cette localité devenue célèbre, grâce à son champ de tir, l'une des rares attractions de la zone. Installé bien avant l'indépendance, en 1955, le Centre d'entraînement tactique « Colonel Thierno Ndiaye », dédié au tir aux armes lourdes pour les unités des armées de terre et les avions de chasse, couvre une superficie de 105 km².
La piste est sinueuse, avec ses bifurcations et nids de poule. Il ne suffit pas d'être un as du volant pour la dompter ; il faut aussi savoir bien manoeuvrer. Le décor est sublime, avec l'effet des premières pluies sur le tapis herbacé, les arbres qui ont commencé à reverdir. À intervalles réguliers, des bergers surveillent leurs troupeaux. Au fil des kilomètres, Kadji, Kholkhol, puis Dodji se découvrent. Les populations vaquent tranquillement à leurs occupations. À chaque coin de rue, un groupuscule, bien installé, sous une tente, devise en prenant le thé. Plus de dix jours après la célébration de la Tabaski, le village s'est vidé d'une bonne partie de ses jeunes. Ils sont répartis entre Dakar, Touba, Thiès, Saint-Louis, Kaolack, Fatick où ils travaillent pour gagner dignement leur vie.
Le blues des populations
En 2005, avec l'initiative du Président de la République de l'époque, Me Abdoulaye Wade, de créer dans cette zone sylvopastorale le plus grand lac artificiel de l'Afrique de l'Ouest, Dodji avait retenu l'attention. Ce projet était inscrit dans le plan d'aménagement de la vallée de Poram-Kadji. La fonction principale de l'ouvrage, d'une longueur de plus de 10 km et 3 km de large, pour une capacité de 15 millions de mètres cubes d'eau, était de retenir l'eau pour servir à l'agriculture de contre-saison et à l'abreuvement du bétail. Il devait également permettre aux populations de réaliser plusieurs activités, dont le maraîchage, la pisciculture, pour fournir aux autochtones du poisson. « C'était un projet du Président Abdoulaye Wade et c'est lui-même qui avait choisi le site. Ce projet avait également suscité un grand intérêt chez les populations », rappelle Mme Ndiémé Diop, première adjointe au maire de Dodji.
Les travaux, lancés en grande pompe en décembre 2005 par feu Djibo Leyti Kâ, alors Ministre de l'Environnement et de la Protection de la nature, des Bassins de rétention et des Lacs artificiels, étaient censés être livrés en août 2006. Mais ce qui devait être une aubaine pour les populations de cette partie du département de Linguère, a été un véritable échec. La Société d'hydraulique, de bâtiment et de travaux publics (Shyb) n'a jamais livré les travaux. De ce gigantesque projet, il ne reste aujourd'hui qu'une longue digue qui permet de capter les eaux de pluie en amont. L'espoir s'est envolé pour les populations qui ne verront jamais leur lac artificiel. Et très grande a été leur déception.
Aucune explication ni information officielle n'a été donnée pour justifier l'arrêt des travaux, informe Mawdo Mangane, président de l'association Disso, qui regroupe plus de 300 jeunes. Ce projet, renseigne-t-il, devait développer toute la zone et permettre un retour à la terre et, du coup, résorber le gap du chômage dans cette zone à vocation agro-sylvopastorale. « Ce lac artificiel allait inéluctablement résoudre le problème de l'eau, mais aussi donner un coup de fouet à l'agriculture et contribuer à l'atteinte de l'autosuffisance alimentaire. Malheureusement, il n'a pas abouti et l'on ignore pourquoi », indique-t-il.
Cheikh Tidiane Mangane, qui a travaillé comme ferrailleur dans le projet, ne comprend pas, lui aussi, les raisons de l'arrêt des travaux. « Tout ce que je sais, c'est qu'ils ont pris nos champs sans nous dédommager. Beaucoup de villageois avaient donné leurs terres, parce qu'ils pensaient que c'était un projet d'intérêt public. Puis, un beau jour, le chef des travaux et son équipe ont plié bagage et depuis, plus rien », note-t-il. Pour Djiby Mangane, trésorier général de l'Association pour le développement de Dodji, les jeunes du village nourrissaient beaucoup d'espoir sur ce projet. « L'agriculture est notre principale activité. Nous avons des terres arables et très riches. Avec de l'eau en abondance, nous allions réaliser beaucoup de choses. C'est une certitude. Quelques semaines après, nous avons constaté l'arrêt total du chantier. Ce qui nous a inquiétés, car nous n'en connaissions pas les véritables raisons. Il y a quelques mois, on nous a annoncé sa relance, mais jusque-là aucun nouvel acte n'a été posé dans ce sens », explique-t-il.
Les chemins de l'exode
Être jeune à Dodji peut constituer un réel handicap. Dans cette localité, loin d'être attractive en termes de cadre de vie et d'emploi, où l'élevage et l'agriculture demeurent les principales activités génératrices de revenus, la population, principalement constituée de jeunes, broie du noir. Ainsi, Dodji se vide de sa jeunesse, année après année, estime Mawdo Mangane, président de l'association Disso. Le constat est sans appel et la principale raison qui pousse au départ est, à son avis, la quête d'un emploi décent et d'un meilleur niveau de vie. « Chaque année, Dodji se dépeuple au profit des grands centres urbains comme Dakar, Kaolack, Touba, Saint-Louis où ils sont prêts à travailler pour une rémunération qui leur permet à peine de vivre », fait-il savoir. Le phénomène est constant depuis plusieurs années et ne montre aucun signe de ralentissement. De plus en plus, des jeunes désertent leur village, motivés par l'absence de perspectives, estime Cheikh Tidiane Mangane, et vont dans les grandes villes en quête d'une vie meilleure.
Qui souhaite vivre à Dodji aspire aussi à y travailler. Mais les conditions essentielles pour éviter l'exode de la population et surtout assurer l'économie circulaire de la localité sont loin d'être réunies, estime Lamine Badiane. La faiblesse du marché local de l'emploi a pour conséquence le chômage et la pauvreté des populations. Aucune solution pour freiner l'exode. Aujourd'hui, la situation de vulnérabilité nécessite la mise en place de dispositifs adaptés à même d'offrir aux jeunes de nouvelles opportunités. « Dodji est un gros village qui mérite d'être accompagné. On ne vit que de l'agriculture, mais faute de moyens suffisants, on se limite à la saison des pluies. Après, tous les jeunes se rendent dans les grandes villes pour gagner leur vie », indique Djiby Mangane qui lance un appel aux autorités étatiques et locales. Il les invite à les aider à mieux rentabiliser leurs terres. « Pour cela, il faut relancer ce projet de lac artificiel et démarrer les travaux du Dac. Nous demandons également le bitumage de la route latéritique », énumère Mangane.
Dénuement (presque) total
« Dodji n'a rien et manque de tout ». Le cri du coeur du maire de cette localité, Séni Ba, sonne comme un aveu d'impuissance. Érigée en commune depuis 2010, Dodji, qui couvre une superficie de 966 km2 pour une population d'environ 17.000 habitants, se trouve dans une situation de précarité chronique. Ce qui frappe particulièrement cette commune à vocation pastorale et agricole, c'est le manque de commodités à même de garantir le minimum à sa population.
Dodji, qui polarise une centaine de villages, souffre, selon madame Ndiémé Diop, de plusieurs maux. Le premier casse-tête demeure l'enclavement, selon la première adjointe au maire. En effet, explique-t-elle, Dodji demeure inaccessible après les fortes pluies. « Des villages comme Kadji sont scindés en deux et les populations de certains quartiers peuvent rester plus d'un mois sans se voir. C'est le cas aussi pour Wendou Bey, Belly Welli, Barry et surtout aux trois ponts de Kadji, Kholkhol et Dodji », note-t-elle. L'une des priorités, à son avis, c'est le bitumage de la route Dodji-Linguère. Sa réalisation, relève-t-elle, contribuerait non seulement à désenclaver la zone, mais aussi à booster son développement. L'accès à l'eau, selon Ndiémé Diop, est loin d'être une réalité pour près de 90 villages. « Certaines localités comme Guent Ndawedji, Kabel, Loumbol manquent cruellement du liquide précieux et les habitants se donnent tout le mal du monde pour s'en procurer », assure-t-elle. L'électricité constitue également un luxe. Les problèmes ne s'arrêtent pas là. L'accès à la santé pose problème dans des villages comme Porane, Kabel, Wendou Bey. « Même le poste de santé de Dodji est sous-équipé. Le plateau technique n'est pas relevé. Nous n'avons pas d'ambulance, ni de logement pour la sage-femme », liste-t-elle.
Promovilles, Puma, Pacasen ..., les populations de Dodji ne connaissent pas. Une commune oubliée ? C'est la conviction de beaucoup de jeunes de cette localité, toujours en quête d'une prise en charge de leurs préoccupations. Tout est priorité, selon eux, dans leur localité. Que ce soit dans le domaine de la santé, de l'éducation, de l'assainissement, de l'hydraulique, du transport, du sport, de l'emploi. Ils réclament des solutions à leurs problèmes à travers la programmation de projets de développement qui puissent répondre à leurs aspirations et soustraire leur localité du sous-développement. Parce que, disent-ils, « à Dodji, tout est à faire ». Mawdo Mangane ne perd pas espoir. « Les priorités de Dodji sont nombreuses, surtout dans certains secteurs. Nous attendons de bénéficier des projets de développement pour booster l'élevage, l'agriculture et le maraîchage. Ce qui, à coup sûr, freinerait l'exode rural et permettrait aux jeunes de se fixer chez eux et de travailler », indique-t-il.
Cheikh Tidiane Mangane est du même avis. « Pour obtenir des financements, c'est la croix et la bannière. C'est très difficile avec les banques qui demandent des garanties. Toutes les demandes sont rangées dans les tiroirs », fait-il savoir.
Dac de Dodji, une chimère ?
Les promesses n'engagent que ceux qui y croient. Les populations de Dodji ont bien retenu la leçon. Le projet de l'État d'implanter un Domaine agricole communautaire (Dac) ne semble point les émouvoir. La déception suscitée par le projet de réalisation du lac artificiel a réfréné leurs ardeurs. Du coup, beaucoup de jeunes affichent leur scepticisme quant à la matérialisation de ce projet. « J'en ai entendu parler comme tout le monde, mais tout ce que je peux vous dire, c'est que dans aucun des villages polarisés par Dodji, on n'a vu des travaux destinés à l'implantation d'un Dac », indique Cheikh Tidiane Mangane. Pour sa part, Mawdo Mangane soutient avoir participé à deux rencontres consacrées au Dac. « Je ne dirai pas que c'est une chimère parce que des gens sont venus ici pour dire que le projet est finalisé, que le financement était acquis et que le démarrage serait bientôt effectif, mais depuis, il n'y a eu rien de concret », se désole-t-il. Il attend de voir le démarrage des activités du Dac.
Pour Lamine Badiane, ce n'est pas demain la veille. Et pourtant, il y a trois ans, le coordonnateur national du Programme des domaines agricoles communautaires (Prodac) d'alors, aujourd'hui actuel Ministre de la Jeunesse, Pape Malick Ndour, avait annoncé que le Dac devait être fonctionnel en 2022. Au cours d'un Crd tenu en janvier 2020, à Louga, il avait indiqué qu'une enveloppe de 9,5 milliards de FCfa était prévue pour développer ce Dac qui, à terme, devrait créer plus de 5.000 emplois directs et 10.000 emplois indirects au profit des jeunes de cette partie du pays... Depuis, c'est le silence radio. Et pourtant, du côté de la mairie de Dodji, on persiste et signe que le projet existe ; même si les autorités municipales peinent à donner, avec exactitude, l'emplacement de ce domaine. « C'est un ambitieux projet de l'État et le Conseil municipal de Dodji, à la suite d'une délibération, a d'ailleurs attribué une superficie de 2.000 hectares de terres cultivables au Dac, qui sera une aubaine pour les populations de la commune et des villages environnants », fait savoir Mbène Diop.
Dodji et tous les villages qu'il polarise ont longtemps assuré leur survie grâce à l'élevage et à l'agriculture. Aujourd'hui, ces localités n'ont pas encore vu le bout du tunnel. Elles restent confrontées à des problèmes majeurs tels que le manque d'accès aux infrastructures et services de base, notamment en matière de santé et d'éducation. En plus du chômage chronique, la pauvreté est omniprésente.
En l'absence de projets concrets, la vie est de plus en plus difficile pour certains jeunes qui désertent les lieux à la recherche de commodités meilleures. Les plus chanceux se prennent en charge en attendant la réaction des pouvoirs publics pour leur offrir des raisons d'espérer.