L'ex-militaire et homme d'affaires rwandais Pierre Basabosé est moins célèbre que Félicien Kabuga, dont le procès a été définitivement arrêté le 7 août par un tribunal de l'Onu, pour cause de maladie d'Alzheimer irréversible. Basabosé souffre pourtant lui aussi, à 76 ans, de démence sénile. Mais la justice belge a décidé, contre l'avis du ministère public, de maintenir son procès pour génocide, prévu en octobre.
Au début des années 90, Pierre Basabosé est connu pour le bureau de change qu'il tient en face du marché principal de la capitale du Rwanda. « Chez Basabosé » est alors fréquenté par le Tout-Kigali, qui y change ses devises. Après sa retraite précoce de l'armée, Basabosé s'était converti aux affaires pour connaître une fulgurante prospérité grâce au soutien de la famille présidentielle. Il avait en effet notamment été le chauffeur du colonel Elie Sagatwa, beau-frère et secrétaire particulier du président rwandais Juvénal Habyarimana, dont l'assassinat, le 6 avril 1994, sera le déclencheur du génocide des Tutsis.
En septembre 2020, Basabosé est arrêté en Belgique en même temps que Séraphin Twahirwa, présenté comme un ancien chef milicien et également réputé proche de l'ex-famille présidentielle du Rwanda. Ils doivent être jugés pour génocide au titre de la compétence universelle.
Près de trente ans après le crime, mi-juin 2023, il y a peu de monde dans la sombre salle de la cour d'assises de Bruxelles. La présidente s'apprête pourtant à trancher une question essentielle, alors que l'âge des suspects du génocide de 1994 s'avance et qu'une douzaine de dossiers sont encore dans le « pipeline » du parquet fédéral belge. Le crime de masse commis dans le petit pays d'Afrique centrale et qui a ébranlé le monde a perdu l'attrait des médias. Mais en cette chaude journée de la fin de l'année judiciaire, la présidente de la cour d'assises de Bruxelles doit déterminer si Basabosé est mentalement apte à suivre les deux mois du procès qui s'annoncent à partir du 9 octobre.
La procureure accepte le rapport des experts
Le Rwandais est accusé de génocide et de crimes de guerre pour des faits survenus, notamment dans la préfecture de Kigali, entre janvier et juin 1994. La question de sa santé mentale se pose depuis deux ans déjà, après que la cour s'est vue remettre, le 6 septembre 2021, un rapport médical ordonné par la juge d'instruction, en charge de l'enquête, auprès de deux psychiatres et d'un neurologue.
« Notre examen médico-psychiatrique de monsieur Pierre Basabosé a mis en évidence chez l'intéressé la présence certaine de troubles cognitifs importants, avec troubles de la mémoire, amnésie antérograde, désorientation temporelle, troubles du jugement, troubles du comportement, troubles attentionnels notamment », peut-on lire en conclusion du rapport des psychiatres Pierre Oswaldet Johan Kalonji, auquel Justice Info a eu accès. « Cette détérioration grave est de nature démentielle et dégénérative [...] qui rend monsieur Basabosé incapable de discernement ou de contrôle de ses actions, ses capacités étant abolies. » L'examen neurologique a par ailleurs confirmé « la présence de difficultés mnésiques, particulièrement de la mémoire à long terme ».
Le rapport médical mentionne que « les performances cognitives de Monsieur Basabosé sont atténuées par un ralentissement significatif des capacités de vitesse de traitement de l'information. [...] Ces éléments confirment donc la présence d'une détérioration cognitive, particulièrement sur le plan mnésique et exécutif/attentionnel ». Ce syndrome est « a priori irréversible et évolutif », et il y a « malheureusement de grandes chances pour que l'évolution du trouble conduise à terme à l'institutionnalisation [en établissement hospitalier] de l'intéressé ».
« Il n'est plus mentalement là, il ne comprend plus rien, il est perdu »
S'appuyant sur ce rapport médical accablant, la procureure fédérale en charge du dossier, Kathleen Grosjean, dresse, le 29 août 2022, un réquisitoire d'internement dans un établissement médical. Dans ce document, que Justice Info a pu aussi consulter, la magistrate constate que « l'inculpé présente en effet un trouble mental prenant la forme d'une démence sur le plan neuropsychiatrique ». Elle s'interroge : « Dans l'état où il est - il n'est plus mentalement là, il ne comprend plus rien, il est perdu - quel est le sens de le faire comparaître devant une cour d'assises et d'assister à des débats tous les jours pendant deux mois environ ? L'internement est une mesure qui doit lui permettre d'avoir des soins encadrés. C'est une mesure de protection de la société mais aussi pour lui-même. » Dans sa conclusion, la procureure demande à la chambre des mises en accusation de Bruxelles « d'ordonner l'internement de Pierre Basabosé ».
Pourtant, la chambre ne la suit pas et, dans un arrêt du 19 septembre 2022, renvoie l'inculpé vers la cour d'assises. Neuf mois plus tard, lors d'une audience préliminaire, la question est revenue, de façon publique par la voix de l'avocat de Basabosé, Me Jean Flamme. Le 12 juin, devant la cour d'assises, le pénaliste du barreau de Gand plaide l'irrecevabilité des poursuites en raison de l'état de santé de son client.
La présidente impose le procès
Le 21 juin, la présidente de la cour d'assises a rapidement tranché la question. Elle décide que le procès aura lieu, malgré l'état de santé mentale fragile de Basabosé. Dans cette décision, la présidente reprend les arguments de la chambre des mises en accusation. « Les problèmes mnésiques de Pierre Basabosé concernent essentiellement des événements récents, voire très récents, tandis qu'eu égard à l'ancienneté des faits qui lui sont reprochés sa mémoire semble ne pas avoir été atteinte au point de le rendre incapable d'être jugé », écrit-elle. « La procédure orale en cour d'assises [...] est de nature à permettre à Pierre Basabosé de se rappeler les faits en question et de comprendre ce qui lui est reproché, et de se défendre », ajoute-t-elle.
La cour d'assises, qui évite de préciser que le rapport médical indique que la mémoire à long terme de Basabosé est également affectée, affirme sa volonté de mener coûte que coûte la procédure judiciaire jusqu'au bout. Quand bien même la procureure annonce déjà qu'elle demandera de toute façon l'internement de l'accusé au terme du procès. A La Haye comme à Bruxelles, la justice, qu'elle soit internationale ou nationale, affronte avec difficulté le défi posé par la santé mentale de certains accusés de génocide.
Notre correspondante en Belgique