Tunisie: Skander Sellami, président de l'Association tunisienne pour la gouvernance fiscale à La Presse - «Les mesures de la réforme fiscale amorcée en 2014 ont accentué l'injustice fiscale»

27 Août 2023

Neuf ans après le lancement de la réforme fiscale, il est temps de regarder dans le rétroviseur pour évaluer son bilan. Les mesures qui ont été prises ont-elles permis d'atteindre les objectifs de ladite réforme, en l'occurrence une meilleure justice fiscale ? Dans cet entretien, Skander Sellami, président de l'Association tunisienne pour la gouvernance fiscale (Atgf), revient sur un processus qui trébuche. Il explique les raisons de ses lacunes et défaillances. Entretien.

Selon plusieurs observateurs, l'administration n'a pas suffisamment progressé dans la réforme fiscale qui a été amorcée en 2014, avec la tenue des assises de la fiscalité. A quoi est dû ce piétinement ?

Tout d'abord, le terme « réforme » est à prendre avec des pincettes, parce qu'on ne peut pas parler de réforme du système fiscal sans parler de réforme de l'économie ou de l'instauration d'une nouvelle politique économique du pays. En effet, cette réforme a démarré dans un cadre marqué par un conflit d'intérêt dans le sens où c'est l'administration supposée être l'objet de la réforme, qui a fait son propre diagnostic (bien sûr accompagnée d'un cabinet externe) et qui a conçu ce projet de réforme. Et ce n'est qu'après qu'elle a invité les parties prenantes à discuter dudit projet.

Ce conflit d'intérêts, qui a accompagné dès le départ le processus de réforme, a maintenu un état d'incompatibilité, car le ministère des Finances qui a, à la fois, proposé, conçu et mis en oeuvre cette réforme, a cumulé des prérogatives incompatibles : il propose les textes législatifs, détient le monopole de l'information, a le pouvoir du contrôle fiscal, assure le recouvrement et c'est lui qui s'est accaparé de la phase de conciliation qui relève de la compétence de l'administration judiciaire pour augmenter les incompatibilités et ajouter à son actif une autre situation de conflit d'intérêts.

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Donc, on ne parle pas réellement de réforme, mais plutôt d'un projet préparé par l'administration, qui ne répond même pas à des normes de gouvernance et ne respecte pas les droits élémentaires, tels que les droits de l'Homme et les droits économiques et sociaux. Ce qui s'est passé, c'est que l'administration a augmenté son pouvoir et ses prérogatives et a réduit les garanties des contribuables.

Ce déséquilibre était à l'origine de plusieurs dépassements et décisions qui sont restés sans évaluation et qui ont contribué à l'émergence de problèmes, relatifs à l'inefficacité de l'administration et des politiques fiscales menées après 2014. Aussi, cet échec s'explique par l'absence d'une approche économique qui sous-tend la réforme, c'est-à-dire que la réforme du système fiscal a été dans une visée d'augmenter sa rentabilité et son efficacité indépendamment de la situation économique du pays.

On croyait que l'augmentation des impôts, taxes mais aussi du pouvoir de l'administration en matière de recouvrement allait résoudre les problèmes budgétaires qui sont devenus le premier souci sans réfléchir à mettre en place un système fiscal transparent, équitable et juste. Résultat : le système fiscal a échoué dans sa mission principale qui est la répartition des richesses et des revenus créés par l'économie nationale.

Ceci a entraîné une accumulation des richesses auprès d'une minorité, essentiellement les protagonistes de l'économie de rente, alors que la majorité de la population fait face à plusieurs difficultés socioéconomiques : une détérioration du pouvoir d'achat et des revenus alors que d'autres secteurs bien définis continuent de réaliser des bénéfices exceptionnels. Même si les initiatives portées par la société civile, visant à mettre en place des garanties, ont été introduites dans le projet de réforme, elles ont été écartées par la suite de toutes les nouvelles mesures fiscales.

Oui, mais plusieurs mesures de ladite réforme fiscale ont été introduites dans les lois de finance successives depuis 2014, et parmi ces mesures, on cite l'instauration de la liste négative qui identifie les activités exclues du régime forfaitaire. Malgré cette nouvelle mesure, le régime forfaitaire demeure la pierre d'achoppement de la réforme fiscale. Où ça bloque exactement?

En ce qui concerne le régime forfaitaire, sa révision a été fondée sur un discours porté par une profession bien définie qui a lancé le débat sur l'évasion fiscale sur fond d'intérêt corporatif. Selon ce discours, le forfait d'impôt représente le foyer principal de l'évasion fiscale.

Or, affirmer cela sans preuves, chiffres ou études, peut être considéré même comme de la mauvaise gouvernance législative. Deuxièmement, les critères de choix des activités exclues du régime forfaitaire n'étaient pas objectifs, alors que les critères en place étaient quantifiables (chiffre d'affaires, matériel de transport ...) et peuvent donner une idée du volume d'activité qui impose un passage vers un autre palier d'obligation fiscale.

Il faut rappeler que le régime forfaitaire a été conçu pour les petits métiers et les activités de taille réduite. Depuis 2012, le plafond du chiffre d'affaires pour le bénéfice du régime forfaitaire qui est de 100.000 dinars n'a pas été mis à jour, malgré l'inflation galopante qui a sévi. Du coup, on a commencé à soumettre les gens à des obligations coûteuses qu'ils ne peuvent plus supporter. En même temps, on ne doit pas parler de véritable foyer d'évasion fiscale. C'est un verdict qui a été donné par une partie (profession), et ce, sans consulter les concernés par ce régime et sans s'appuyer sur des études d'impact.

D'ailleurs, on a vu que cette liste a été actualisée sur fond de pression des experts comptables, qui n'ont cessé de répéter lors des débats que les bénéficiaires du régime forfaitaire doivent passer au régime réel parce que c'est plus transparent et plus juste... alors que la majorité de cette catégorie de contribuables n'a pas la formation nécessaire, ni le niveau intellectuel et culturel lui permettant de comprendre les obligations du régime réel.

Elle n'a pas non plus les moyens de souscrire à ces obligations qui sont coûteuses (faire la télé-déclaration, avoir recours à un cabinet de comptabilité, ...). Résultat : le taux de défaut de déclaration a augmenté. De plus, le déclassement des forfaitaires peut se faire sans aviser les bénéficiaires alors qu'avant, l'opération du déclassement donnait droit à un certain nombre de garanties, telles que l'obligation de notification de la décision de déclassement et la possibilité de recourir aux tribunaux.

Il y a beaucoup de personnes qui ont été déclassées du régime forfaitaire à leur insu et se trouvaient submergées par les dettes fiscales et du coup elles ont balancé, sans le savoir, dans une situation d'irrégularité. Et avec l'augmentation des pénalités, elles sont dans l'impossibilité d'assainir leurs situations. En somme, les mesures prises en relation avec le régime forfaitaire ne sont pas des mesures objectives et ne tiennent pas compte de l'aptitude et la capacité des bénéficiaires de souscrire à des obligations relatives au régime réel. Ce sont des entreprises qui vivotent. Prenons l'exemple d'une entreprise individuelle qui réalise un chiffre d'affaires de 100.000 dinars, une marge nette de 15%, c'est-à-dire 1.250 dinars par mois, n'est pas une somme considérable.

Beaucoup pensent que le système des incitations fiscales au profit des projets implantés dans les régions n'a pas permis d'atteindre les objectifs escomptés en matière de développement régional. Certains considèrent même que ces incitations sont à l'origine d'un énorme manque à gagner. Pensez-vous qu'il faut revoir ce système ?

Premièrement, il faut comprendre que l'objectif derrière l'introduction des incitations fiscales est économique et social. Ces incitations devraient encourager les investisseurs à créer des emplois dans les régions. Mais réellement, est-ce que les incitations fiscales sont capables à elles seules de drainer les investisseurs et les pousser à s'installer dans les régions ?

Car les investisseurs ont besoin d'infrastructures, de commodités de la vie pour les familles de leurs employés et cadres (établissements éducatifs, lieux de loisirs, soins médicaux, ...) ainsi que du transport public pour le personnel. Mais réellement, on est resté sur des mesures d'incitations fiscales figées qui n'étaient pas accompagnées par d'autres incitations, permettant d'offrir un environnement favorable pouvant transformer ces incitations en des investissements durables prospères qui créent un impact positif dans les régions.

Selon les indicateurs du climat des affaires, les incitations fiscales ne sont pas le facteur décisif qui influe sur leurs décisions d'investissement. Aux yeux des investisseurs, les coûts de la logistique et la disponibilité de la main-d'oeuvre sont plus importants que la charge fiscale.

Comment l'administration peut-elle améliorer le recouvrement de l'impôt ?

A vrai dire, ce sujet est opaque, le traitement des créances fiscales nécessite de la transparence: depuis quand on traîne ces créances fiscales ? Quels sont les catégories ou les secteurs où il faut intensifier le contrôle fiscal ? Les entreprises ont-elles été notifiées ? Par exemple, on trouve parmi les créances constatées, celles d'une banque américaine qui n'est pas installée en Tunisie.

Il faut comprendre que certaines créances fiscales sont créées à l'insu des contribuables redevables : il y a des gens qui sont morts, il y a des entreprises qui n'ont jamais reçu de notification. Aussi on va continuer à avoir des problèmes de recouvrement parce qu'on continue à imposer aux entreprises et personnes des taxes au-delà de leurs capacités et si on continue à taxer les entreprises dans des secteurs sinistrés dont la capacité de paiement est anéantie par la conjoncture économique, les problèmes de l'inflation et par la conjoncture internationale, on va continuer à avoir des problèmes au niveau du recouvrement.

De surcroît, il y a la capacité de l'administration qui entre en jeu. Aujourd'hui, l'administration s'attaque à des PME et des TPE et elle n'a pas les moyens de vérifier la compatibilité des grands contribuables. On voit que le secteur bancaire et celui des assurances sont les secteurs où il y a le plus de richesses, alors qu'ils ne sont pas suffisamment contrôlés. Le nombre des inspecteurs de finance chargés du secteur financier ne dépasse pas les 15.

Ils n'ont ni la formation nécessaire pour contrôler tous les établissements, ni les outils adaptés. On continue de s'acharner sur les petits contribuables, les forfaitaires, les personnes physiques, sans garantir réellement suffisamment de garanties et sans mettre à disposition suffisamment de moyens pour le contrôle des entreprises qui sont en mesure de payer leurs dettes fiscales. En témoigne le rendement de la direction des grandes entreprises qui, en changeant de méthode (l'utilisation d'une application informatique qui incorpore des critères objectifs), s'est vue augmenter les recettes collectées de 190 millions de dinars en 2019 à 2.000 millions de dinars en 2021.

Est-ce que le système fiscal tunisien respecte le principe de la progressivité de l'impôt ?

Il faut, d'abord, noter que c'est l'administration fiscale qui a conçu cette réforme, elle a instauré des mesures qui ont accentué l'injustice fiscale. C'est- à-dire que la charge fiscale a augmenté pour les personnes physiques et a été réduite pour les personnes morales. Les entreprises et les sociétés qui exercent les mêmes activités ne payent pas le même impôt, ne sont pas soumises à la même charge fiscale, en parlant d'impôt direct.

Du coup, on a un traitement discriminatoire qui alourdit la charge des personnes physiques, et qui réduit la charge des personnes morales. De plus, ces mesures ont impacté les faibles revenus et les revenus moyens et qui ne sont pas supportées de la même façon que par les personnes qui ont des revenus plus élevés. On a un système qui applique la progressivité de l'impôt pour les personnes physiques et laisse filer les personnes morales.

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