« Soupou kandja » à l'huître fumée, « ceebu jën » au barracuda, yassa au tilapia bien mariné... Qui ne raffole pas de ces plats à base de produits halieutiques ? Pour la plupart, ces composantes incontournables sont prises dans les bras de mer qui arpentent les îles du Saloum (le Gandoun), au Sénégal. Sortir des mollusques et vertébrés de l'eau relève d'un art.
Au-delà de ces mets bien succulents se cachent des connaissances qui ont mis des années à se construire. Les premiers habitants des îles du Saloum ont dû affronter la sérénité des eaux pour survivre. Pas seulement avec leur force, mais aussi avec des techniques et des savoirs mystiques parfois. Les pionniers de cet art sont les habitants d'une petite île cachée derrière Djirnda. Il s'agit de Fambine. Ici logent les génies de ces eaux aphones et les maîtres incontestés de l'art de la pêche à la senne.
C'est une lapalissade de dire que les îles du Saloum sont essentiellement peuplées de pêcheurs. Mais, le peuplement ne s'est pas fait en une vague. Le métier caractéristique de cette zone a été perfectionné avec le temps. Les Sérères niominka ont appris à dompter les eaux. Et dans ce dédale d'îles, les habitants de Fambine sont l'une des communautés qui pêchent le mieux. Ils sont les pionniers. Contre toute vraisemblance, ils ont des maîtres eux aussi. Ces derniers sont les « thioubalo » (maîtres pêcheurs en pulaar). Et ils tiennent leur science des Halpulaar. Cela permet de lever un coin du voile sur le cousinage à plaisanterie pour savoir qui du Sérère ou du Toucouleur est l'esclave de l'autre. Cependant, quand il s'agit de pêcher, les meilleurs sont les Fambinois (excusez du gentilé douteux) et ils doivent une fière chandelle à leurs cousins du « Dande Maayo ». Mais, intéressons-nous d'abord à Fambine. Comment ce petit village d'à peine moins de 500 habitants a pu disséminer autant de savoir ? Comment sont-ils passés maîtres dans l'art de la pêche à la senne ?
Tout a un commencement. Pour nous, c'est la rencontre avec un jeune homme, Alioune Badara Bop, sur le quai de Foundiougne. Il nous a mis la puce à l'oreille. Pour lui, sa vie de garçon a commencé à Fambine, chez sa famille maternelle. Il y a appris à monter à bord d'une pirogue, à la conduire au milieu de la mangrove et des bancs de sable. Et à pêcher. Il a été éduqué par de grands pêcheurs. À notre rencontre, il s'est volontiers constitué guide pour éclairer nos premiers pas sur une terre parsemée de coquillages concassés.
Aux origines, une case
Souleymane Oumar Sarr est le chef du village. L'homme à la barbe poivre-sel revient sur les origines de Fambine. Il remonte le temps. « Le village a été fondé au début du 19e siècle par nos grands-parents originaires de Djirnda. Ils venaient s'établir ici en période d'hivernage pour pratiquer la pêche. Ils ont, par la suite, décidé de s'y installer définitivement », informe le chef du village confortablement posé dans son salon. Souleymane Oumar Sarr ajoute que le nom du village est inspiré des premières cases qui ont été construites sur l'île par Diamé Sarr, Ndoffé Sarr, Djitta Sarr et Diouma Thioro Sarr. « C'étaient des maisonnettes en paille. Selon les témoignages des anciens, ces premiers locaux rendirent belle l'île. On disait alors « Fa Mbind » en sérère pour dire qu'il fait bon vivre ici », soutient-il.
Fambine est relié à Djirnda par un pont en chantier qui avait fini de martyriser les jeunes écoliers. Cette situation oblige à faire un grand détour par pirogue. Sur le quai de la petite île, de jeunes garçons s'activent à démêler les filets et à aider les véhicules à accoster. Une vingtaine de pirogues tanguent côte à côte sur les flots. D'énormes lots de filets de pêche campent déjà le décor. Derrière ces petits monticules de fibres synthétiques maillées se trouvent les habitations. Ces concessions sont à même le quai, à moins de 10 mètres des eaux. Le calme du village est perturbé par un groupe de jeunes qui s'attellent à réfectionner la toiture d'un bâtiment. Ils transpirent déjà pendant que d'autres prennent leur premier repas du jour.
Il est presque 10 heures, le temps du petit déjeuner. Hommes, femmes et enfants se réunissent autour d'un grand bol de riz blanc agrémenté de quelques filets d'une sauce légère qui, évidemment, se retrouve aussitôt au fond du réceptacle. Au milieu du récipient gisent un lot de poissons et de grosses tranches de citrons. Bien sûr, tout ceci fait saliver. En même temps, on se pose la question à savoir comment préférer ce plat au pain bien croustillant. Eh bien, tout est question d'habitude, mais surtout de disponibilité d'une ressource qu'il faut savoir pêcher tout de même !
Pionniers de la pêche à la senne dans le Gandoun
Des poissons, il y'en a en abondance. Et ces gens-là ont décidé de manger ce qu'ils produisent. Certainement, un choix de la raison qui épouse bien leurs goûts de grands pêcheurs. Les cours de leurs maisons sont ornées de filets de pêche de toutes sortes et de tailles différentes.
Vêtus de salopettes imperméables et de bottines étanches, un groupe de pêcheurs aux bras veineux particulièrement musclés, témoins de la dureté du labeur, avance vers le quai pour aller pêcher. Ils utiliseront plusieurs techniques, dont celle dite de l'épervier, appelée « mbaal sanni » en wolof. Elle consiste à lancer un filet parsemé de masses de plomb par un quart du tour du buste, comme lors du lancer du disque. Le dispositif va, en principe, se refermer avant d'être remonté avec des poissons. Ou pas.
Cette technique est l'une des plus anciennes. Elle est répandue et la seule pratiquée dans le Gandoun jusqu'en 1937, date à laquelle la pêche à la senne a commencé à être appliquée dans cette zone. Également appelé « mbaal laaw » en wolof, cet exercice compte deux variantes. Celle dite « digueul » ou immergée et celle dite « opane » qui consiste à tirer la senne sur la plage, contrairement à la première qui se fait en pleine mer et ne nécessite pas de descendre de l'embarcation. Il faut juste tirer le filet à la pirogue.
Ces deux variantes de la pêche à la senne sont la particularité de Fambine. Le village a une histoire avec la pêche à la senne qui remonte au milieu du 20e siècle. Donc, assez récente. Elle met en scène deux protagonistes : un Toucouleur et un Sérère. « Cette technique de pêche a été enseignée à mon père, Fabirama Sarr, par un Toucouleur originaire de Koylel, dans le Fouta. C'était en 1937. Il s'appelait Souleymane Fall et je porte son nom. Alors qu'il était dans ses pérégrinations, il a atterri ici, à Fambine. Voyant comment nous pêchions, il a proposé à mon père de lui enseigner une technique très efficace et de modifier le filet que nous connaissions jusqu'alors. Souleymane Fall a appris à Fabirama Sarr à confectionner cette nouvelle forme de filet qu'est la senne et à la pratiquer », raconte le chef du village de Fambine qui est né 20 années après cette rencontre entre les deux hommes.
Il ajoute que cette technique a été disséminée dans tout le Gandoun à partir de Fambine qui en est une île dépositaire. « Les premiers à disposer de cette connaissance sont Fabirama Sarr, Sanandewou Sarr... Ce sont eux qui ont appris aux autres comment tisser le « mbaal laaw » et comment pratiquer cette pêche », ajoute-t-il fièrement. Néanmoins, cet homme au discours ponctué de mots en français, en témoignage de son bref parcours scolaire, reconnaît qu'en termes de pêche, les Sérères niominka doivent une fière chandelle à leurs cousins du Fouta. « Ils sont nos maîtres. Ils nous ont appris des méthodes et pratiques que nous ne connaissions pas », indique-t-il.
En un peu plus d'un demi-siècle de pratique, la pêche à la senne est devenue la technique de prise la plus répandue dans le Gandoun, après celle des filets tournants, à en croire l'ouvrage « Typologie des engins et techniques de pêche artisanale utilisés au Sine-Saloum » de Dr Tidiane Bousso, océanographe biologiste.
« Thiourakh », fief du génie de Fambine
Fambine se singularise par son rapport au surnaturel. Rien que pour le décor, l'île offre une vue panoramique de 180 degrés sur une forêt qui se situe en opposition de la façade maritime. Dans ce lot de végétaux se distingue un grand baobab appelé « Thiourakh ». L'arbre est un lieu de recueillement où se font des sacrifices qui, parfois, permettent de calmer les génies des eaux. Ces explications sont fournies par Doudou Sarr. Il est le frère aîné du chef du village. Si son jeune frère connaît mieux l'histoire du village, lui, maîtrise mieux les mystères de Fambine. D'une voix enfantine, le sourire plein de pudeur, il soutient que Fambine est un carrefour par lequel passaient beaucoup de pêcheurs conscients de la portée mystique de l'île. « Pour beaucoup d'anciens pêcheurs, il était impensable d'aller en mer pêcher sans au préalable passer par Fambine », raconte-t-il. Il soutient qu'il est arrivé plusieurs fois où des pêcheurs qui n'ont pas reçu la bénédiction des génies attrapent des poissons qui, une fois à quai, disparaissent.
Le chef du village, Souleymane Oumar Sarr, prend le relais et poursuit avec le fort caractère du génie de l'île. Selon lui, chaque année, avant la saison des pluies, un rite annuel doit être fait à l'autel de Thiourakh. C'est une prière pour l'abondance des ressources halieutiques. « Un boeuf doit y être immolé, ensuite les jeunes vont en mer avec la panse de l'animal qu'ils vont immerger dans l'eau en pratiquant une forme de nage dédiée. Si elle coule, alors les poissons seront disponibles en grande quantité malgré la saison pluvieuse. La présence de requins et de raies est également un signe que nos prières sont acceptées », explique-t-il devant des regards médusés.
Mais, ce n'est pas tout. Doudou Sarr, frère ainé du chef de village, dit qu'en général, il faut sacrifier un boeuf noir. Cependant, l'animal n'existant pas sur l'île, il doit être identifié dans un troupeau le matin, puis subtilisé la nuit. Si le propriétaire a la malchance de venir réclamer l'animal, un malheur va s'abattre sur lui. « Ils savent bien que c'est nous qui avons cette pratique mystique. En général, personne ne vient à la recherche de l'animal. Le cas échéant, il risque de voir tout son troupeau mourir », confie Doudou Sarr qui ne peut s'empêcher de rire au vu de tant de stupéfaction. Toutefois, cela fait deux années que cette pratique n'a pas été observée. « Cela a tendance à perdre du terrain avec l'Islam. Néanmoins, nous n'osons pas tourner le dos à Thiourakh. Du moins pas encore », confie Souleymane Oumar Sarr.
En outre, les habitants de l'île étaient de bons pêcheurs de lamantins avant sa prohibition. Réputé être très mystérieux, ce mammifère marin ne pouvait pas être capturé par n'importe qui, dit-on. À Fambine, les vieux savaient comment faire, explique le chef du village. Mais, selon lui, cette pratique a presque disparu avec l'interdiction de la chasse du lamantin. « J'ignore moi-même les incantations qu'il faut faire pour capturer le lamantin. Cependant, il y en a encore qui savent les paroles à dire pour y parvenir, mais ils sont maintenant très avancés en âge. Ils avaient le don de dire à l'animal d'échouer à une plage telle et cela se passait exactement ainsi. C'est un animal mystérieux dont la chasse peut coûter la vie. Mieux vaut, au préalable, s'armer d'une science mystique solide », affirme Souleymane Oumar Sarr.
Malgré tout, il revient aux Toucouleurs qui, selon lui, sont les meilleurs dans le domaine des incantations. « Il y avait un vieux toucouleur du nom de Seydou Diop. Jamais, il n'a fait des incantations sans qu'on ait fait les meilleures prises, et ce, quel que soit l'animal poursuivi. Il était extrêmement doué », dit-il.