Cote d'Ivoire: Immobilier - Ce qui se cache derrière les effondrements d'immeubles à Abidjan (Enquête)

C'est un phénomène des temps nouveaux qui suscite colère et indignation. Qu'est-ce qui est à l'origine des effondrements d'immeubles à Abidjan ? Notre enquête !

Comme si c'est un fait banal. Moins d'une semaine après l'effrondrement d'un immeuble à Cocody-Bessikoi, rien ne montre qu'un drame s'est produit sur le site. Le mercredi 5 juillet 2023, tout le gravat a été enlevé. Le site ressemble à un terrain nu. Seule la présence d'une pelleteuse montre que des gravats ont été enlevés de ce lieu. Aux encablures, chacun vague à ses occupations. Des enfants jouent au football, sur un terrain nu, à proximité de cet endroit où un fait malheureux s'y est produit, à peine quelques jours.

Sur ce terrain, une pancarte présentant une photo d'un adolescent, est toutefois évocatrice. Le jeune vigile commis à la surveillance pour empêcher toutes les personnes malveillantes qui viennent dérober les fers et autres matériaux entrant dans la construction, révèle que l'image sur la pancarte est celle d'une victime de l'effondrement. « C'est un jeune de 19 ans qui habite le quartier. Il était sur le chantier, chargé de monter des briques.

Il est décédé, à la suite de l'écroulement de l'immeuble en construction. Ce soir (Ndlr, ce mercredi 5 juillet), il y aura sa veillée funèbre », relate le vigile, les yeux larmoyants. Cette information cause en nous une grande tristesse.

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Le vendredi 30 juin 2023, aux environs de 11h, une alerte sur les réseaux sociaux fait état de l'effondrement d'un immeuble R+6 en construction. Le bilan est lourd. Ce drame a causé la mort de neuf travailleurs et fait huit blessés, soit un total de dix-sept victimes.

Ce jeune fait partie des victimes. Il n'a pas eu la chance de Zoué Eli, un autre jeune, qui est sorti indemne de cette catastrophe. Cet aide-maçon, âgé seulement de 21 ans n'oubliera jamais cette sombre journée. Il dit avoir eu la vie sauve parce qu'il s'est vite aperçu, du dehors, que le bâtiment est en train de s'effondrer. « Je suis un contractuel sur le chantier.

Du bas, j'envoie le sable en hauteur, par un mécanisme, aux staffeurs qui étaient au nombre de quatre. Dans mon groupe de travail, nous sommes cinq. Nous devions couler le béton. Mais, tout est allé très vite. Du bas j'ai vu que l'immeuble est en train de tomber. Je me suis cherché sans réfléchir (Ndlr : J'ai pris mes jambes à mon cou, sans autre forme de procès). Un autre staffeur descendu pour acheter de la nourriture a également eu la vie sauve », relate-t-il, la voix étreinte par l'émotion.

Loin d'être un cas isolé, les effondrements se multiplient dans la capitale économique ivoirienne ces dernières années. Depuis le début de l'année 2023, c'est le 4e effondrement. En 2020, il y a eu onze effondrements, deux en 2021 et trois en 2022.

La récurrence de ce phénomène amène des interrogations : qu'est-ce qui explique ces effondrements ? Pourquoi de tels faits se multiplient à Abidjan ? A qui la faute ?

Les propriétaires pointés du doigt en premier

Le ministère de la Construction, du logement et de l'urbanisme, à travers sa plateforme collaborative de contrôle des constructions (Pccc), une structure qui vise à mettre fin à la spirale de drames dans le secteur de l'immobilier, est formelle.

Dans les différentes enquêtes menées par cette structure composée d'agents contrôleurs dudit ministère, des acteurs du domaine de l'immobilier, des agents des forces de l'ordre, etc., pointe du doigt les propriétaires.

Ainsi, concernant l'immeuble R+6 de Bessikoi, la Pccc a dénoncé le non-respect des règles par le maître d'ouvrage. « Ce chantier d'un immeuble R+6, non autorisé, a fait l'objet de contrôle par nos services lorsque les travaux étaient au stade du quatrième étage.

En effet, des injonctions d'arrêt des travaux y ont été notifiées. Ce sont : un procès-verbal de constat d'infraction notifié le 06 septembre 2021 ; et un procès-verbal de poursuite des travaux notifié le 13 décembre 2021. Suite à la notification du procès-verbal de poursuite des travaux, nos services ont constaté l'arrêt effectif des activités sur le chantier. Ce fut le cas au cours de l'année 2022. Le 24 mai 2023, nos équipes ont constaté que les travaux de construction de l'immeuble étaient au sixième étage.

Suite à ce constat, une convocation a été notifiée sur le chantier, et le maitre d'ouvrage n'y a pas répondu jusqu'à ce que survienne l'effondrement dudit immeuble ce vendredi 30 juin 2023 », lit-on dans la note explicative adressée au ministre de la Construction, du logement et de l'urbanisme, dont nous avons reçue une copie.

Par ailleurs, dans cette note, la Pccc révèle que selon les témoignages des ouvriers sur le site, des travaux de fouilles pour des fosses sceptiques et puits perdus ont été entrepris sous le bâtiment. « Ces travaux pourraient être à l'origine de l'effondrement de l'immeuble », souligne la Pccc. En clair, le refus du proriétaire de respecter les différentes injonctions d'arrêt des travaux du ministère et les travaux de puits perdus entrepris imputables au propriétaire ou à son maître d'oeuvre ont occasionné l'effondrement du bâtiment.

Autre lieu, même attitude du propriétaire et même conséquence. Il s'agit de la chute d'une partie de la dalle du 3ème étage d'un immeuble en construction dans la commune de Treichville, avenue 09 rue 20 barrée, le lundi 13 février 2023, aux environs de 12h55mn qui a fait deux blessés. « Nos équipes ont constaté sur le site qu'il s'agit, en effet, de la chute d'une partie de la dalle du 3ème étage d'un immeuble en construction à usage de commerces et d'habitations. Ce chantier est connu et suivi par nos services. Des injonctions d'arrêts de travaux ont été notifiées au maitre d'ouvrage par l'antenne de Plateau-Treichville pour défaut de permis de construire.

Il s'agit de la notification du procès-verbal de constat d'infractions le 05 07 2022, tenant lieu d'arrêt immédiat des travaux lorsque ceux-ci étaient au stade de l'exécution de la fondation ; le marquage des murs de l'immeuble, le 17 11 2022, lorsque les travaux étaient au niveau du 1er étage; la convocation du maitre d'ouvrage le 24 janvier 2023, à apporter à nos services, la preuve de la légalité de ses travaux suite au constat du redémarrage de son chantier; la notification de la mise en demeure de démolition le 02 février 2023, pour la reprise des travaux malgré le défaut de permis de construire », relate la Plateforme collaborative de contrôle des constructions. Ces explications de la Pccc montrent si besoin est, l'insoumission du propriétaire, aux mesures arrêtées par l'administration.

La négligence des propriétaires est aussi mise à nu par la Pccc, même pour l'effondrement des maisons déjà habitées. C'est le cas de l'effondrement de l'immeuble de type R+4 en exploitation, sis à Angré 9ième tranche Satci, lot 1019, à Cocody. Dans la nuit 06 au 07 mars 2022, aux environs de 01 heure, cet immeuble habité s'est effondré sur des occupants, causant sept morts. « Les investigations menées nous ont permis d'établir que l'immeuble effondré, propriété de Mme AMF a été érigé sans permis de construire (elle soutient avoir un permis de construire R+1 qu'elle n'a pas encore présenté à nos services).

Selon le témoignage d'un rescapé, le bâtiment mis en exploitation depuis bientôt trois ans, présentait des fissures inquiétantes qui ont été signalées à la propriétaire sans que rien fit jusqu'à ce que survienne le présent drame », déplore la Pccc.

Outre le ministère, plusieurs acteurs acteurs dénoncent l'attitude peu recommandable des propriétaires.

Des acteurs interpellent les maîtres d'ouvrage

Joseph Amon, président de l'Ordre des architectes de Côte d'Ivoire, que nous avons interrogé au siège de son organisation, à Cocody, au lendemain de l'effondrement de l'immeuble de type R+4 en exploitation, sis à Angré 9ième Tranche Satci, a énuméré les nombreuses causes d'effondrement d'immeubles en Côte d'Ivoire. Selon l'architecte, il y a d'une part les causes générales.

Celles-ci, a-t-il affirmé, remontent à la phase des études. « A ce niveau, il y a des éléments obligatoires qui auraient pu être mis en place avant de commencer le projet immobilier. Il y a notamment les fondations qui s'appuient sur les études géotechniques préalables.

Il y a aussi la qualité des matériaux de construction », a-t-il indiqué. Parlant de la qualité des matériaux, Joseph Amon soulève à la fois les éléments qui sont dans le milieu structurel mais également leur mise en oeuvre.

« On fait certes du béton mais les dosages de béton en acier, en sable, en ciment, en gravier et en eau doivent respecter un certain nombre de règles et c'est tout cela qu'il faut regarder », dit-il. Il n'omet pas de relever des défaillances relatives au béton qui concourent à la stabilité de l'ouvrage. « De plus en plus sur certains chantiers, on utilise le béton prêt à l'emploi parce que ce béton est réalisé selon les normes, depuis la zone de fabrication, le transport et la mise en oeuvre. Mais si ce béton passe deux heures dans la circulation, ceux qui l'utilisent, savent-ils quels sont les additifs qu'il faut avant de le reverser sur le chantier ? Car, il importe de le souligner, le béton a commencé à travailler déjà.

Tenez, il y a certains qui commencent à couler le béton et lorsque c'est l'heure de la pause, ils arrêtent et ils reviennent une heure après, alors que le béton a commencé à sécher et ils remettent un peu d'eau pour couler ce béton. Mais le béton a déjà une heure de retard. Donc quand vous le mettez à l'oeuvre, ce n'est plus le même béton que vous avez », précise-t-il.

D'autre part, explique l'expert, il y a les causes telles que les explosions à l'intérieur des bâtiments et autres. « Donc les effondrements peuvent être la combinaison de plusieurs causes initiales. Pour ce que je sais ou ce que je constate dans les rapports finaux transmis par les experts qui sont sur place, et lorsqu'on voit les bâtiments affaissés les uns sur les autres, on pense à un problème de qualité de matériaux et de la réalisation de l'ouvrage. L'effondrement peut être aussi dû à la combinaison des deux facteurs », clarifie-t-il.

Le président de l'Ordre des architectes de Côte d'Ivoire a également abordé la question de la qualité du sable. « Certains vont au bord de la route ramasser du sable et l'amènent sur un chantier, alors que c'est un sable qui est impropre à la construction. Vous prenez un sable au bord de la mer, c'est impropre à la construction parce qu'il contient des éléments chimiques inappropriés aux matériaux de construction. Il faut éviter cela », interpelle-t-il.

Par ailleurs, au plan professionnel, il déplore la floraison de professionnels aux qualités douteuses. « Aujourd'hui, de plus en plus, nous avons des soi-disant experts ou constructeurs qui se sont développés dans toutes les villes d'Abidjan, tout le monde sait construire, bâtir. Mais, en réalité, les pourcentages des interventions des professionnels sont insignifiants par rapport au nombre de constructions. Certains pensent bien faire parce qu'ils ont vu faire et ils pensent que c'est ce qu'il faut faire », fait-il observer.

Siriki Sangaré, promoteur immobilier, par ailleurs, président de la Chambre nationale des promoteurs et constructeurs agréés de Côte d'Ivoire (Cnpc-CI), partage cet avis. « Certaines constructions sont réalisées par des opérateurs véreux et corrompus qui passent par les mailles du filet et violent les règles découlant des réformes initiées par le ministère de la Construction », nous a-t-il confié, en juin dernier, dans ses bureaux à Cocody. Siriki Sangaré évoque aussi les aléas climatiques, de plus en en plus présents à cause du réchauffement climatique.

A ces causes, il ajoute les défaillances, dues à des éventuelles négligences au cours des travaux de l'aménagement proprement dit et le défaut d'entretien.

Pour Yamoussa Coulibaly, un autre opérateur immobilier, les constructions ne peuvent pas réussir si des personnes décident de faire des réalisations sans des opérateurs agréés. Que sont notamment des architectes, géomètres, juristes, urbanistes... « Chacun a son travail, il faut s'appuyer sur des spécialistes.

Par ailleurs, des gens construisent sans le respect des procédures imposées par les textes », a-t-il dénoncé, au cours d'un entretien sur l'un de ses sites, à Songon, récemment. Pour l'opérateur, il faut aller au-delà de la responsabilité des seuls opérateurs immobiliers.

Quid de la responsabilité du ministère de la Construction ?

Famoussa Coulibaly n'épargne pas l'Etat. « Sur les cas d'écroulement d'immeubles, la défaillance est à tous les niveaux de la chaîne », souligne-t-il, sans autre forme de procès. Le président de la Confédération générale des Pme-PMI du BTP, Soro Doté, va plus loin, en accusant le ministère de la Construction, du logement et de l'urbanisme de ne pas prendre des mesures coercitives. « Comment peut-on laisser quelqu'un à qui on fait injonction d'arrêter les travaux poursuivre le chantier et causer les décès ? », s'interroge cet entrepreneur. Comme pour déplorer l'indolence du ministère de la Construction, du logement et de l'urbanisme.

Toutefois, l'Etat oppose à ces accusations, les nombreuses initiatives prises par le ministre Bruno Koné.

Ces mesures prises par l'administration

Selon la direction de la communication du ministère de la Construction, du logement et de l'urbanisme, le premier responsable de ladite administration, Bruno Koné, ne cesse de multiplier les initiatives afin de réduire drastiquement les effondrements d'immeubles à Abidjan et en Côte d'Ivoire, ces trois dernières années.

Les statistiques sont évocatrices. Les efforts déployés, s'est satisfait le service communication, ont produit des résultats positifs. Car de onze effondrements en 2020, le pays n'a enregistré que deux effondrements en 2021 et trois en 2022. Certes, en 2023, à la moitié de l'année, il y a déjà quatre écroulements. Mais, cela est encore loin du bilan de 2020.

Pour atteindre ces résultats, ont insisté les collaborateurs de l'actuel ministre, leur patron a pris d'importantes mesures. Il s'agit, entre autres, du renforcement des contrôles de constructions, avec le recrutement de contrôleurs de qualité.

Ainsi de 2760 contrôles de terrain effectués en 2020, ils sont passés à 9867 contrôles en 2021. En sus, les démolitions de bâtis non conformes aux règles ont pris l'ascenseur. « D'une démolition en 2020, on est passé à 51 démolitions en 2021.

En 2022, ce sont 165 démolitions qui ont été enregistrées », a fait observer le premier responsable de l'administration de la construction, du logement et de l'assainissement.

Par ailleurs, ont-ils dit, Bruno Koné a entrepris plusieurs actions de sensibilisation. « Il y a plus de trente mille constructions actuellement dans la ville d'Abidjan, il n'est pas matériellement possible d'avoir des agents contrôleurs sur tous les chantiers de construction », ont relaté ces agents du ministère de la Construction, du logement et de l'urbanisme, comme pour interpeller les maîtres d'ouvrages sur la nécessité de respecter les règles. Car, ont-ils souligné, 80% des constructions à Abidjan ne respectent pas les règles de base.

Celles-ci, ont-ils insisté, consistent à faire intervenir un architecte pour tous les immeubles au-delà de R+2, un bureau d'études pendant toute la durée du chantier, le recours à une assurance de chantier et enfin l'affichage du permis de construire.

Dans le cadre de ces campagnes de sensibilisation, le ministère a initié des journées portes ouvertes dans plusieurs communes du district d'Abidjan. Ceci afin de donner les formations utiles aux populations.

Ces campagnes, ont promis les agents du ministère, vont s'étendre dans les grandes villes, sur l'ensemble du territoire national afin de permettre aux populations d'avoir les rudiments avant de prendre toute décision en matière immobilière.

Mais à l'évidence, ces actes doivent être consolidés.

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