Touba démontre la capacité d'adaptation des mourides
Par sa naissance rurale et son ancrage dans ce milieu, la confrérie a développé des formes cohésives d'encadrement, avant de démontrer sa capacité d'adaptation en produisant des réseaux de solidarité et de mobilisation au moment de son implantation dans les villes sénégalaises et à l'étranger. Avec l'urbanisation de Touba, le corps maraboutique applique à plusieurs niveaux, des stratégies en rapport avec de nouvelles réalités, de nouvelles ambitions et de nouveaux moyens.
De la force du lien de chaque acteur ou groupe d'acteurs avec la fondation ou l'expansion de la confrérie dépend traditionnellement son pouvoir charismatique qui est constitué par l'équilibre de ses positions multiples, religieuses, économiques, politiques, sociales, et surtout son rapport à la mémoire symbolique. À ces positions s'ajoute son niveau d'intégration dans la société urbaine de Touba qui devient un des paramètres importants du charisme, autant que son expression. Le prestige à Touba est une des positions qui influent sur la personnalité charismatique, et la gestion urbaine constitue une autre fonction maraboutique Mais ce nouveau défi nécessite des ajustements et des mutations desquels dépend l'efficacité de la gestion d'une société urbaine de plus en plus complexe. Les premiers acteurs de la production urbaine sont les khalifes. Et c'est à partir du second khalifat qu'une véritable conscience de ville et une prise en charge de sa construction se font jour.
Touba émerge ainsi dans un semis urbain marqué par l'hypertrophie de Dakar et la relative stagnation des villes secondaires, et dans laquelle le rôle de création urbaine par l'État est demeuré largement prépondérant. Il constitue désormais la première ville de l'intérieur et un point de rupture de charge et un passage vers le reste du pays avec notamment l'autoroute « ila Touba ». L'armature urbaine sénégalaise, essentiellement tournée vers la côte, s'enrichit ainsi au centre du pays d'une autre grande ville qui rééquilibre l'influence du Triangle Dakar-Thiès-Mbour en formation.
Mais cette ville n'est en réalité que la projection spatiale urbaine de la confrérie mouride, de son organisation sociale, de ses mutations et de sa vision du monde. Le pouvoir politique, le dynamisme économique et la capacité d'adaptation des Mourides ont profondément marqué la société sénégalaise contemporaine. La confrérie mouride née dans le dernier quart du 19ème siècle est d'inspiration soufi comme les autres confréries musulmanes du Sénégal qui ont joué un rôle de substitution et d'encadrement dans le contexte de déstructuration de la société wolof. Les Mourides représentent une hiérarchie sociale structurée par des croyances et des règles construites autant à l'époque de Cheikh Ahmadou Bamba qu'après sa disparition. La recomposition des pratiques socio-religieuses se fait au rythme de la reterritorialisation qui est une donnée permanente. La relation fondamentale qui lie le marabout mouride à son disciple (Jebëlou, jaayanté) a ainsi été largement décrite dans la littérature et ses implications sociales, économiques et politiques analysées sous l'angle de disciplines diverses et durant tout le siècle. L'intérêt porté à la confrérie par la recherche n'a fait que s'accentuer depuis 60 ans. Des thèmes divers continuent à être étudiés par des géographes, des historiens, des sociologues, des anthropologues, des politologues dans de nouveaux cadres où l'originalité de la confrérie se manifeste. Ainsi, après l'analyse de la dissémination des Mourides en milieu rural et des structures de fonctionnement et de production qu'ils y ont inventées1[i], les mécanismes d'adaptation au milieu urbain sénégalais[ii], les relations entre l'État et la confrérie[iii], une autre génération de recherches qui concernent surtout les migrants internationaux mourides s'est développée depuis 1981 et autour des années 90[iv]. Beaucoup d'études ont ainsi été consacrées à la confrérie. Mais, peu d'entre elles se sont intéressées à sa capitale. Pourtant, pendant tout ce temps, le groupe confrérique s'était fortement mobilisé pour son projet urbain et s'est transformé en le réalisant. A partir des années 60 et surtout dans les années 80, Touba a cependant commencé à étonner et a attiré l'intérêt de certains milieux universitaires. Plusieurs travaux, dont celui commandité par l'État[v], et les nombreux mémoires universitaires[vi] ont postulé l'originalité de cette ville religieuse dans le réseau urbain et tenté d'appréhender sa génèse.
Le rêve urbain se traduit ainsi en ville-chantier vivace où l'effort immobilier constant change perpétuellement les paysages sur lesquels règne désormais en maître le parpaing. La durcification se généralise et la verticalisation amorcée devient une nouvelle référence. Mais l'effort immobilier est également un révélateur pertinent de la personnalité du nouveau Mouride, celui-là qui a comme point d'ancrage et lieu identitaire Touba tout en étant « internationalisé », tourné vers le monde. C'est par lui que le modèle toubien se reproduit dans un contexte national paradoxalement contraignant et avec des ressorts singuliers. Le nouvel homme toubien identitairement translocalisé produit une nouvelle société urbaine porteuse d'un fort sentiment d'appartenance, de constructions mentales concernant le sol toubien, d'un mode de vie particulier, d'une autre vision du monde. Dans l'espace urbain du quartier et du sous-quartier, les relations avec les marabouts s'affranchissent de la soumission et deviennent de plus en plus des relations de voisinage simples, tandis que l'attachement à la ville globale est de plus en plus fort. Ainsi, l'espace urbain en se métamorphosant rétroagit sur l'organisation confrérique, ses valeurs, ses pratiques. Par ailleurs, l'analyse de la conquête du sol par les Toubiens a permis une lisibilité plus grande des sinuosités de la société urbaine, et offre une possibilité de relecture du devenir de la ville et de la confrérie face à la liberté produite par la spéculation et par la vie citadine.
Touba face aux défis de l'éducation
La cité de Touba est devenue une métropole qui étend ses tentacules vers tous les points cardinaux. Elle a tellement grandi que ses besoins sont nombreux et complexes et demandent une mobilisation de moyens plus importants de la part de l'Etat, de la commune de Touba et de tous les dahiras qui prennent leurs parts dans les investissements énormes attendus. L'exemple de Touba ca kanam qui investit des milliards depuis 6 ans représente une spécificité toubienne. Il a été précédé par des dahiras comme Matlaboul Fawzaini, Hizbut Tarkhiyya qui ont ouvert la voie d'une participation plus importante des dahiras dans l'urbanisation et de la gestion de la cité. Ils tentent de répondre aux principaux défis que sont les infrastructures et équipements d'éducation et de santé, l'accès à l'eau et à l'assainissement, l'hygiène et la gestion des déchets, la sécurité, la gestion des eaux pluviales, la lutte contre le chômage des jeunes et la précarité sociale, etc.
Comme toutes les villes, Touba fait face à la révolution numérique et aux bouleversements économiques et sociétaux que génère la mondialisation. Sa jeunesse est tout aussi exposée aux flux d'informations et d'idées qui passent par les réseaux sociaux et Internet. Et les relations entre marabouts et disciples vont beaucoup changer. Mais la ville de Touba du fait de son identité religieuse et de ses valeurs spirituelles issues des enseignements de Cheikhoul Khadim, est un espace de résistance à la mondialisation et constitue une échappatoire par rapport aux tentations de l'alcool, du tabac, de la prostitution, des jeux de hasard, de la musique profane, etc. Touba est la première ville non-fumeur, no-alcohol du monde. Le contexte actuel valide en quelque sorte les choix d'interdiction du visionnaire qu'était Serigne Abdoul Ahad qui aident tous les toubiens à se protéger contre la mondialisation débridée et ses effets dévastateurs sur les croyances et les âmes.
Le complexe Cheikh Ahmadoul Khadim (CCAK) dont l'Université est une composante importante mais qui s'adapte aux besoins spécifiques de la cité religieuse en matière d'éducation. Comme vous le savez, depuis bien longtemps, Touba n'a pas été intégré dans la carte éducative et avec l'hémiplégie des indicateurs de mesure des performances du secteur qui ne prend pas assez en compte l'éducation religieuse et coranique des daaras, il constituait une zone grise du système éducatif publique. Par conséquent il vient combler un manque autant du point de la confrérie que de l'Etat du Sénégal qui a la responsabilité d'organiser et de soutenir le secteur. Le complexe de Touba va encore renforcer le rôle de capitale de l'éducation religieuse de la cité.
Au demeurant, l'éducation religieuse a une historicité et un ancrage très profond au Sénégal qui est un pays à plus de 95% de musulmans et à presque 100% de croyants. Les ordres d'enseignement chrétiens sont proportionnellement bien représentés dans l'espace de l'offre éducationnelle avec une image saine et ouverte, malgré quelques insuffisances et leur dynamisme n'est plus à démontrer. A contrario, l'éducation islamique qui est une constante dans les sociétés musulmanes sénégalaises a un déficit de reconnaissance et de structuration. Pourtant l'instruction est une obligation et l'accomplissement du rituel est fortement lié à un ensemble de règles que le musulman doit respecter, en collectivités ou en intimité.
Au Sénégal, l'enseignement arabo islamique a un ancrage historique, sociologique, scientifique, territorial, fort. Il est apparu dès l'islamisation du pays et s'est définitivement installé dans les écoles depuis l'empire du Ghana bien avant le saccage de Kumbi Saleh par les Almoravides en 1076. Car le royaume du Tekrûr qui était partie de l'empire de Ghana a été un territoire où l'islam était dominant sous le règne de Wara Diabe (mort en 1044).
Bien avant la colonisation, l'arabe était la langue de formation des élites et les foyers d'éducation religieuse jouaient un rôle important dans ce sens. Saints et chefs religieux ont, au Sénégal, une forte tradition de fondation qui fait des daara, un instrument utilisé depuis plusieurs siècles pour faciliter le rôle de protecteur, puis d'encadrement, d'enseignement, des marabouts dans la société wolof. Plusieurs villes sont nées de l'initiative de marabouts ayant bénéficié de privilèges accordés par les pouvoirs en place dans la période qui a précédé la colonisation pour créer des centres d'éducation religieuse. Coki fondé entre 1725 et 1733, Pire en 1603, et Ndiaré sont les plus connus avant Mbacké par exemple. Touba est l'héritier de cette tradition de fondations scolastiques en réseau. Les marabouts de renom qui ont par la suite créé les confréries sont tous plus ou moins passés dans ces écoles[vii], devenues les cadres de liens et d'alliances importantes entre familles maraboutiques. La plupart des wird confrériques y ont été initiés. Le daara d'aujourd'hui résulte donc d'héritages provenant d'initiatives d'agents maraboutiques et ont toute leur légitimité dans un enseignement et un système d'éducation avec un contenu sénégalais.
Aujourd'hui, l'enseignement arabo islamique reste encore une réalité incontournable et l'Etat a été obligé de le prendre en considération depuis les indépendances jusqu'à nos jours avec une force, une sincérité et des fortunes diverses. Sous ce rapport, la présidence du Président Macky Sall a permis de passer un cap. Il faut admettre qu'il y a une compétition entre enseignement « laïc » et enseignement arabo islamique et celle-ci revêt un caractère idéologique et politique qu'il faut désormais dépasser. Le Complexe CAK de Touba se positionne en assumant un enseignement religieux et modernisant.
L'enseignement religieux musulman est une demande profonde d'une partie de la société sénégalaise, mais elle est contrainte dans son fonctionnement et dans ses débouchés. La difficulté d'accueil des arabisants de retour d'études à l'étranger en est l'un des révélateurs. La constitution de ghettos à tous les niveaux de l'enseignement en est la conséquence. Le Complexe de Touba permettra d'absorber au moins une partie des étudiants qui étaient envoyés dans les autres pays musulmans pour approfondir leurs études.
L'exemple des pays comme le Maroc ou l'Algérie peuvent nous servir d'illustration pour montrer que le meilleur moyen de »contrer » le radicalisme et l'extrémisme c'est de lui couper l'herbe sous les pieds en offrant un enseignement de l'islam modéré, aux racines locales et soufi, porté par une confrérie comme la Mouridiyya, dénué de toute forme d'idéologie politique.
Un complexe pour décomplexer et assumer le système éducatif mouride
L'Université est l'aboutissement de tout un complexe (Complexe Cheikh Ahmadoul Khadim CCAK) qui prépare les étudiants par l'enseignement du Coran et des sciences religieuses ainsi qu'au Baccalauréat arabe. Donc l'arabe sera la langue dominante mais la langue wolof et es langues étrangères occuperont une place importante. Le complexe Cheikh Ahmadoul Khadim va décomplexer et déconfiner l'éducation mouride et islamique au Sénégal.
Comme vous le savez, depuis bien longtemps, Touba n'a pas été intégré dans la carte éducative et avec l'hémiplégie des indicateurs de mesure des performances du secteur qui ne prend pas assez en compte l'éducation religieuse et coranique des daaras, il constituait une zone grise du système éducatif publique. Par conséquent il vient combler un manque autant du point de la confrérie que de l'Etat du Sénégal qui a la responsabilité d'organiser et de soutenir le secteur. Le complexe de Touba va encore renforcer le rôle de capitale de l'éducation religieuse de la cité.
Au demeurant, l'éducation religieuse a une historicité et un ancrage très profond au Sénégal qui est un pays à plus de 95% de musulmans et à presque 100% de croyants. Les ordres d'enseignement chrétiens sont proportionnellement bien représentés dans l'espace de l'offre éducationnelle avec une image saine et ouverte, malgré quelques insuffisances et leur dynamisme n'est plus à démontrer. A contrario, l'éducation islamique qui est une constante dans les sociétés musulmanes sénégalaises a un déficit de reconnaissance et de structuration. Pourtant l'instruction est une obligation et l'accomplissement du rituel est fortement lié à un ensemble de règles que le musulman doit respecter, en collectivités ou en intimité.
L'« interdiction » de l'éducation laïque date d'au moins 1945 sous le khalifat de Cheikh Mouhamadou Fadel (Serigne Fallou) parce que c'est après cette date que Cheikh Ahmadou Mbacké Gaindé Fatma a établi la première école à Darou Khoudoss, dans sa propre concession pour donner la chance à certains enfants de Touba d'associer l'enseignement en français avec l'éducation en langue arabe. Il s'agissait moins d'une interdiction que d'une forme de rejet de l'enseignement laïque classique et d'un ancrage dans le système éducatif mouride. D'ailleurs, une autre manifestation de ce rejet est la fermeture par Serigne Saliou Mbacké en 1996 de classes construites par l'Etat avec le concours de la Banque mondiale. Ces classes avaient été présentées au khalife général comme un soutien à son système éducatif alors qu'elles voulaient introduire l'enseignement laïque dans la cité religieuse.
Aujourd'hui l'offre est plus diversifiée avec la démultiplication d'écoles coraniques qui intègrent dans leurs curricula l'enseignement laïque et permet en même temps aux élèves de mémoriser le Coran et d'apprendre les sciences religieuses. L'école Al Azhar ouverte par Cheikh Mouhamadoul Mourtadha il y a des dizaines d'années a également formé des milliers d'élèves dans le modèle franco-arabe et est en train de mettre en place son système supérieur et professionnel (Université Cheikh Ahmadou Bamba) à Touba et dans beaucoup de localités du Sénégal sous le modèle du Waqf et le principe de la gratuité. Il y a également l'école de Darou Marnane qui a été ouverte en dehors du statut spécial et qui répond à la demande d'enseignement en langue française. Beaucoup d'élèves de Touba sont également dans les écoles de Mbacké. Mais fondamentalement, Touba garde le statut de « Capitale des écoles coraniques » avec plus de 2000 daara qui hébergent, nourrissent, blanchissent et éduquent plus de 100 000 enfants. Et cette offre répond à la demande de la plupart des Toubiens qui préfèrent l'éducation religieuse mouride. [1]
Justement une des fonctions de l'éducation mouride est de décomplexer le disciple et de changer la mentalité selon laquelle, on ne peut être intellectuel qu'en langue française. C'est un enseignement rappelé par Cheikh Ahmadou Bamba dans ses oeuvres et dans sa vie. Mais désormais les Mourides sont partout au Sénégal et dans le monde et sont formés dans toutes les disciplines et toutes les langues. Par ailleurs, c'est aussi une question de visibilité. Les événements scientifiques organisés pour la préparation du Magal par la commission Culture et Communication et la dahira Rawdou Rayahin, l'explosion des médias mourides et des réseaux sociaux pour lesquels les Mourides se positionnent dans la bataille des contenus, montrent beaucoup plus l'exubérance, le dynamisme et le talent des intellectuels mourides. On voit que cette intelligentsia se positionne dans les débats nationaux et internationaux, et s'approprie également le projet éducatif mouride dont ils seront les principaux animateurs. Ils sont aujourd'hui dans les plus grandes universités au monde, tout en étant représentatifs du système éducatif de Touba et des Mourides. Le nombre de publications et de livres des Mourides sur les Mourides a connu une croissance exponentielle et reflète ce que le fondateur de la confrérie disait de l'écriture : karaamati xatu yadii : « mon miracle, ce sont mes écrits ».
*SUITE ET FIN
Par Dr Cheikh Guèye, géographe, auteur de « Touba la capitale des Mourides », membre de Rawdou Rayaahin et de la commission Culture et Communication du Magal de Touba
[1][1]
[i] Pélissier, 1966, ; Copans, Rocheteau, Roch et Couty, 1972
[ii] Momar Coumba Diop, 1980
[iii] D. C. O'Brien, 1975 ; C. Coulon, 1981 ; L. Villàlon, 1995
[iv]Ces deux dates correspondent à deux phases importantes de l'émigration mouride vers l'étranger.
[v] BCEOM, 1974
[vi] M. M. Guèye, 1986 ; A. Bamba Diop, 1989 ; C. A. M. Babou, 1992 ; E. Ross, 1989, 1995, 1996, E. H. Ndiaye, 1992