Sénégal: Mballing (Mbour) - L'ancienne léproserie a pansé ses plaies

15 Septembre 2023

C'est le dernier né des villages qui longent la Petite Côte. Mais, quand les autres localités de cette partie du département de Mbour se prévalent toutes d'un mythe fondateur reposant sur des récits enchanteurs, Mballing, lui, doit se coltiner le narratif d'un enfantement dans la douleur du fait d'une maladie à cause de laquelle il a été, pendant longtemps, mis au ban de la société : la lèpre. Soixante-huit ans après sa naissance et quarante-sept ans après s'être vu coller le statut de « village de reclassement social » qui ne sera abrogé qu'au mois d'avril dernier, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts. L'ancienne léproserie semble avoir pansé ses plaies, à force d'abnégation de ses habitants et n'est plus regardée de haut par les localités voisines. Même si quelques croyances ont toujours la peau dure...

On l'appelle « Boulevard des anciens ». Il s'agit d'une large route en terre séparée, au milieu, par une rangée de haies qui longe la façade latérale du Cem Moussa Kadam de Mballing. Sur ce long mur, des fresques immortalisent le visage de quelques vieilles personnes, au nombre de quinze. Parmi eux, le parrain du Cem, mais aussi Moussa Sène, Mbaye Badiane, Ibrahima Ngom, Babou Ndiaye Sine, Ilimane Sow... Ils ne sont plus de ce monde, mais leur figure et leur souvenir continuent de planer sur le village de Mballing, leur terre d'accueil, un matin de 13 juillet 1955, quand le monde entier les a rejetés, à cause de la lèpre.

« Ils font partie des 122 personnes qui ont passé la première nuit à Mballing », précise Assane Kadam, le chef de village. Lui aussi fait partie du lot, alors qu'il n'avait pas encore deux ans. Le bâtiment dans lequel son père a logé, jusqu'à une vingtaine de jours de sa mort, est encore debout, sur la place publique du village, à l'ombre de grands fromagers. C'est l'un des cinq bâtiments originels du village, tous identiques, construits pour accueillir les malades. Chacun compte huit chambres à raison de quatre lits par chambre. Ils sont disséminés dans le village et se sont fondus dans le décor, happés par l'urbanisation galopante qu'a connue Mballing avec le temps.

Le logement où résidait l'infirmier ainsi que l'ancien dispensaire où les malades étaient soignés, aussi, sont encore visibles sur le site. Assane Kadam précise que son père, Moussa Kadam, n'était pas atteint de la lèpre, mais faisait office d'intendant au sein de cette léproserie qui aura, plus tard, le statut de village de reclassement social des lépreux guéris ou mutilés par une loi de 1976 qui a été abrogée au mois d'avril 2023.

On en comptait neuf. Outre Mballing, il y avait Koutal (Kaolack), Diambo (Podor), Peycouck (Thiès), Némaba (Ziguinchor), Teubi (Bignona), Fadiga (Kédougou), Sowane (Fatick). L'idée était d'isoler les malades de la lèpre et de bloquer la chaîne de transmission de cette pathologie. Les autorités avaient alors créé des villages dits de « reclassement social », où, en vertu de cette loi, étaient rassemblés des lépreux et leurs familles.

Aujourd'hui, à Mballing, plus rien n'indique qu'on est dans une léproserie. La maladie a été presque vaincue, seuls quelques individus, souvent de vieilles personnes mutilées, traînent encore les séquelles de cette pathologie. « Avec l'avancée de la médecine, la maladie a été considérablement ralentie, de sorte que les enfants des malades n'étaient pas forcément malades, grâce aux mesures prophylactiques. Ceux qui ont fait l'histoire de ce village de reclassement, le noyau dur sont décédés, il ne reste que le vieux Mbaye Cissé et moi. Les quelques mutilés qu'on rencontre ici, actuellement, sont des malades qui ont rejoint le village après son installation, les années suivantes, au fil du temps pour bénéficier de soins et se loger », explique Assane Kadam.

Quand le sentiment de rejet se transforme en source de motivation

Mais, avant l'abrogation de cette loi, que de stigmatisations subies, de discriminations vécues, d'humiliations endurées par les populations de Mballing. Pourtant, elles se sont battues pendant longtemps pour que cette étiquette qu'on leur avait collée soit enlevée. Même si, dans leur tête, souligne Assane Kadam, ils ne vivaient pas ce statut. « C'était à l'angle mort de notre rétroviseur depuis longtemps. Les gens ont atteint un niveau de vie qui ne collait plus à l'état d'indigence sociale. Depuis 1992, on s'est battu pour que ce statut pesant qui nous rabaissait et poussait les gens à nous regarder d'un autre oeil, comme si nous étions des bannis, soit cassé. On est en Afrique et au Sénégal où certaines croyances ont la peau dure, on sait donc que cette étiquette ne disparaîtra pas du jour au lendemain, mais c'est déjà un gros pas », souligne le chef de village qui occupe cette fonction depuis 1999, à la suite de son père Moussa Kadam.

Pour Abdou Cissé, responsable de « Leprahilfe », une association allemande qui soutient les lépreux et a mis en place une cuisine communautaire qui donne à manger aux malades qui vivent seuls, cette abrogation aura au moins le mérite de rendre à Mballing sa dignité de village comme tous les autres villages. « Auparavant, quand il s'agissait de lister le nombre de villages de la zone, on disait, par exemple, "32 villages et Mballing", on n'était pas comptabilisé, une sorte de stigmatisation. Mais pour nous, ici, la maladie c'est dans la tête. Par exemple, on peut avoir des parents malades, mutilés, et pourtant on le vit bien », explique le natif de Guédiawaye, lui dont les parents étaient malades et internés à Mballing.

Ce sentiment de rejet et la stigmatisation, Mbaye Kandji, responsable du volet socio-scolaire de l'association allemande, l'a également vécu et, en a été témoin dans la vie de tous les jours. « Il y a quelques années, quand nos parents voulaient aller à Mbour, c'était tout un problème. Quand on était élève à Mbour, les véhicules qu'on prenait refusaient de s'arrêter à Mballing. On nous faisait descendre soit avant, soit après le village, et on marchait le reste du trajet. Lors des matchs navétanes, nos adversaires faisaient des signes de la main qui rappelle la main mutilée d'un lépreux », liste Mbaye Kandji. À Mballing, on raconte l'anecdote à propos d'un homme du nom de Omar Ka qui, à chaque fois qu'il quittait Mbour pour aller à Joal, une fois arrivé à hauteur de Mballing, se bouchait les narines de peur de choper le virus de la lèpre. Ironie de l'histoire, il est tombé malade par la suite et a séjourné à Mballing.

Ces préjugés qu'ils ont vécus, les populations de Mballing en ont fait une force, animées par la hargne du revanchard. « Nous ne nous sommes jamais apitoyés sur notre sort. Ce n'est pas parce que nous sommes un village de lépreux que nous sommes restés les bras croisés. Nous avons ici de braves travailleurs qui ont pris leur destin en main pour donner un avenir meilleur à leurs enfants en les inscrivant à l'école. Nous avons deux écoles primaires, un Cem, deux écoles arabes qui font même le baccalauréat, un poste de santé... Notre pêche est florissante avec un centre de transformation des produits halieutiques très dynamique, il y a aussi l'agriculture. Aucun village de la zone n'est plus florissant que Mballing », assure Assane Kadam.

En sport, ajoute Mbaye Kandji, malgré les moqueries, leur Asc est la meilleure du coin. « Nous avons transformé la stigmatisation en source de motivation. C'est comme ça que beaucoup de familles s'en sont sorties. Nous avons des administrateurs civils, des docteurs en pharmacie, des docteurs dans d'autres domaines, de hauts cadres... », ajoute-t-il. L'exemple le plus patent est Maguette Sène, le maire de Malicounda, commune à laquelle est rattachée Mballing, par ailleurs Directeur général du Coud. Il est originaire du coin et son père fait partie des anciens de la localité dont le visage orne le mur sur le boulevard des anciens.

Du centre « trypano » à Mballing, la longue odyssée

On peut dire que Mballing est devenue une léproserie sur un coup du hasard. Dans les années 1950, c'est une autre maladie qui inquiétait le plus l'administration coloniale : la trypanosomiase ou maladie du sommeil. Un centre de traitement de cette maladie fut alors ouvert non loin du site qui est devenu aujourd'hui le village de Mballing : « Centre trypano ». Fréquemment, les médecins français faisaient des séances de dépistage de la trypanosomiase dans les villages environnants compris dans ce qu'ils ont appelé « Secteur spécial n°11 », précise Assane Kadam. « Lors de ces campagnes de dépistage dans la brousse, les médecins constataient que les villageois mettaient en quarantaine, dans des cases à l'écart des habitations, des gens malades. Ils ont constaté que ces derniers avaient la lèpre supposée être très contagieuse à l'époque. Ces médecins ont alors décidé de les ramener au Centre trypano pour les soigner », raconte Assane Kadam.

Par la suite, d'autres malades de la lèpre, qui avaient entendu parler de ce centre, sont venus d'eux-mêmes pour bénéficier de soins. Face à l'afflux de malades de la lèpre qui venaient s'ajouter aux gens atteints de trypanosomiase, ce qui risquait de causer une deuxième pathologie aux malades, l'administration du centre décide de changer d'approche. Un site près de la plage fut aménagé pour reloger les lépreux. « C'était sur une dune en face de la mer afin qu'ils puissent humer l'air marin qui, semble-t-il, avait des vertus thérapeutiques. Le site s'appelait « Contacé », déformation en Wolof du mot "contagieux" », raconte le chef de village.

Malheureusement, un jour, un violent incendie ravagea le site de « Contacé » et causa des pertes en vies humaines. Pour reloger les rescapés, l'administration coloniale décide alors de mettre sur le site actuel du village de Mballing qui avait l'avantage de disposer déjà de bâtiments pour les accueillir. Le village de Mballing venait de naître, en accueillant ses premiers habitants, le 13 juillet 1955. « On l'appelait, à l'époque, Léproserie de Mballing. Mais, puisque les erreurs de la nature se réparent dans le temps, et que la lèpre commençait à disparaître, on l'a rebaptisé Village de reclassement social en 1976. Le village est donc passé d'un statut médical à un statut social », explique Assane Kadam. Le village tiendrait son nom de la lagune de la localité appelée "Mbaling" avec un seul « L ». Mais une autre version voudrait que le nom provienne d'une usine de transformation qui s'appelait « La Baleine ». « Au gré de cette confusion lexicographique entre Mbaling et Baleine, la localité est devenue Mballing », tranche le chef de village.

L'empreinte des Ong

En raison de son statut, Mballing a beaucoup bénéficié de l'appui d'Ong et d'associations qui s'activent dans l'humanitaire. L'une de ces structures est Leprahilfe Sénégal, une association allemande d'aide aux lépreux. Depuis plus de quarante ans, elle est aux côtés de ces malades victimes de rejet par la société. Ainsi, à Mballing, elle a ouvert une cuisine communautaire qui permet à ces personnes, vivant souvent seules, de se nourrir gratuitement. Néanmoins, avec le temps, la cantine ne sert plus seulement les malades, mais aussi toute personne frappée d'indigence. « La cantine n'est plus réservée exclusivement aux malades. N'importe qui, s'il n'a pas de quoi manger, peut venir ici et se faire servir. Même les gens de passage peuvent en profiter », explique Abdou Cissé, le responsable du volet socio-sanitaire de Leprahilfe Sénégal à Mballing. Il ajoute que des familles, qui s'étaient inscrites à la cantine pendant de nombreuses années, ne sollicitent plus l'aide de la cuisine communautaire parce que, entre-temps, leur situation sociale a changé.

Selon Cissé, chaque jour, plus de 125 plats sont distribués, en plus du petit déjeuner et des fruits. « Il y a encore quelques anciens malades dans le village, surtout des vieux, mutilés, qui vivent seuls. Sans la cuisine, ils souffriraient », précise-t-il. À part l'alimentation, l'association prend en charge les soins médicaux des malades, les ordonnances, ainsi que les analyses médicales. « On couvre tous leurs besoins, même les habits et la literie », ajoute M. Cissé.

Quant au volet socio-scolaire, Mbaye Kandji en est le responsable depuis 2013. Cet aspect est pris en charge par l'association depuis 2009. Selon lui, chaque année, la demande devient plus forte. Les orphelins et semi-orphelins sont privilégiés, même si tout élève qui remplit les conditions est éligible. « Actuellement, nous avons en charge 367 élèves, les 95 % sont de Mballing. Quasiment, tous les édifices scolaires de Mballing ont été construits grâce à ces deux associations : huit classes dans l'école primaire, six classes dans le Cem, l'école maternelle en intégralité, une école primaire est en cours de construction », souligne Mbaye Kandji.

ASSANE KADAM, CHEF DE VILLAGE DE MBALLING

Le guilleret « autochtone »

Il en a fait une rengaine : « je fais partie des 122 personnes qui ont passé la première nuit dans le village de Mballing », martèle avec force Assane Kadam. L'homme, à presque 70 ans, est devenu la mémoire vivante de cette ancienne léproserie.

Pour nous parler de l'histoire du village de Mballing, Assane Kadam a bien choisi son endroit : l'intersection entre l'ancien bâtiment où logeait son père, Moussa Kadam, la maison que ce dernier s'est fait construire et qu'il a rejoint « vingt-et-un jour avant sa mort » en 1999 et la petite mosquée qu'il avait érigée entre les deux et que les gens appellent « Diakka Yéyé ». Une appellation intrigante pour un lieu de culte mais Assane Kadam, qui se distingue par ses saillies, a une explication. « Yéyé renvoie à la génération yéyé (patte d'éléphant, afro). À l'époque, l'imam qui dirigeait la prière ici, s'appelait Baye Ndiaye. Il était surnommé "Vieux 404" du nom d'une marque de voiture française. On l'affublait ce surnom parce que ses prières ne duraient pas, il les expédiait très vite, notamment les nafilas. Donc, les gens préféraient venir prier derrière lui au lieu d'aller dans les autres mosquées où la prière pouvait être très longue », raconte-t-il, avec une dose d'humour qui ne manque pas d'arracher un sourire à ses interlocuteurs.

Face à lui, en l'écoutant parler, on ne s'ennuie jamais. Assane a cette capacité de dérider l'atmosphère la plus tendue, avec ses croustillantes anecdotes qu'il déclame de manière décontractée. Par exemple, au début de l'entretien, il déclare qu'il n'a pas fait d'études coraniques et a fréquenté à peine l'école française. Mais, son niveau de maîtrise de la langue de Molière et son parcours académique qu'il brossera plus tard le trahissent. À la question de savoir pourquoi il avait dit qu'il n'avait pas fait d'études poussées alors qu'il avait le bac, a fait la Faculté de Médecine et réussi des concours comme celui des Douanes, Assane Kadam lâche : « N'ai-je pas le droit d'être modeste » ! Réponse déconcertante qui provoque un fou rire.

Ce père, d'une famille de huit enfants, marié à deux femmes, est ce qu'on peut qualifier de totem de Mballing, au-delà d'en être le chef de village. Partout où il passe, c'est des « Assane ! » suivis de conciliabules à n'en plus finir. Aujourd'hui, il est devenu un homme épanoui, après avoir vécu des moments difficiles liés à sa situation sociale compliquée. D'ailleurs, c'est l'une des raisons pour lesquelles il n'a pas poursuivi ses études de médecine. Mais, ne pensez pas qu'il en a des remords, loin de là. C'était pour mieux rebondir ailleurs. Et Assane a réussi à se réinventer avec succès. « Je ne pouvais pas continuer, donc je me suis tourné vers les concours.

C'est ainsi que j'ai réussi à entrer à la Douane en formation accélérée et, trois mois plus tard, on m'a affecté au poste de Douane de Keur Ayib. C'est de là-bas que j'ai reçu, par télégramme, mon admission à Air Afrique comme agent de constatation », confie-t-il non sans fierté. Mais, dès que la compagnie panafricaine a commencé à battre de l'aile, Assane Kadam s'est tourné vers l'architecture, sous les conseils et l'appui de son directeur d'exploitation, M. Cordoba, qui l'a mis en relation avec un de ses amis architecte. « C'est comme ça que j'ai commencé à prendre quelques cours. Par la suite, j'ai eu des contacts avec un architecte de concept A à Dakar qui s'appelait Soulèye Diagne.

C'est avec lui que j'ai commencé à travailler dans le secteur de l'architecture. Lorsque mon père commençait à prendre de l'âge, j'ai arrêté de travailler pour venir à ses côtés », explique-t-il. Il n'empêche, il acceptera, quelque temps après, une proposition de ce même Soulèye Diagne de travailler sur le chantier de Sénégal Mines, à Mbodiène, qui y exploitait de l'attapulgite. « J'y ai fait quatre à cinq années et j'en ai profité pour refaire ma maison », explique-t-il. Et c'est durant cette période aussi qu'il a été désigné chef de village, en remplacement de son père. Une mission qu'il conduit avec engagement, détermination et beaucoup de bonhommie.

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