Sénégal: Pencs de Dakar - Un patrimoine menacé de disparition

Par pt (APS) - La presqu'île du Cap-Vert, du nom donné autrefois au terroir qui correspond à l'actuelle région de Dakar, était par le passé peuplé essentiellement de lébous, lesquels étaient communément surnommés "Borom Ndakarou" (les propriétaires de Dakar). Le pays lébou était alors divisé en 12 pencs, ces places publiques où la communauté se retrouvait pour discuter, légiférer, juger ou célébrer mais qui, aujourd'hui, ont tendance à disparaitre sous la pression d'une urbanisation galopante.

Avec une population de plus de quatre millions d'habitants (projections 2023 de l'ANSD), l'ancienne presqu'île du Cap-Vert est aujourd'hui une mégalopole cosmopolite qui se modernise à un rythme effréné.

Les anciennes demeures léboues ont été pour la plupart vendues, tandis que d'autres sont devenues presqu'invisibles en raison de la modernisation de la ville.

"Il ne reste que quelques maisons authentiques qui passent presque inaperçues au milieu d'immeubles et autres constructions modernes au niveau de Dakar-Plateau", explique Diossy Mbengue, un notable du penc de Mbot.

Il indique que la plus grande partie de cette surface bâtie appartenaient aux lébous et que certaines maisons ont été vendues pour des questions d'héritage.

D'autres familles léboues ont donné leurs propriétés en bail, dans la plupart des cas à des commerçants, en particulier les Libano-syriens.

"Les pencs actuellement à Dakar Plateau comme à la Médina sont envahis par les marchés et ont tendance à disparaitre en tant que patrimoine", fait remarquer l'écrivain Abdou Khadre Gaye, président de l'Entente des mouvements et associations de développement (EMAD).

A la Médina, le constat est le même, dit-il, se réjouissant du fait que le penc de Santiaba, siège de la collectivité léboue, fait partie des quelques pencs qui ont conservé une partie de leur authenticité.

"Toutes les réunions et autres activités de la collectivité léboue se déroulent au penc de Santhiaba en raison de sa configuration qui offre une cour très large", explique Matar Diop, djambour de Dakar et l'un des trois djambour de Mbakeuneu.

Un peuple originaire du Nil

Jadis, les lébous vivaient sur la partie côtière de la région de Dakar, qui va du Plateau à Ouakam, ainsi qu'à Ngor et Yoff. Dakar-Plateau était la zone la plus densément peuplée, où la communauté léboue avait établi résidence autour de "penc".

Pour comprendre l'histoire de ce peuple traditionnellement pêcheurs, "il faut d'abord remonter assez loin dans le temps", indique Abdou Khadre Gaye. "L'historien Cheikh Anta Diop nous dit que cette population est venue des rives du fleuve Nil, en Egypte", confie le président de l'EMAD.

Né au penc de Thieudème, à Dakar Plateau, Abdou Khadre Gaye est passionné par l'histoire de ses aïeux.

"C'est au 5ème siècle, avec l'occupation de l'Egypte par les Perses que les populations se sont déplacées et les lébous en même temps", révèle-t-il.

D'après lui, les lébous sont passés par la Mauritanie, les royaumes du Tékrour et du Walo, au nord du Sénégal. C'est au moment où Ndiadiane Ndiaye, le premier roi du Djolof fonda en 1360 le grand Djoloff, qu'ils ont pactisé avec lui pour venir s'installer dans son royaume.

Ils quittèrent ce royaume sous le règne d'un roi dictateur et sanguinaire et vinrent s'installer dans la presqu'ile du Cap-Vert, car refusant d'être réduits en servitude.

"Au niveau de la presqu'île du Cap-Vert, le premier village fondé s'appelait +Moukhère+ et le centre du village se trouvait au niveau du site actuel du Stade Léopold Sédar Senghor", déclare avec ardeur Abdou Khadre Gaye.

C'est selon lui une épidémie de la maladie du sommeil qui a provoqué l'éclatement du village, dont les habitants se scindèrent en trois groupes.

"Le premier groupe a fondé le village de Yoff qui a donné naissance à Ouakam, ensuite à Ngor. Ces trois villages constituent un trépied que l'on appelle +tank+ (pied en wolof). Les lébous disent +fii le tankk yèm+ [C'est ici la fin de la terre]", explique-t-il.

Le deuxième groupe a créé le village de "Bègne", dont l'emplacement est situé vers Hann-Bel Air. Ce village n'existe plus aujourd'hui.

Le troisième groupe a fondé le village de Soumbédioune. C'est lors d'une réconciliation à la suite d'une querelle interne entre les habitants de Bégne et Soumbédioune, que les 12 pencs formés.

Bataille pour l'occupation de Dakar-Plateau

Selon des documents historiques, les premiers villages avaient été établis sur la Pointe de Dakar. Mais les Français voulaient s'installer dans cette zone, qu'ils considéraient comme étant plus habitable et, qui plus est, se trouve près de la mer et offrait une vue imprenable.

Ils ont alors commencé à déguerpir les lébous pour les réinstaller sur les dunes de sable situées à l'époque au-delà de la rue Vincent. L'année 1914 fut une année cruciale, avec l'apparition d'une épidémie de peste.

"Certains dignitaires disent que cette épidémie a été inventée pour donner l'occasion de déguerpir les pencs", révèle Diossy Mbengue, notable et natif du penc de Mbot.

Selon le président de l'EMAD, c'est à cette occasion que le colonisateur créa le "village de ségrégation" de la Médina.

Il explique que l'actuelle avenue Malick Sy, bordées alors de filaos, constituait la zone tampon séparant deux mondes : la ville française et la ville autochtone.

Pour forcer les lébous à quitter leurs villages, les colons n'hésitaient pas à envoyer de exécutants de basses oeuvres pour mettre le feu aux cases.

Certains habitants acceptèrent de partir. Six pencs s'installèrent ainsi à la Médina, avant qu'une révolte des populations n'éclate.

"Les lébous ont des autels domestiques qu'on appelle "Khamb" situés sur le site de l'actuelle école Bibi Ndiaye et les colons voulaient mettre le feu à ces "khamb", relate-t-il.

"Armand Angrand [maire de Gorée en 1928 et de Dakar en 1934] nous raconte dans son livre qu'il y avait 5000 personnes au niveau de l'actuelle avenue Lamine Guèye angle Faidherbe, armées jusqu'aux dents pour dire si vous mettez le feu à une seule case, nous mettrons le feu au palais du gouverneur", déclare, ému, l'écrivain Abdou Khadre Gaye.

Le gouverneur d'alors ainsi que le député Blaise Diagne et le guide religieux El Hadj Malick Sy se rendirent sur les lieux pour décanter la situation.

"Abdou Aziz Sy Al Amine nous a raconté que ce jour-là, El Hadj Malick Sy a fait un aller-retour pieds nus entre la zone où avaient eu lieu les émeutes et le palais du gouverneur, sans s'en rendre compte", raconte-t-il.

Il s'agit ainsi, précise-t-il, du premier incident qui fit reculer les colons dans leur entreprise de déguerpissement des lébous.

Un deuxième évènement dissuadera de nouveau le colon, selon Diossy Mbengue. A l'époque, dit-il, Farba Paye était le Jaaraf du penc de Mbot. On le surnommait le commandeur des abeilles.

"Il avait un pouvoir mystique énorme tiré d'un long séjour passé à Ouakam pour y apprendre le Coran mais surtout la sorcellerie", raconte Diossy Mbengue.

"Lorsque les brûleurs de cases sont arrivés à Mbot, ils l'ont trouvé au niveau de l'arbre penc. Il a refusé de quitter les lieux. Une dispute éclata et il sortit sa hache. Quand il y a eu cette querelle, il a frappé un coup de hache sur l'arbre et au lieu de sève, c'est du sang qui en est sorti. Alors, les brûleurs de case eurent peur", raconte le vieux Diossy Mbengue.

Selon lui, "c'est cet arbre qui abritait l'armée d'abeilles. Donc, il a fait ses incantations et les abeilles sont sorties en une grande nuée. Les brûleurs de cases, qui étaient sur des chevaux, se sont alors enfuis", poursuit-il.

Quand El hadj Malick Sy prédisait la reconquête du Plateau

Le troisième évènement fut la première Guerre mondiale, qui éclata en 1914. L'éclatement de ce conflit avait détourné l'attention des colons vers d'autres préoccupations, se souviennent les notables lébous.

Mais compte tenu du fait que six pencs étaient déjà installés à la Médina, témoignent-ils, El Hadj Malick Sy a demandé aux habitants d'y rester, prenant exemple sur le Prophète Mohamed (PSL), qui a quitté la Mecque pour Médine avant de revenir, plus tard, pour la reconquérir.

D'après Abdou Khadre Gaye, le guide spirituel avait alors déclaré : "Je vous prédis que vous allez revenir reconquérir les terres de Dakar Plateau."

"Et effectivement, Blaise Diagne a été élu à cette même période premier député noir africain à siéger au Palais Bourbon. Ensuite, il a continué les transactions et les populations ont été dédommagées et on leur a redonné leurs terres du Plateau", explique-t-il.

Il souligne que c'est El Hadj Malick Sy qui donna le nom de Médina au village de ségrégation. "Le village devait s'appeler Ponty-ville, en hommage au gouverneur William Ponty, présent à Dakar au moment des émeutes et qui est décédé quelque temps après", renseigne Matar Diop, un notable lébou.

Il indique que c'est à partir du village de ségrégation que sont nés six pencs : Santiaba, Mbakeuneu, Thieurigne, Diécko, Ngaraf et Kaay Ousmane Diène.

"Mbakeuneu est le premier penc qui s'est installé en 1914 à la Médina et qui a donné naissance au penc de Santiaba. Mais nous sommes tous liés par les liens de parenté, car les lébous se mariaient entre eux", renseigne-t-il.

"Il y a également six penc à Dakar-Plateau : les penc de Mbot, de Gouye Salaan, Thieudème, Yakk Dieuf, Hock [qui n'existe pratiquement plus, mais qui a donné naissance à Fann Hock] et Kaay Findew", souligne Matar Diop.

Chaque penc renvoie à une famille fondatrice

Selon l'écrivain Abdou Khadre Gaye, chaque penc renvoie à une famille bien déterminée, laquelle est sa fondatrice. Il en est ainsi des "pencs Thieudème et Kaay Findiw" reliés à la famille Mbengue et du penc de "Mbot", qui renvoie à la famille Paye.

Le penc "Yakk Dieuf" relève de la famille Samb, et "Hock" de celle des Guèye. Le penc de "Santiaba" doit son existence aux Diop, tandis que 'celui de 'Thieurigne" est relié aux Ndoye. "Diécko et Ngaraaf" renvoient à la famille Diagne.

Les pencs "Mbakeuneu, Kaay Ousmane Diène et Gouye Salaan" renvoient respectivement aux familles Mbaye, Diène et Dione", explique l'écrivain.

Il regrette aujourd'hui que les pencs, qui représentent un patrimoine historique, tendent à disparaitre.

"Les espaces sont laissés à l'abandon et ont tendance d'année en année à se détériorer et pour pouvoir les conserver, on devrait les préserver comme un patrimoine national", plaide-t-il.

En attendant, Abdou Khadre Gaye se bat corps et âme au quotidien pour conserver ce patrimoine et faire aussi revivre la culture léboue à travers ses écrits et l'association qu'il préside.

Il précise que le "Festival Mémoire des pencs", organisé tous les ans, entre dans le cadre de ce combat pour la préservation de ce patrimoine matériel et immatériel.

L'écrivain projette aussi de sortir l'année prochaine un nouveau roman "Le rêve du baobab".

"C'est l'histoire d'un jeune qui va à la découverte de sa ville natale qu'il ne connait pas. Une occasion pour raconter l'histoire des pencs et des légendes lébous", explique l'auteur.

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