Cameroun: Le Camerounais Éric Delphin Kwégoué, lauréat du Prix Théâtre RFI 2023 pour «À coeur ouvert»

Avec une âme enragée, transportée par un flot de mots, l'auteur camerounais décrit sans filtre la corruption et la violence gangrénant son pays natal. À coeur ouvert dénonce avec un acharnement salutaire et une virtuosité formelle la déchéance de l'État tout en esquissant la possibilité d'un sursaut du peuple. Avec cette histoire racontée avec courage, Éric Delphin Kwégoué, 46 ans, a remporté le Prix Théâtre RFI 2023 qui sera décerné ce dimanche 24 septembre au Festival des Francophonies, à Limoges.

Ses quelques cheveux gris sur la tête lui procurent une aura de sage. Une image contrebalancée par une barbe de trois jours et un t-shirt à manches longues dorloté de formes et de couleurs. Le rouge et le jaune laissent deviner un esprit agité, mais derrière les épaules, les dreadlocks se fraient tranquillement un chemin jusqu'à la hanche et semblent canaliser une énergie intérieure débordante. À coeur ouvert s'intitule le texte lauréat d'Eric Delphin Kwégoué et la dédicace de l'auteur sur la première page fait froid dans le dos : « À Martinez Zogo ! Et à la mémoire de tous les journalistes froidement assassinés dans mon pays ».

L'urgence de l'écriture

Le décor est planté. Chez Eric Delphin Kwégoué, l'écriture ressemble à un électrochoc. « Oui, pour moi, l'écriture est fondamentale, car elle contribue non seulement à dénoncer, elle contribue aussi à trouver les équilibres dans la société et elle sert aussi à l'auteur à sortir de ses frustrations. À un moment donné, il y a une urgence et l'auteur souhaite exprimer des choses qu'il porte en soi. » Une urgence emportant la ponctuation sur son chemin. L'écriture se transforme en un flot de mots et le lecteur se sent entrainé dans un courant qu'il ne maitrise plus et qu'il ne peut plus arrêter, pratiquement obligé d'accepter d'être malmené.

« J'ai écrit beaucoup sans ponctuation, justement, c'est une question d'urgence. Et quand je suis dans une certaine forme d'urgence, de précipitation, je supprime les virgules, les accents, plein de choses. C'est très important, ça montre l'état d'urgence. En même temps, ça permet aussi à celui qui s'approprie le texte de le prendre à son rythme, parce qu'il s'agit d'un travail de rythme dans ce texte, dans cet excès sans ponctuation. Cela permet au metteur en scène de donner sa ponctuation, son propre rythme. »

Le Cameroun à coeur ouvert

La corruption de l'État est au coeur de l'histoire. Nous vivons le cauchemar d'une famille où le mari détient des documents ultra-sensibles sur l'octroi et la gestion des marchés publics compromettant des membres du gouvernement. À l'instar d'un polar, chaque minute risque de bousculer la vie de sa femme enceinte et de son fils. Et le seul contrepouvoir restant semble être le podcast de la Pamphlétaire du Ghetto, diffusé sur les réseaux sociaux. Pour Eric Delphin Kwégoué, cette impression de se retrouver en permanence dans une situation d'urgence est largement partagée par une grande partie des Camerounais. Ce n'est pas par hasard qu'il écrit au tout début du texte : « dorénavant chaque citoyen devra se balader avec son cercueil posé sur la tête... » Autrement dit : au Cameroun, chaque publication risque d'acquérir le statut d'un testament.

« Oui, le Cameroun traverse des moments très difficiles. On en parle très peu, mais on vit vraiment entre deux grands conflits. La secte islamiste Boko Haram terrorise le Grand Nord, et dans la partie anglophone, il y a une guerre depuis 2017 qu'on n'arrive pas à arrêter. Donc, le Cameroun vit entre deux conflits. Et au milieu, nous avons une situation politique très chaotique au centre du pays, avec des journalistes assassinés et des opposants arrêtés. Nous vivons dans un État d'urgence. Ce n'est pas seulement moi qui le dis, mais c'est aussi une parole de la société, du peuple qui dit : "On vit sans lendemain. On vit dans un État sauve-qui-peut." Moi, je m'approprie juste ces bruits du peuple pour en faire lumière. »

« Germinal » d'Émile Zola et le peuple camerounais

Les références littéraires ne viennent pas de son propre pays, mais Kwégoué affiche une sensibilité forte pour Émile Zola dont il cite dans le texte Germinal, célèbre roman écrit après avoir longuement interrogé des ouvriers. Et quand il parle du chef de file du naturalisme, il met sa main sur le coeur : « Pour moi, Germinal est une référence très importante. J'ai lu Zola et dans Germinal, il valorise la parole du peuple, la parole des ouvriers. Moi, je considère ces ouvriers comme le peuple camerounais. C'est pourquoi j'ai fait référence à Zola en ce moment-là. C'est une parole essentielle. Je conseille toujours aux jeunes auteurs de lire des chefs-d'oeuvre comme Germinal. »

Aujourd'hui, Eric Delphin Kwégoué est devenu comédien, metteur en scène, auteur de théâtre et dirige sa propre compagnie de théâtre à Douala, Koz'art. Mais tout a commencé, il y a 46 ans. Né en 1977 à Bana, un petit village dans l'ouest du Cameroun, il grandit entre Yaoundé et Douala. Le théâtre est encore loin. Ses premiers pas artistiques, il les fait dans le rap, au collège. « Du rap à la poésie, c'est juste un pas. J'ai donc commencé à écrire de la poésie. Et puis, un jour, mon père me dit : "Tu m'embêtes quand tu déclames les poèmes à la maison. Moi, je te propose d'aller dans un centre où tu peux aller te former aux arts dramatiques." C'est mon père qui m'envoie à la Maison des Jeunes et des Cultures de Douala. En 2000, quand j'arrive là-bas, je me forme d'abord en tant que comédien, mais, comme j'avais déjà la plume d'un poète, très vite, j'entre dans l'écriture dramatique. »

Quand le théâtre apporte la lumière de la vie

Sa première pièce véritablement reconnue, il l'écrit en 2008, L'ombre de mon propre vampire (éditions Ifrikiya), une histoire qu'il a encore remontée l'année dernière. Et quand il se rappelle ce qui l'avait poussé à écrire cette pièce, encore aujourd'hui, ce sont d'abord les émotions et les larmes qui montent avant de laisser passer le premier mot : « En fait, c'était une forme de ras-le-bol, parce que, en 2006, j'ai failli me suicider parce que j'avais un peu mal de la vie. Et puis en 2008, grâce au yoga et grâce au théâtre qui m'a donné un peu de lumière, j'ai essayé d'écrire ce moment-là où j'ai failli m'ôter la vie. L'ombre de mon propre vampire parle justement de ce ras-le-bol de moi, de tout ce que je ne veux pas, de tout ce qui m'emmerde, de tout ce chaos, de la famille qui ne me laisse pas respirer, des choses qui n'avancent pas, de mon art qui n'avance pas du tout... Dans ce long monologue, j'ai essayé de cracher ma bile, de tout déverser, de dire que j'avais assez du monde. »

Puis, il y aura encore un autre moment qui va changer sa vie. En 2014, en résidence à l'université de Tours, Eric Delphin Kwégoué rencontre à la Grande Bibliothèque le théâtre documentaire. « J'ai lu beaucoup de livres sur le théâtre documentaire. Pour moi, c'était un choc, parce que, avant, j'écrivais un théâtre qui était dans la fiction. Et quand je rencontre le théâtre documentaire, finalement, j'ai décidé d'écrire tous mes livres, toutes mes pièces, vraiment toujours de façon documentée. C'est comme ça qu'est né À coeur ouvert. »

Corruption politique, l'homosexualité, la condition féminine, un monde devenu fou...

Depuis, il a écrit une vingtaine de pièces évoquant aussi bien la corruption politique, l'homosexualité criminalisée ou la condition féminine au Cameroun, dont Taxiwoman (éditions Lansman), qui a reçu le prix Esther de littérature théâtrale en 2020 et le prix Jacques Scherer en 2021, sans oublier Igonshua (éditions Lansman), l'histoire d'un deuil impossible et lauréat de l'Inédit Afrique et Outremer en 2017. En juillet dernier, son oeuvre LeZ-Zanimal, une fable contemporaine sur le retour au Cameroun d'un architecte très ambitieux dans un monde devenu fou, a été sélectionnée pour le prestigieux cycle de lectures Ca va, ça va le monde ! au Festival d'Avignon et diffusée sur les ondes et les réseaux sociaux de RFI. Au-delà de ses pièces, Kwégoué a aussi fondé sa propre compagnie de théâtre, mis en scène d'innombrables spectacles et lui-même assuré en tant qu'acteur et performeur sur scène. Depuis 2015, il est même directeur artistique du festival Compto'Art54. Ce qui relie toutes ses activités ? Sa confiance absolue que l'art en général, et le théâtre en particulier, peut transformer une société.

« Je dis toujours que le théâtre m'a sauvé. Justement, au moment où j'ai pensé au suicide, le théâtre m'a donné une forme de lumière, une forme de courage de m'ouvrir au monde. Pour cela, je pense qu'une société sans culture est une société qui ne vit pas, qui ne peut pas s'en sortir. La culture est l'élément essentiel des sociétés. Grâce à l'art, l'homme s'est transformé. Parce que l'artiste arrive à se transformer, il peut transformer autour de lui. Depuis 23 ans, c'est ça que je cherche, pour cela je fais de la performance, pour cela je suis ici. Pour moi, chaque performance, chaque rôle que je joue, doit impacter mon être positivement. Et parce que je suis impacté, je peux vous impacter ou j'ai pu impacter les autres autour de moi. »

De « À coeur ouvert » à « La conférence des visas »

Reste à savoir comment et surtout quand la pièce lauréate À coeur ouvert sera accueillie au Cameroun. Pour le moment, Eric Delphin Kwégoué éprouve de sentiments très mitigés quand il pense à ses expériences avec des pièces jugées trop critiques par le gouvernement en place. « Censuré, c'est un gros mot, mais j'étais pointé du doigt au Cameroun, parce que j'ai monté en 2013 une pièce qui parle de l'homosexualité, Out. J'ai fait la première, mais la deuxième représentation a été refusée. En 2020, j'ai monté La ménopause du quotidien, justement une pièce sur les 42 ans de règne de notre président. J'ai joué la première et puis on m'a dit : "Non, tu ne peux pas jouer cette pièce-là." Et À coeur ouvert est encore plus engagée, parce que, en tant qu'artiste, on est obligé d'être engagé. Tu ne peux pas être artiste dans une société qui va mal et que tu ne t'engages pas. Ce n'est pas possible. Comme disait Sony Labou Tansi : "L'art c'est de l'engagement, qu'on le veuille ou pas". Donc, je pense que je vais créer la pièce, mais, pour le moment, pas au Cameroun, parce que là-bas, je pense que j'aurai des soucis par rapport à ça. »

En attendant, il réfléchit déjà à sa prochaine pièce, de nouveau la promesse d'un sujet brûlant, mais cette fois sur les deux continents. « Ce projet s'appelle La conférence des visas. J'ai plusieurs histoires sur la question des visas et pour moi ça devient urgent de raconter ça. Le visa, c'est quoi justement ? Pourquoi le visa cristallise-t-il tant de tensions ? Pourquoi le visa crée-t-il tant de haine ? Pour moi, c'est devenu un truc énorme, une urgence à l'heure actuelle. Je me suis dit, c'est peut-être le moment de parler de ce projet. »

A propos du « Prix Théâtre RFI » :

Créé en 2014, le « Prix Théâtre RFI » a pour objectif de promouvoir la richesse des écritures dramatiques contemporaines francophones du Sud et de favoriser le développement de carrière de jeunes auteurs écrivant en français.

RFI et ses partenaires offrent ainsi au lauréat un soutien professionnel et une exposition médiatique à travers : une résidence de création scénique sur le texte lauréat au Centre Dramatique National de Normandie-Rouen; une lecture au Festival Les Zébrures du printemps / Les Francophonies-Des écritures à la scène ; une dotation financière attribuée par la SACD ; une participation financière et un accompagnement de l'Institut français aux résidences d'écriture ; un accompagnement dramaturgique par Théâtre Ouvert ; une résidence à la Villa Ndar, à Saint-Louis du Sénégal.

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