Sénégal: Emigration irrégulière - Pour une fois la voix de l'écologie

25 Septembre 2023
opinion

Le monde du vivant est un vecteur d'échelles d'organisations parallèles avec la même composition chimique, les mêmes lois physiques et la même finalité définissant la vie (se nourrir, se reproduire, mourir). Le préjugé anthropocentrique qui soustrait délibérément l'Homme du monde animal n'est donc pas fondé. Au risque de heurter le tabou, je dirais que l'Homme est biologiquement un animal. Voilà pourquoi, pour traiter la question de l'émigration irrégulière, il faut évoquer l'écologie qui condense l'Homme et l'animal dans le seul moule bioécologique qui soit.

Un regard sur le tableau de la causalité de l'émigration est nécessaire pour une critique plus complète de la pratique d'émigration, objet d'amalgames tout-azimuts. En effet, le phénomène de l'émigration correspond physiquement au déplacement collectif organisé d'une partie de population vers d'autres zones à finalité de nourriture (pour l'animal), de mieux-être (pour l'homme). Les causes en sont multiples et comportent, entre autres, la crise économique- la crise sociale- les mythes- les fantasmes- les ruptures d'équilibre culturel, alimentaire, démographique, de la perception de soi, de personnalité, de rapport avec la communauté, d'autonomie- la criticité de mobilité, d'habitat, de subsistance, voire de bien-être, etc. En somme, il y a tout un ensemble de facteurs matériels comme immatériels, conscients ou inconscients qui conditionne l'acte d'émigration.

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Toutefois, parmi les causes deux sont les principales, à savoir, la crise économique et la crise démographique. Elles le sont en ce qu'elles constituent les deux membres les plus significatifs de l'équation du bien-être. En effet, nous vivons une société à la fois d'intégration et de ségrégation lors du processus de socialisation. Comme telle, à l'instar des communautés naturelles d'êtres vivants non humains, nous sommes tous en compétition (quoique civilisée) par rapport aux ressources limitées de notre environnement.

Pendant que cette compétition entre individus de même population chez les communautés animales ou végétales débouche à la mort ou à la sélection, en société humaine, à la faveur de mécanismes régulateurs intelligents, cette compétition a pour résultat soit une intégration (socialisation achevée), soit une ségrégation (rebut du système social). Nous avons tous fait l'objet de l'une ou de l'autre lors de notre épreuve de socialisation. Ce qui structure notre société en catégories sociales ordonnancées selon le niveau de vie.

Comment se déploie cette compétition à l'échelle de notre société ? Pour vivre, il faut des ressources à consommer. Ces ressources correspondent à la quantité de facteurs (biens, services, vices, etc.) consommables nécessaires (pas toujours indispensables) à la vie - par extension au bien-être : (éducation, santé, nourriture, emploi, habitat, loisirs, transports, air, avoirs, exutoires, terres agricoles, espace récréatif, sexualité, culte, liberté, démocratie, etc.). L'on voit donc que le concept de « ressources » va au-delà de son sens premier (nourriture) pour glisser sur le terrain du besoin, une notion infinie induite dans la vie par le progrès scientifique et technique. L'on voit que la compétition porte sur l'ensemble de cette panoplie de besoins. La quantité totale de ces ressources (besoins) rapportée par habitant en définit à ce qu'on appelle l'empreinte écologique. L'empreinte écologique (quantité de ressources nécessaires pour satisfaire ses besoins) détermine ainsi le rapport organique linéaire entre ressources et population.

Dans nos pays la croissance du stock de ressources étant plus lente que le croît démographique, il s'en suit une forte pression en termes de demande sur le capital de ressources. Laquelle pression augmente notre empreinte écologique. Ainsi, lorsque notre empreinte écologique grossit pendant que notre capital de ressources reste invariable (ou faiblement croissant), la satisfaction des besoins devient de plus en plus difficile, la socialisation devient inefficace ce qui renforce la ségrégation de la population jeune en phase de socialisation.

En effet, pour une quantité de ressources fixe, plus la population croît en nombre plus l'empreinte écologique devient importante, plus la ségrégation et la discrimination sociales s'amplifient et plus la crise sociale durcit. Les jeunes, plus nombreux et non encore socialisés, donc insuffisamment assimilés par le système social, en souffrent davantage.

En science pure écologique on aurait parlé de dépassement de la capacité de charge du milieu, autrement dit, de dépassement de ce que le milieu est capable d'offrir à ses habitants pour vivre normalement. Aujourd'hui, la réalité est que nous vivons un dépassement effectif de nos ressources principalement à cause d'une non-maîtrise chronique de l'augmentation et de la distribution spatiale de la population. Actuellement, l'emballement démographique est devenu irrattrapable (dans un horizon temporel tolérable) par la croissance économique de plus en plus fragilisée par la mondialisation. Et l'absence de planification spatiale et socioéconomique dans nos politiques publiques accentue la criticité du statuquo.

A l'image des communautés animales et végétales naturelles lorsque la compétition alimentaire soumet la population à des restrictions insupportables voire létales, les membres de celles-ci adoptent des comportements naturels de survie : adaptation, accommodation, ou migration pour se soustraire de ces conditions défavorables. Ni plus, ni moins, l'émigration irrégulière humaine est de cet ordre naturel. Les oeillères du tabou ou de l'ignorance ne doivent pas nous cacher cette réalité. Est connue de nombreux écologues, l'histoire des populations d'Hermine (un rongeur), qui, en situation de surpopulation et de stress nutritionnel extrêmes, en course folle, se sont jetés collectivement en mer en chutant des falaises bretagnes.

L'émigration est une réaction naturelle réaliste. Elle obéit empiriquement au fameux réflexe d'autoconservation de la vie - même si par ailleurs on lui trouve des justifications d'ordre sociétal. Ce qui est normal. L'histoire de la dynamique des populations (de quelque espèce que ce soit) nous enseigne que ces dernières s'équilibrent en permanence avec le stock de ressources disponibles. Toute augmentation de la population de nature à porter la compétition intraspécifique à des niveaux létaux ou insupportables est spontanément corrigée (forte mortalité suite aux maladies, épidémies, famine, guerre, etc.) pour maintenir l'équilibre écosystémique. De cette façon la vie se maintient d'elle-même. Le déterminisme biologique en décide ainsi pour perpétuer l'espèce.

Ce phénomène exprime une cohérence biologique en conformité aux lois de la thermodynamique Prigogine (premier et deuxième principe de la thermodynamique) qui gouvernent la matière et l'énergie toujours dans le sens d'évitement de l'entropie (niveau de désorganisation maximum). La vie lutte spontanément et en permanence contre la désorganisation de la matière. A ce sujet, Aristote disait « la nature ne pense pas mais elle n'en sait que mieux où elle va »

Toutefois, les progrès d'aujourd'hui (médecine, production alimentaire, vie communautaire, civilisation, etc.) font que de tels mécanismes naturels de régulation ont disparu. En retour, la démographie explose et devient le facteur permanent de déstabilisation de l'équilibre sociétal à travers une empreinte écologique grandissante par effet de nombre. Se rappeler que l'empreinte écologique peut croître soit suite à une hausse du niveau de vie, soit suite à une croissance démographique.

Deux solutions s'imposent pour l'émigration irrégulière : une stratégie du laisser-faire ou bien une stratégie d'élimination. L'adoption de la stratégie du laisser-faire au gré du mécanisme du marché serait une irresponsabilité par rapport aux victimes avérées et potentielles. Alors la stratégie volontariste d'élimination s'impose. Pour ce faire la prise en compte de la donne démographique est incontournable. Le taureau est à prendre par les cornes.

A ce sujet Robert Malthus (1766-1834) disait- je le cite « un homme qui est né dans un monde déjà possédé, s'il ne peut obtenir de ses parents la subsistance qu'il peut justement leur demander, et si la société n'a pas besoin de son travail ; n'a aucun droit à réclamer la plus petite portion de nourriture et, en fait, il est de trop au banquet de la nature ». Pour réduire la population Robert Malthus proposa le relèvement de l'âge de la maturité et la chasteté, compte tenu de la position antinataliste de l'église d'alors. Pour éviter les considérations idéologiques intraitables on se limite à retenir de l'assertion de Robert Malthus la menace démographique pour l'équilibre socioéconomique.

La question démographique traîne un tabou pesant chez nous. Vers les années 70, à la naissance des sciences de l'environnement avec la sortie du rapport du Club de Rome, la population était problématisée et prise en compte en priorité dans les plans, politiques et programmes publics de nos états. Mais, très vite, à cause de la résistance religieuse et l'incohérence de la communauté internationale qui pose plus de problèmes qu'elle en résout et toujours en quête de slogans et de néologismes savants, la problématique de la population est enterrée sans être réglée. Aujourd'hui, elle nous rattrape à la cadence exponentielle et hypothèque tous nos efforts de développement.

Il faut faire courageusement face. Sinon elle nous engloutit. Comment s'y prendre alors ? Pour contourner la difficulté du tabou nous devons cesser d'approcher la problématique de la population sous l'angle antinataliste en distorsion avec la religion et notre culture pour l'aborder sous l'angle d'aménagement du territoire. Autrement dit, il ne s'agit plus de réduire numériquement la population mais plutôt de la redistribuer spatialement pour baisser considérablement la densité écologique de nos territoires (densité écologique est le nombre d'habitants par mètre carré de territoire habitable). Ce qui soulagerait les mégalopoles qui étouffent et nous torturent par son cadre de vie malsain. Plus il y a de territoires habitables plus la promiscuité urbaine diminue, plus la population est mieux répartie spatialement, plus la demande sociale est répartie entre les niches de ressources nationales. Nous ne sommes pas surpeuplés. Nous occupons si mal notre territoire qu'il y a un manque à gagner considérable en termes de niches de ressources locales. Aucune politique ne regarde vers ce côté. Notre offre alimentaire locale en est un exemple. Que mangeons-nous de chez nous ? Notre déviation alimentaire est spectaculaire laissant de côté l'essentiel de nos produits locaux inexploités. Que de travail en dormance dans ce domaine !

Rendons alors nos terroirs habitables pour diversifier l'offre de ressources et éviter la pression asymétrique sur ces dernières et l'effet de masse qui exacerbe les phénomènes sociaux urbains (émigration, violence, risques urbains, manifestations, contestations). Avec le modèle urbain colonial, à l'origine de la formation des mégalopoles gonflantes, la densité écologique de nos pays est toujours plus importante que celle géographique (nombre d'habitants par mètre carré de territoire). L'écart entre ces deux types de densité se creuse tant que l'attractivité des agglomérations l'emporte sur celle des campagnes qui se vident.

Pour lutter contre l'émigration irrégulière, une politique cohérente et décisive d'aménagement du territoire constitue la solution durable et appropriable par tous. Toutefois on n'a jamais pratiqué une véritable politique d'aménagement du territoire dans nos pays. Elle permettrait d'exploiter les ressources et potentialités de tous terroirs sources de main-d'oeuvre. Du coup elle baisserait la densité humaine des mégalopoles urbains qui gonfle arithmétiquement notre empreinte écologique à travers une forte demande sociale urbaine (demande sociale urbaine moins sobre que celle rurale) et une homogénéisation des préférences et des besoins en termes de consommation.

L'émigration irrégulière n'est pas blâmable. Il faut juste en comprendre les mobiles naturels et sociaux pour inscrire la solution durable dans l'amélioration de l'allocation des ressources et une gestion démographique raisonnée. En plus de la problématisation de la population au plan quantitatif, il faut désormais problématiser la dimension « jeunesse » qui constitue le versant qualitatif de la population.

Ancien maire de Lambaye

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