Congo-Brazzaville: Comment une image sur une femme « Pygmée » peut-elle aussi induire en erreur ?

analyse

On voit sur ce cliché une femme « Pygmée » d'une quarantaine d'années qui s'apprête à mener une part de la récolte de manioc jusqu'au village. Elle fait partie des travailleur·se·s du groupe baka qui s'activent dans le champ du chef bantou du village, l'ethnie dominante. La scène se déroule en pleine forêt équatoriale africaine et, pieds nus, ce transport qui se révélera pénible pour elle sera redoublé en difficulté par les obstacles qu'elle rencontrera.

Cet instantané a été réalisé le 28 octobre 2021, à Mboua, village de la Likouala, au nord de la République du Congo. Il nous plonge dans une réalité incontestable, à savoir primo la précarité des modes de vie observés, deuxio des femmes souvent porteuses et tertio le regard surplombant à l'égard desdits « Pygmées ». Mais il ne dit rien des espoirs d'une population qui ne vit pas hors du monde contemporain, loin de là. Les Bakas connaissent en effet l'existence des moyens matériels qui permettraient d'alléger leur charge de travail.

La photographie, un outil de travail à discuter

Ce cliché témoigne ainsi d'un ensemble d'attendus à l'égard des peuples autochtones : depuis le caractère rudimentaire des outils de production, jusqu'à l'exploitation des femmes (prolétaires des hommes), en passant par la stigmatisation de ces populations, qu'il s'agisse des autorités étatiques, des voisins bantous, des Occidentaux en général, y compris les promoteurs de projets de développement et parfois des scientifiques eux-mêmes.

Sur le premier point, ni motobrouette (une brouette motorisée) pour le transport des produits et pas davantage de tronçonneuses pour se frayer un passage dans la forêt dense. En lieu et place, le panier en osier porté à même le dos et le coupe-coupe en bandoulière. La main-d'oeuvre baka n'est pas suffisamment onéreuse pour justifier ces investissements. Seuls les acteurs du développement pourraient s'engager pour fournir ce type d'équipement. Mais dans l'imaginaire des Bantous, comme des Occidentaux, les « Pygmées » doivent répondre à ces images stéréotypées.

En second lieu, si nous étions partis sur le terrain avec les préceptes aujourd'hui dominants dans les sciences sociales de l'hémisphère nord, il aurait été aisé d'y voir un signe de la domination dont les femmes sont l'objet à travers le monde. Mais en creusant davantage sur le terrain, la question des rapports de genre s'est révélée ici plus complexe. Pour ces populations, inscrites dans un semi-nomadisme axé sur la chasse et la cueillette, les rapports entre les sexes s'avèrent beaucoup plus égalitaires qu'on a tendance à le penser généralement.

Si la division du travail affecte les femmes à la cueillette, à la cuisine et au soin des enfants, les hommes à la chasse, dans la réalité cette répartition est bien plus souple. Les femmes participent aux expéditions de chasse, tandis que les hommes restent présents dans la cueillette. Si le travail se révèle dur, il l'est pour toutes et tous et l'application d'une grille de lecture basée sur la notion d'exploitation des femmes par les hommes relèverait de l'extrapolation. En revanche, la question peut se poser pour ce qui est des relations avec les Bantous, qui possèdent effectivement l'essentiel des champs agricoles.

Enfin, ce terme de « Pygmées », devenu tabou dans notre vocabulaire de chercheurs, fait l'objet d'une multitude de réactions négatives, notamment dans le monde universitaire français, où l'on connaît pourtant peu l'appellation « Baka ». Sur le terrain, les premiers concernés, s'ils préfèrent certes qu'on les nomme Bakas, insistent bien davantage sur leurs conditions matérielles de vie, au quotidien.

L'usage des « bons » termes

Cet état de fait nous a amenés à nous interroger quant à ce que nous proposons d'appeler un « nominalisme militant », entendu ici comme une tendance à insister sur l'usage des « bons » termes, en signe d'adhésion à une pensée dominante. Cette posture relève d'un registre moral qui est ici sans effet in situ sur ce qui constitue le coeur des revendications, beaucoup plus prosaïques.

Quels paradoxes ! Alors que chez nos étudiant·e·s, comme dans notre milieu professionnel, la bienséance exigeait d'oublier ce mot infamant, sur place il ne semblait pas poser un problème rédhibitoire. Il en était de même de la consigne devenue primordiale de constater des inégalités dans les rapports entre les hommes et les femmes, alors que celles-ci étaient à comprendre ailleurs, dans les relations économiques avec les Bantous.

Quels étaient alors les sujets qui intéressaient les Bakas rencontrés ? Les hommes nous évoquaient la facilité qu'apporterait aux femmes une motobrouette pour transporter les produits agricoles qui représentent de lourdes charges. Les femmes se plaignaient des chasses infructueuses et de la restriction des espaces pour la cueillette du fait des multiples interdits afin d'accéder à la forêt, laissée à la disposition des grandes sociétés d'exploitation du bois.

Pour reprendre Howard Becker, le fait que la photo soit isomorphe (reproduisant donc la réalité du cadrage, sans rien ajouter ni retirer) n'empêche pas qu'elle doive être discutée.

Christophe Baticle, Socio-anthropologue, maître de conférence au Laboratoire Population Environnement Développement, Aix-Marseille Université (AMU)

Laurence Boutinot, Sociologue et anthropologue, Cirad

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