Depuis 1963 s'est établie à Koubri, sur un site assez vaste, une communauté de moines (Bénédictins) et des moniales (Bénédictines), célèbre pour sa ferme et l'excellent yaourt qu'elle produit. Dans cette grande zone du silence brisé surtout par le chant des oiseaux, les multiples pistes qui nimbent la végétation restée à l'état de nature préservée, mènent parfois à des culs-de-sac. Au bout d'un sentier vous pourrez toujours demander votre chemin à quelques travailleurs sortis comme de nulle part. Le véhicule de reportage se gare enfin devant la porterie. Tout juste à proximité se trouvent l'église à l'entrée de laquelle est placée provisoirement une statue de Saint-Benoît, le fondateur de l'ordre des Bénédictins, et l'hôtellerie qui accueille les retraitants, prêtres, religieux, religieuses ou des laïcs en quête d'un endroit calme pour prier ou méditer.
Nous n'avons pas besoin de sonner la fameuse cloche qui annonce au frère Portier la présence d'un visiteur, que notre hôte se présente déjà à nous, en col romain. Père ou frère, c'est selon, Tinga Teeg Wende Pascal Ouédraogo (66 ans) nous conduit au parloir. Au monastère, il y a un endroit pour tout. Sur une table, son livre en deux exemplaires : «Anthropologie culturelle burkinabè : Interrogation émergée du milieu moaaga en quête de son identité unificatrice », paru en 2014 et en 2021.
Doit-on vous appeler frère ou père Pascal ?
En principe, que vous m'appeliez frère ou père, il n'y a pas de problème. Disons que tous les membres de la communauté sont frères. Mais à l'intérieur, il y a certains qui sont appelés à la prêtrise pour le ministère sacerdotal au service de la communauté monastique. Etant donné qu'ils ont été ordonnés prêtres, on les appelle pères. Saint Benoît a même indiqué dans sa règle que lorsqu'on nomme un frère, il n'est pas permis de le désigner par son seul nom. Les anciens appelleront « frères » les plus jeunes, et les jeunes appelleront les anciens « pères ». Cette disposition est prise pour maintenir l'ordre, la discipline dans la vie en communauté.
Quel a été votre parcours avant d'entrer au monastère ?
Je n'ai pas eu un parcours classique comme cela s'entend aujourd'hui.
Je suis né à Goaghin, province du Bazèga, dans une modeste famille animiste. Dans la maison paternelle, j'ai été berger pendant un certain temps. Mais très vite, j'ai été adopté par le catéchiste de mon village, qui voulait me donner une éducation humaine et spirituelle. Je l'aidais aussi dans ses travaux champêtres. Sans tarder, il m'a inscrit à la catéchèse comme catéchumène et à l'issue de cette instruction, j'ai été baptisé à Goaghin le 29 janvier 1972.
N'étant pas allé à l'école comme beaucoup d'enfants qui avaient mon âge à l'époque, j'ai demandé au curé de la paroisse Saint-Joseph-Artisan s'il pouvait m'admettre comme candidat à l'école des catéchistes de Donsin. Ma requête ayant été acceptée, j'y suis allé de 1973 à 1977. Toute la formation se faisait en langue mooré.
Rentré chez moi, j'ai assuré l'enseignement catéchétique aux catéchumènes en tant que catéchiste dans mon propre village. Après ce service, je suis entré au monastère Saint-Benoît de Koubri le 13 septembre 1978. C'est pratiquement au sein du monastère que j'ai commencé mon parcours scolaire, en bénéficiant de cours élémentaires en français. Et en 1980, j'ai été admis à l'examen du Certificat d'études primaires élémentaires (CEPE) aujourd'hui CEP. C'est l'unique diplôme que j'aie jusqu'à présent.
Après mon CEP, j'ai fait mon entrée au noviciat en 1981 et en 1983, je me suis engagé dans la vie monastique par la profession temporaire.
Entre 1984 et 1991, j'ai effectué mes études secondaires et théologiques (studium et scolasticat) à l'abbaye de l'Ascension de Dzobégan (Togo).
Après cela, j'ai poursuivi des études liturgiques au collège Saint-Anselme, de 1994-1996, à Rome. Ensuite, appelé aux ordres sacrés, j'ai été ordonné diacre le 1er août 2001 et prêtre le 5 octobre 2002.
Comme responsabilités assumées au monastère, j'ai été hôtelier, portier, cuisinier, bibliothécaire, maître des novices, chargé de la chorale, du verger et de la rizière. Actuellement, je suis chargé de dispenser des cours de liturgie au postulat et au noviciat.
Devenir moine vous a-t-il été imposé ou est-ce une décision personnelle ?
La vie monastique n'a pas pour objet de faire accéder aux candidats à un certain rang social. Pour ma part, je n'ai pas choisi d'être moine, j'ai été appelé par Dieu. Comment et pourquoi ? C'est un mystère. Je me suis contenté de répondre à cet appel. C'est donc une vocation, un don de Dieu. C'est une manière de vivre l'alliance initiée au baptême, qu'il a conclue avec moi. L'initiative vient, avant tout, de Dieu et librement, dans la foi, je lui ai dit oui et ce oui poursuit son itinéraire dans le quotidien. C'est une aventure humaine sur les traces de Dieu, car être moine chrétien, c'est célébrer la beauté de Dieu et de sa création, dans une vie humaine immergée dans les flammes divines pour y être purifiée. Etre moine, c'est donc une manière de servir Dieu et les hommes dans l'Eglise.
Concrètement, qu'est-ce qu'un moine et quelles sont les particularités de cette vie que vous menez ?
En principe, cette vie est organisée sous l'impulsion de l'Esprit-Saint et l'accent est mis sur la prière, la louange de Dieu pour toute la création dont nous sommes les fruits particuliers. Notre rôle, c'est donc de prier, d'intercéder pour notre propre conversion et pour celle des autres. L'expression latine qui dit « ora et labora » signifie « prie et travaille ». Nous sommes donc là pour la prière et le travail, au nom de l'Eglise pour tous les hommes. Vous voyez que certains s'occupent de la ferme, d'autres de l'hôtellerie, etc.
Doit-on comprendre que lorsqu'on est au monastère, on passe toutes ses journées à prier ou à travailler ?
Etant des hommes comme tout le monde, nous vivons comme tout le monde. Après la prière et le travail, on doit manger. On a donc des repas, mais aussi des heures de repos pour détendre notre corps et aussi notre esprit.
Nous avons un terrain de football mais il n'est pas très fréquenté, je dois l'avouer. Les frères préfèrent peut-être la promenade dans la propriété, puisque la marche, c'est du sport, donc bon pour la santé.
Les moines ont-ils un salaire ?
Chez nous, nous n'en avons pas. Notre salaire, c'est le fruit de notre travail. Mais un moine peut devenir un salarié si sa spécialisation lui donne accès à la fonction publique par convention, intervenir dans un domaine donné. Cependant, il ne doit pas perdre sa vocation monastique.
Etes-vous toujours en contact avec vos différentes familles et pouvez-vous leur rendre visite ?
Ce n'est pas interdit. On peut aller rendre visite à sa famille, si c'est nécessaire, avec l'autorisation des responsables. Il y a des événements heureux ou malheureux qui nécessitent que le frère se déplace en famille. Mais ça ne peut pas être de manière régulière.
Combien de membres compte la communauté en ce moment ?
Nous sommes une vingtaine ; nous sommes donc en pénurie de vocations. Nous avons besoin des jeunes pour prendre la relève. Il y a déjà des jeunes mais ils ne sont pas nombreux. Anthropologiquement, l'espoir du lendemain d'une famille humaine, c'est dans sa progéniture, même si ce n'est pas l'unique fin du mariage. La présence des enfants annonce la survie biologique de la famille.
Comment faire donc pour rejoindre le monastère ?
En principe, il faut être chrétien. Si on ne l'est pas, on peut le devenir. Quand on fait partie d'une paroisse, on doit aller voir son curé ou des personnes chargées de vocation, pour leur exprimer son désir de devenir moine. Le curé va prendre alors contact avec le responsable de la communauté. Le candidat doit ensuite venir vivre une semaine avec les moines, c'est une expérience personnelle qui permet d'avoir déjà une idée. Il y a d'autres étapes après : le pré-postulat, le postulat, le noviciat, le temps de voeux temporaires.
Quelqu'un qui a déjà eu par exemple une autre vie, avec femme et enfants, peut-il devenir moine ?
Oui. Si tu es un homme marié et tu perds ton épouse, si tu ne veux plus te remarier, tu peux bien devenir moine si c'est ta vocation, même si tu as déjà des enfants. Pourvu qu'ils ne soient plus mineurs. Nous en avons un même avec nous. Il a un fils qui est prêtre. On ne regarde pas le côté matériel, car l'essentiel ce n'est pas là, mais sur le plan spirituel. Si tu te décides à te consacrer au Seigneur, par un discernement sérieux, il n'y a pas d'empêchement.
Faites-vous voeux de chasteté comme les prêtres ?
Nous avons une particularité, car nous avons les trois voeux, mais nous avons un quatrième de plus : chasteté, pauvreté, obéissance et stabilité (Ndlr: Temps probatoire à l'engagement dans la vie religieuse).
Dans la vie religieuse d'une manière générale, on parle des Conseils évangéliques. Donc, les trois voeux ne sont pas des préceptes, ce sont des conseils et non une obligation.
Pour les prêtres, on parle plus du célibat, mais la réalité est la même. A l'image du Christ, pour faire alliance avec tous les hommes, le prêtre renonce au mariage comme signe de l'amour de Dieu pour tous les hommes.
En plus d'être moine, vous êtes écrivain. Ecrire est-il un moyen de tromper l'ennui ou c'est une réelle passion ?
Pour moi, ce n'est pas du tout un moyen d'échapper à mon humanité ou à mon travail. C'est un besoin de communiquer avec les autres, de faire connaître ce que j'ai comme vision de l'homme.
Même si je trouve quelque plaisir en écrivant, écrire n'est pas pour moi en premier lieu, une distraction. Ecrire, c'est rendre service concrètement à des personnes connues ou non et à toute l'humanité. C'est un lieu de dialogue et d'ouverture d'esprit. Celui qui refuse le dialogue avec autrui, refuse d'assumer ses responsabilités humaines, et retarde ainsi sa propre évolution et celle de toute l'humanité, dans sa dynamique.
Votre tout premier ouvrage publié est consacré à l'anthropologie culturelle burkinabè. C'est quoi l'anthropologie culturelle en français facile ?
C'est une étude de l'être humain et des sociétés humaines, surtout dans leur versant culturel et à partir de la parole ou de l'image. L'être humain est saisi de manière plus profonde et consciente, dans sa culture et tout ce qu'elle comporte comme richesse et pauvreté. Un engagement énergique et intelligent lui incombe devant le drame de sa destinée qu'il doit dédramatiser avec détermination. En effet, tout acte humain doit avoir un sens. L'être humain cherche comment donner un sens à sa vie ? Comment donner un sens à son travail ?, etc.
Que doit-on comprendre alors par anthropologie culturelle burkinabè ?
L'anthropologie culturelle burkinabè est fondée sur deux réalités fondamentales, l'être que j'appelle le « Ninsaala » et le «Neda». Le Neda est le résultat de la profonde humanisation de Ninsaala. Cet être est essentiellement relationnel. En effet, la proximité dans le dialogue et l'écoute mutuelle, est l'une de ses caractéristiques propres.
Le Ninsaala et le Neda sont très intrinsèquement liés. Pour cette raison, pour parler de l'unité de la personne humaine, il ne faut jamais les séparer ni les confondre. Car l'unique est la réalité, mais elle se révèle progressivement dans ses deux aspects indispensables.
Bien que l'anthropologie culturelle burkinabè se veuille ainsi distinctive parmi tant d'autres perceptions de cette même réalité, elle reste très attentive, respectueuse et ouverte à celles-ci.
En effet, tout homme est un espoir pour tout être humain, son semblable. Ninsaal yaa to tiim. Tout être humain est un remède efficace et vivant pour autrui. Chaque individu a le devoir d'oser agir, quand il se trouve en face de son semblable. C'est un moment décisif et très délicat où chacun d'eux doit prendre un risque de son côté.
Que retrouve-t-on concrètement dans le livre ?
On y trouve cet homme burkinabè au travail, comment il vit, comment il se nourrit, comment il s'instruit, comment il s'organise en tant que Société, et tout ce qu'il fait dans la vie. Si on regarde attentivement, nous verrons qu'on n'avait pas besoin d'abord d'aller chercher un modèle de gouvernement ou de gouvernance ailleurs. Donnons-nous de la peine à savoir qui nous sommes, et quoi nous avons.
Peut-on parler d'anthropologie culturelle burkinabè quand on sait que nous avons une multitude d'ethnies avec des cultures différentes ?
Dans ma démarche, j'insiste sur l'unité de la culture et non sur la multiplicité des ethnies. Et j'ai expliqué en note que nous n'avons pas des cultures, nous avons une seule culture mais nous avons plusieurs manières d'appréhender cette réalité. Les Mossi ou les Gourmantché par exemple n'ont pas tout à fait la même conception de l'homme, mais ça ne veut pas dire qu'ils sont appelés à se disperser, chacun de son côté, mais à la communion car la différence n'est pas une opposition. C'est une invitation à l'accueil et à la compréhension, à la complémentarité. Donc on peut bien parler d'une anthropologie culturelle burkinabè tout en sachant que nous avons plusieurs ethnies, mais l'ethnie, ce n'est pas la culture. Le terme ethnie désigne un regroupement de personnes qui ont des affinités particulières, dues à des luttes pour la conquête des terres et des biens convoités. L'histoire peut nous aider à nous comprendre et à nous dépasser. Ne fuyons pas nos réalités, accueillons-les et discernons-les.
Quel peut-être le rôle de cette anthropologie culturelle burkinabè dans le contexte que nous vivons avec le terrorisme qui a porté un coup dur au vivre-ensemble ?
C'est surtout encourager tout le monde, à cette prise de conscience personnelle de soi, de l'autre, et de son environnement. Cela est important, parce que personne ne doit se dérouter, ni dérouter l'autre, mais nous devons nous inviter à la communion et à la relation. Nous devons tous nous débarrasser de l'esprit du mal. Créons un climat de confiance mutuelle.
Nous devons travailler à l'unification de notre manière d'être et d'agir ensemble, dans une maturité intellectuelle et humaine, avec un désir sage, d'évoluer positivement vers l'essentiel, l'unité foncière des coeurs et de l'esprit du peuple burkinabè.
Pour le bien commun et individuel, dans notre contexte actuel, apprenons tous, comment dépasser nos diverses manières de penser, et discernons l'essentiel dans un esprit critique et de sacrifice. Ainsi, avec plus de détermination, sans contrainte, nous nous reconnaîtrons davantage réciproquement « Burkinabè », le nom dont la portée est lourde de sens humain et culturel, puisqu'il désigne tous les habitants du pays, le Burkina Faso. Isolé, nul n'existe réellement. Mon existence en tant que Neda, se confirme, lorsque je prends conscience d'une autre présence humaine en face de moi.
Eclaireuse et pacificatrice, l'anthropologie culturelle burkinabè nous invite à l'amour mutuel, au respect, à la compassion et au Pardon réciproque. Ce comportement doit être le principe de base, de toutes les formes de relations humaines, entre filles et fils du Burkina Faso.
Le livre est vendu à quel prix et où peut-on le trouver ?
Le livre est vendu à 3000 F, mais actuellement le stock est épuisé. Mais je suis en train de voir avec la maison d'édition "Les Presses africaines" qui avait produit la deuxième édition pour une réimpression. D'ici-là il sera à nouveau disponible au monastère et à la librairie jeunesse d'Afrique.
Enfin, comme instrument d'éveil et de réflexion personnelle et collective, ce livre s'adresse à tout homme en quête de son identité fondamentale ; mais plus particulièrement à tous les Burkinabè, et encore davantage, aux élèves du cycle secondaire et aux étudiants d'université du Burkina Faso.
Les recettes issues de ventes sont-elles pour vous ou pour la communauté ?
Saint Benoît demande que les productions du monastère soient vendues un peu moins cher que les autres, « pour qu'en toutes choses, Dieu soit glorifié. » Et nous en tenons compte, parce que nous voulons que ce que nous faisons puisse être utile à beaucoup de personnes.
Pour répondre précisément à votre question, l'argent que je gagne n'est pas d'emblée pour la communauté. Mais il est aussi implicitement pour la communauté comme j'en suis membre. Mais par exemple, je dois réimprimer, au moins 200 exemplaires, je ne peux pas aller demander qu'on me donne de l'argent. Pour le moment l'argent c'est pour le livre ; il n'y a pas de gain dedans. J'y tiens beaucoup pour la promotion de la culture burkinabè qui ne se sépare pas du bien fondamental de Ninsaala. J'aurais bien voulu que toutes celles et tous ceux qui voudraient lire ce livre puissent en avoir. Mais hélas !
Avez-vous d'autres projets d'écriture ?
A vrai dire, il y a quelques idées qui trottent dans mon esprit. Mais comme on ne peut pas tout faire, pour éviter la dispersion inutile, j'ai délimité mon champ d'action : me concentrer davantage, sur la rédaction du Tome II, de cette même oeuvre anthropologique culturelle burkinabè.
Je profite d'ailleurs inviter les Burkinabè à lire les oeuvres écrites, car ce que l'auteur ne peut pas ou ne veut pas vous dire dans le langage courant pour des raisons diverses, il vous le dira dans son écrit, parce que l'écrit crée une certaine intimité et confiance entre l'auteur et le lecteur. Dans la lecture, nous apprenons des choses qui peuvent nous aider dans notre propre vie ou dans nos relations avec les autres.