Le village de Thionck Essyl est considéré, par certains, comme l'un des plus grands du Sénégal, le plus peuplé du Boulouf. Son passé est marqué par une forte résistance contre le colonisateur. Pour certains notables, les actes de bravoure face aux Français ont permis de donner le nom du village au célèbre rue Thionck de Dakar.
Jadis, en basse Casamance, le bovin était un symbole de richesse. Au sein de la communauté diola, cet animal est d'une importance capitale. Il est immolé en guise de sacrifice, lors des rituels, surtout dans les funérailles et initiations « bukut ». Dès lors, son accumulation devient, pour les tributs, un enjeu. Celle-ci encourage, dans les années 1860, la conquête des terres pour l'extension des royaumes. Les Baïnoucks, Mandingues et Diolas se lancent dans des guerres tribales pour le contrôle des espaces pour l'agriculture et le pâturage.
Les Essyliens (population de Thionck Essyl) qui bénéficient d'une large ouverture sur un marigot dans la façade ouest de la basse Casamance, se lancent dans des activités subversives sur les eaux du fleuve Casamance pour accroître leurs cheptels. « Ils naviguaient jusqu'au Kassa pour leur soutirer frauduleusement des boeufs », confie Abdoulaye Djiba, (98 ans).
C'était un acte de bravoure. Mais avec cette période dominée par la colonisation, un cas de vol provoque un incident qui allait changer le cours de l'histoire. Les Essyliens qui revenaient d'une piraterie avec une pirogue pleine de boeufs essuient des tirs d'un colon. D'après les récits d'Abdoulaye Djiba, le Blanc a surpris les voleurs essyliens et a ouvert le feu en direction de leur pirogue. Ces guerriers se sont enfuis. Ainsi, se sentant humiliés, « ils sont venus débarquer leurs butins, puis ils sont repartis pour régler son compte à ce colon », raconte-t-il. L'homme blanc ayant disparu, sa femme est capturée et embarquée de force sur la pirogue en direction de Thionck Essyl. « Elle a été détenue dans le quartier de Batine », raconte Marcelin Mané, militaire à la retraite. Les Essyliens étant une communauté organisée, ce sont les hameaux de « Batine qui sont choisis grâce à leur position (au milieu du village) pour empêcher toutes tentatives de libération de cet otage », confie l'ancien militaire. Dans la culture Diola, la femme étant sacrée, l'otage fut bien traité. Toutefois, pour l'assimiler temporairement, « il lui a été imposé de nouer un pagne comme les femmes du village. Un mortier lui a été remis et du riz pour qu'elle pile », relate Abdoulaye Djiba.
Ce récit est l'une des causes de l'affrontement le plus marquant entre Thionck Essyl et le colonisateur français en 1860, selon Marcelin Mané et Abdoulaye Djiba, tous des notables du village. Quand l'annonce de la nouvelle de prise d'otage a envahi le cercle des colons, à l'aide d'une vedette, « ils ont suivi la trace des ravisseurs jusque dans l'actuel Boulouf ». « Ces Blancs venus pour négocier ont débarqué à Tendouck, où ils ont séjourné », poursuit le vieux Djiba, l'un des doyens du village. Après trois jours de négociations infructueuses, les colons lancent un ultimatum. La pression s'accroît et l'otage réussit à s'échapper. Au lendemain de cet incident, la marine française est intervenue. « Ils ont largué des obus visant nos fromagers (c'est un grand arbre qui, pour la plupart, abrite les fétiches. C'est aussi des lieux de refuge à l'époque coloniale, d'autres sont tombés à Dablé (un sous quartier) sans faire de victime ».
Tentative de désarmement
Pendant la Première Guerre mondiale, les autorités coloniales qui faisaient face à une résistance contre le recrutement de combattant en Basse Casamance ont lancé une opération de désarmement. Mais le village de Thionck Essyl, qui n'était pas en de bons termes avec le chef de canton, Ansoumana Linta Diatta de Tendouck (où s'étaient établis les français pour libérer l'otage), menace ce dernier de mort. « Les Essyliens, armés, ont tenté de l'agresser. Mais Diatta est parti à Bignona porter plainte. Pour en avoir une certitude, « les colons envoient un des leurs pour vendre les munitions. Mais les Essyliens qui avaient déjà compris le plan ont rejeté cette offre en soutenant n'avoir pas d'armes pour acheter des munitions », dévoile Abdoulaye Djiba.
Un autre espion est venu s'installer dans le village. Ce dernier devenait encombrant. « Mais malgré tout, personne n'osait mettre la main sur lui ». Selon Abdoulaye Djiba, les Essyliens demandent de l'aide auprès de leur voisin, notamment le village de Thiobon, situé à quelques kilomètres.
Très attaché à la famille chérifienne, grâce au séjour que Cheikh Mahfouz Aïdara, le fondateur, a effectué dans cette localité. Les notables de Thiobon ont saisi l'homme religieux pour lui transmettre les sollicitations des Essyliens. « Ils voulaient se débarrasser de l'espion que le colon a envoyé dans leur village », auraient déclaré, les émissaires de Thiobon à l'endroit de l'érudit. Le marabout leur demande de lui apporter un boeuf sans corne. C'est ce boeuf-là, plus tard, qui a été offert à l'espion (colon). Après avoir reçu ce cadeau empoisonné mystiquement, il a quitté Thionck Essyl. Mais avant son départ, certaines armes moins dangereuses qu'il a saisies des Essyliens étaient brûlées et enterrées. D'ailleurs, pour ironiser, les autochtones avaient nommé ce colon, « Samboune » c'est-à-dire « le feu » en Diola. Les Essyliens qui avaient acheté des armes en Guinée les avaient jalousement gardées.
Création d'une école française
La guerre entre Thionck Essyl et le colonisateur n'est pas seulement militaire. Car plusieurs années après la prise d'otage de la femme du blanc, les Blancs, notamment les Français, sont revenus, cette fois-ci, avec un projet d'école, en 1905. Ils sont allés à Bodiancousor, lieu qui abrite l'actuelle grande mosquée, où seuls les autochtones de Thionck Essyl avaient le droit d'accéder. Cette initiative est rejetée pour éviter les risques d'une domination culturelle.
Les Français reviennent à la charge en 1920, « en ce temps-là, se souvient Abdoulaye Djiba, le commandement était établi à Carabane. Les Blancs ont rencontré à Bodiancousor un notable très respecté, Assongoye ». Ce dernier leur dit : « si nous acceptons une école, nos enfants vont partir et qui va nous récolter du vin de palme ? Regardez Carabane, il n'y a que des vieux », rapporte Abdoulaye Djiba.
Ce n'est qu'en 1933, quand ils sont revenus pour une troisième fois, mais pour recruter des jeunes pour renforcer la marine que Sékou Mbary Djiba, chef de village à l'époque, s'y est opposé en proposant à la place une école. C'est pourquoi l'école de Thionck Essyl est construite en 1933 et ouvre ses portes l'année suivante. Abdoulaye Djiba fait partie des premiers élèves.
Les Essyliens ont aussi eu des rapports difficiles avec les villages voisins. Ces tensions ont, pour la plupart, un soubassement foncier. Ces affrontements sont aussi à la base de la diversification ethnique de ce gros village. Certains prisonniers retenus dans le village ont intégré les familles à force de partager les repas et autres. C'est pourquoi, il est difficile de savoir l'origine des populations de Thionck. « Nous sommes un important melting-pot dans le Boulouf », conclut Martin Mané, qui rejette les thèses démontrant l'origine des populations du village du Boulouf.
ABDOULAYE DJIBA, VÉTÉRAN DE L'ARMÉE FRANÇAISE
Une vie de bénévolat
L'une des rares personnes encore vivantes de la génération de Sénégalais ayant été enrôlé pour combattre aux côtés de la France en 1945, Abdoulaye Djiba de Thionck Essyl, a encore un esprit lucide. Toutefois, il fustige le fait qu'il n'ait jamais perçu un franc de son pays en guise de rémunération pour les services rendus à la communauté.
À 98 ans, le vétéran Abdoulaye Djiba garde encore une force pour raconter ses souvenirs, ses engagements militaires et civils. Depuis quelques années, il passe une grande partie de sa journée dans une pièce ornée de plafond conçu de tiges de palétuviers alignées l'une après l'autre. C'est là qu'il reçoit ses hôtes et conte avec gaieté son passé. Il demeure l'une des bibliothèques de Thionck Essyl, ce gros village du Boulouf qu'il aime décrire comme une communauté de guerriers. Incorporé dans l'armée française un mercredi 23 octobre 1944, à Bignona, Il est embarqué le lendemain au port de Ziguinchor direction Dakar. « Quand nous avons débarqué à Dakar, j'ai été affecté au camp des Mamelles, à l'époque tous les soldats étaient des gaullistes », confie-t-il. En réalité, Abdoulaye Djiba est né en 1924, mais il a dû soustraire une année de son âge pour entrer dans les rangs de l'Armée française. C'était la guerre en Europe. Mais le vétéran ne traversera pas l'atlantique pour défendre une France sous occupation allemande. « Au moment où nous nous apprêtions à partir, c'était le 8 mai 1945, on nous a dit qu'un armistice est signé. C'était la joie », se souvient encore l'ancienne recrue.
Deux ans après, c'est-à-dire en 1947, il retrouve la vie civile et s'installe dans son village Thionck Essyl. Très disponible pour la gestion des affaires du village, il est coopté pour jouer le rôle de délégué du quartier de Niagane, puis adjoint du chef de village de Thionck Essyl, Gnankou Sagna. « Je faisais tout le travail. Je parcourais tout Thionck Essyl pour la collecte des impôts que je remettais au titulaire pour aller les verser au Trésor », évoque le vieil homme.
1979, une année de réforme. Les chefs de canton sont retirés de l'architecture administrative. « C'est en ce moment-là que j'ai été nommé chef d'arrondissement à la suite d'une rencontre qui s'est tenue à Kaolack », ajoute-t-il. Les réformes se poursuivent, tous les villages qui ont 5.000 habitants deviennent communauté rurale. Thionck Essyl faisait déjà le double à cette époque. C'est ainsi que Abdoulaye Djiba devient président de la communauté rurale de Thionck Essyl pendant deux mandats. En 1990, Thionck Essyl, Goudomp, Médina Gounass sont érigées en communes de plein exercice. Il devient adjoint du maire Me Babou Badji. À l'époque, « Ni le maire ni l'adjoint n'avaient de solde », déclare-t-il.
L'arrivée du Président Abdoulaye Wade au pouvoir suscitait un espoir. « Quand nous avons lu son décret exigeant que nous soyons payés, nous avions sauté de joie, parce que c'est une injustice de longues années qu'il venait de réparer ». Le Président avait exigé qu'un rappel des salaires soit fait. « Mais Amadou Sadio, successeur du maire Me Babou Djiba, prétextant une tension de trésorerie, n'a pas voulu verser cet argent », regrette le vieil homme.
Ancien socialiste, il a participé aux histoires de courants qui secouaient le Ps à Bignona. « J'avais adhéré au camp de Mamadou Angarand Badiane », affirme-t-il. Aujourd'hui, c'est l'amertume quand Abdoulaye Djiba relate son parcours. « Pendant 21 ans d'exercice du pouvoir, je n'ai rien reçu, malgré le décret du Président Abdoulaye Wade », se plaint ce vétéran de l'Armée française.