La facture annuelle de la consommation en électricité dans l'administration publique s'élève à une dizaine de milliards FCFA. Si elle peut s'expliquer, d'une part, par certains comportements inappropriés des agents publics, elle tire sa source, d'autre part, des kiosques, restaurants, buvettes...logés au sein des structures étatiques qui consomment à flots l'électricité, sans la moindre facture mensuelle. Dans les villes de Bobo-Dioulasso et Ouagadougou, des personnes continuent ainsi de « sucer » la sueur du contribuable.
Au café-restaurant de la Direction du Centre des impôts de Bobo I, jouxtant le service de recettes des domaines et de la publicité foncière, au secteur 1 (quartier Dioulassoba) de Bobo-Dioulasso, une pluie fine tombe par gouttelettes imperceptibles, ce jeudi 13 juillet 2023. Le repas de midi est prêt. Fonctionnaires, commerçants et contribuables, tous des clients, assis sur des chaises en caoutchouc, sous un hangar en tôles ondulées s'apprêtent à se régaler. Différents mets sont proposés. Du riz sauce tomate ou arachide, de la soupe de poisson, du faro vert... Dans ce décor cosy, l'ambiance est chaleureuse entre employées. Des ampoules allumées en permanence et un réfrigérateur en marche, chargé d'eau, de yaourt, de jus...dans les différents compartiments.
Difficile d'imaginer que le restaurant de la structure financière utilise l'électricité de l'administration publique pour offrir tous ces services. Il est géré par une mutuelle, qui, par ailleurs, n'a pas souscrit à un abonnement à la Société nationale d'électricité du Burkina (SONABEL). Et, ce, depuis trois ans. Energivore, le réfrigérateur, un appareil à froid, utilisé dans ces lieux de vente des services publics, constitue une grande partie de la hausse de la facture. Surtout, en marche, 24 heures sur 24, il représente environ 10 à 15% de la consommation totale d'électricité, explique le chef de service du suivi des audits énergétiques de l'Agence nationale des énergies renouvelables et de l'efficacité (ANEREE), Innocent Arsène Dipama.
En effet, dit-il, l'environnement n'est pas propice parce qu'avec la chaleur produite au cours des cuissons, la consommation augmente.
En sus, avec la commande régulière des clients, notamment de « dèguê » et yaourt , ce jour, Aminata Sanou, une employée du restaurant, ne fait qu'ouvrir et fermer fréquemment le réfrigérateur. Pourtant, les ouvertures fréquentes, soutient M.Dipama, font en sorte que la fraicheur produite dans l'enceinte de l'appareil s'échappe. Le réfrigérateur demande, alors, une autre consommation pour retrouver sa température initiale. C'est dire que l'Etat règle au compte du contribuable, les factures d'électricité de ce restaurant.
En réalité, soutient la responsable, Djeneba Sanou, actuellement en service au Guichet unique du foncier de Bobo-Dioulasso, le restaurant est né de l'idée de la mutuelle des travailleurs de la Direction du Centre des impôts de Bobo I dont elle était membre. Avec les 30 minutes de pause réglementaire à midi, fait-elle savoir, il est difficile pour les travailleurs de la Direction de se déplacer hors du service, au regard de la distance des restaurants externes.
« Un autre problème est lié à la cherté du coût des restaurants externes. Il faut dépenser au minimum 1 500 FCFA pour bien manger. Imaginez, un tel montant chaque jour ! Nous vendons donc nos plats au prix social de 500 F CFA ou un peu plus », tente-t-elle de se justifier. La mutuelle décide, alors, non seulement de renflouer sa caisse et de venir en aide aux agents en ouvrant un kiosque.
Une lettre morte
Dans cette Direction, l'interpellation à maintes reprises de la Direction générale des affaires immobilières et de l'équipement de l'Etat (DGAIE), sur la consommation de l'électricité à des fins de commerce est restée lettre morte. Alors, au vu et au su de tous, le décret N°2016-876/PRES/PM/MINEFID/MATDSI du 20 juillet 2016, portant sur les branchements et abonnements à l'eau et à l'électricité pour l'exploitation des commerces, est foulé aux pieds.
La mutuelle fait la sourde oreille. « Nous avons reçu une note avec pour objet, la séparation des compteurs d'eau et d'électricité. Nous avons entamé les démarches. C'était devenu compliqué parce que l'ONEA et la SONABEL réclament un avis ou une autorisation du chef de service. Tout est hiérarchisé.
Je trouve alors normal de laisser la mutuelle utiliser l'eau et l'électricité de l'administration », clame Djeneba Sanou. Quoi que l'on dise, poursuit la responsable du restaurant, la mutuelle paie mensuellement un loyer de 25 000 FCFA. S'il faut encore régler les factures d'eau et d'électricité, la cellule sociale va devoir revoir les prix des mets, fait-elle savoir. Dans cet environnement marqué par la consommation illégale d'électricité de l'administration publique, le contribuable paie les pots cassés, s'offusque Blahémou Traoré, chef de service à la Direction régionale du budget des Hauts-Bassins.
« En revanche, quelques individus profitent de la contribution des citoyens au détriment des autres, sans pour autant donner la contrepartie, puisque l'électricité consommée est payée par l'Etat, en lieu et place », s'insurge-t-il. Malheureusement, cette gestion opaque de l'électricité engendre des coûts énormes pour l'administration, selon M. Traoré qui se demande à qui profite le crime .
« Tant que certains agents publics auront à l'esprit que l'administration publique ne relève pas d'une propriété paternelle, les populations vont toujours souffrir », déplore-t-il. Cet après-midi du jeudi 13 juillet 2023 à la Direction du Centre des impôts de Bobo 4, située au secteur 5 , des contribuables, assis sur des bancs, d'autres agglutinés devant les guichets, sont venus, soit, pour payer des timbres, soit, pour s'acquitter de certaines taxes (impôt sur le revenu foncier, impôt sur les bénéfices...).
Deux jeunes de la trentaine d'âge se dirigent au café-resto, incorporé dans le même bâtiment pour se rafraichir. Ce restaurant dispose de deux réfrigérateurs, chargés de jus naturels et d'eau en sachet de 25 FCFA, tous fonctionnels et alimentés par des ampoules électriques. Il est la propriété de la cellule sociale qui date de 1998, dirigée par la trésorière, Rosine Ouédraogo.
Cette mutuelle aussi manque de compteur d'électricité. Elle profite, depuis la vingtaine d'années, de l'électricité de l'administration publique. Contrairement à celui de la Direction du Centre des impôts de Bobo I, explique Mme Ouédraogo, cet établissement de commerce n'est pas en location.
La mutuelle est convenue avec Marie Nebié, une contractuelle, pour son exploitation. Mensuellement, indique la trésorière, elle verse une somme forfaitaire de 10 000 FCFA dans la caisse de la mutuelle. Ce montant sert à prendre en charge les cas sociaux et les dépenses liées au fonctionnement du restaurant. Les prix des plats de ce restaurant varient aussi entre 500 FCFA et 800 FCFA.
Des gestes proscrits
Relativement à la consommation de l'électricité de l'administration, la trésorière fait savoir que la mutuelle n'a jamais songé à une séparation de compteur. « Du moment où la restauration est bénéfique aux travailleurs, il n'est pas nécessaire de séparer. Une année, une mission de contrôle y est passée. Elle s'est entretenue d'ailleurs avec la mutuelle. Elle a pris connaissance du fonctionnement du kiosque.
Depuis lors, elle n'est plus revenue », souligne Rosine Ouédraogo. Le directeur du Centre des impôts de Bobo I, Antoine Gouem, quant à lui, souhaite la mise à la disposition de chaque service de l'Etat, d'un café-restaurant. Il révèle qu'au restaurant de sa structure, seuls quelques contribuables peuvent y avoir accès. Contrairement aux autres services, défend M.Gouem, les réalités restent tout de même différentes. Les commerçants, les riverains et autres clients en dehors de la direction ne sont pas autorisés. Les plats ainsi préparés sont servis en fonction des travailleurs, au nombre de trente et un. « Je suis d'accord que l'Etat cherche à minimiser les charges.
Pour cette raison, il va falloir que des kiosques soient installés dans l'enceinte des services. Une équipe de contrôle est passée, mais elle a juste fait le constat. Depuis lors, nous n'avons plus eu de retour», laisse-t-il entendre. Bruno Sanou, agent au service de l'ordonnancement, n'est pas du même avis. Au contraire, pense-t-il, la consommation de l'électricité de l'administration par les kiosques et restaurants doit être rigoureusement suivie avec des décisions fortes.
Qualifiés de rétrocession d'électricité, ces gestes sont aussi interdits par le cahier des charges de la distribution de la SONABEL. Le Directeur général (DG), Souleymane Ouédraogo, relate que tout consommateur doit s'adresser à la nationale d'électricité en vue de disposer d'un compteur. A cet effet, poursuit le DG, l'abonné s'acquitte d'une facture, s'il s'agit d'un compteur post-payé ou de payer les unités pour un compteur d'énergie électrique prépayé.
« C'est une pratique complètement illégale. Nous attirons l'attention des consommateurs pour qu'ils puissent régulariser leur situation, car, elle est irrégulière. La pratique n'est pas admise par nos textes », lance-t-il. Les charges liées à la consommation de ces catégories de clients sont supportées par l'administration publique, ajoute-t-il, avant de préciser que cette pratique ne doit en aucun cas perdurer parce qu'elle tend à dégrader la qualité du service public. « Les branchements, le système et le réseau de distribution sont dimensionnés en tenant compte de plusieurs paramètres. Des paramètres qui ne prennent pas en compte les cas de recel d'électricité », détaille-t-il. Pour lui, il faut simplement interdire ces personnes qui sont dans les pratiques illicites.
« La SONABEL va travailler aux côtés de l'administration pour mettre fin à ces pratiques qui ne sont pas correctes, tant du point de vue juridique que de la morale. Parce que le contribuable paie et ne doit en aucun cas prendre en charge la consommation d'une entreprise particulière », dit-il.
Le vendredi 29 septembre 2023, au Centre hospitalier universitaire (CHU) de Bogodogo (secteur 51 de Ouagadougou), le restaurant, situé derrière le bâtiment de la gynécologie, utilise quatre réfrigérateurs. Trois pour rafraichir l'eau et les boissons gazeuses et un autre pour la conservation des légumes. Ces trois congélateurs tournent à plein régime en plus de sept ventilateurs de plafond, sept ampoules et une télévision. C'est encore le contribuable qui supporte les factures d'électricité de cette entreprise.
Avec un loyer mensuel de 150 000 F CFA, explique le gérant, Mohamadi Ouédraogo, il est difficile de prendre en charge la consommation d'électricité. M. Ouédraogo affirme, par ailleurs, n'avoir reçu une quelconque note d'interpellation relative à la dissociation du compteur d'électricité depuis l'ouverture du kiosque en 2010. « Les contrôleurs viennent régulièrement pour constater la qualité du menu, la propreté des lieux, etc. Ils n'ont jamais attiré mon attention sur ce volet. Actuellement, je ne fais pas de distinction entre le compteur du restaurant et celui de l'administration. S'il arriverait qu'on me recommande de souscrire à un abonnement, les prix des plats doivent également être revus. Ils varient entre 400 F CFA et 700 F CFA », prévient-il. Au lieu de dissocier les compteurs, suggère-t-il, l'administration pourrait décider de fixer un certain nombre d'ampérage pour les restaurants.
Situer les responsabilités
En quête de solution face à la crise sécuritaire où les contributions des citoyens sont attendues pour l'effort de paix, la responsabilité de l'administration, au sujet de cette pratique illégale est engagée. Le DG des affaires immobilières et de l'équipement de l'Etat, Djakaridja Barro, estime alors inadmissible que d'autres personnes utilisent l'électricité de l'administration sans aucune prévention de sa structure. « Les responsables des services doivent s'assumer. Une mutuelle qui consomme l'électricité de l'administration pour des besoins personnels est déconseillée. Les responsabilités doivent être situées sans omettre les sanctions », fulmine-t-il.
Du moment où le service patrimoine de l'Etat est représenté au niveau des directions régionales du budget, estime Bruno Sanou, il est nécessaire de responsabiliser également les agents sur place. « Il y a cette manière de vouloir tout gérer au niveau central. Nous souhaitons que l'on autorise les directions régionales à mener à bien leur mission. J'ai même fait comprendre aux premiers responsables des impôts concernés que la manière d'utiliser le courant n'est pas la bonne. C'est un système pour eux de piller l'électricité.
Ce sont les premiers responsables de ces structures qu'il faut sanctionner », souhaite-t-il. Il en veut pour preuve, le cas de cette gérante de kiosque dans une structure étatique qui consomme l'électricité dudit service, surprise en train de vider la glace du congélateur du kiosque pour son restaurant principal, hors de la structure. « C'est un acte de flagrant délit et de gaspillage d'énergie de l'administration », qualifie-t-il.
De bons élèves
Malgré ces comportements inappropriés dans les services publics, certains citoyens font preuve de responsabilité en matière de consommation d'électricité. Abzeta Kam, gérante du foyer de l'environnement des Hauts-Bassins, situé au secteur 4 de Bobo-Dioulasso, quartier Kôkô, dit avoir pris l'initiative de s'éloigner des pratiques frauduleuses. A la suite d' un rappel à l'ordre, cette quadragénaire, mariée et mère de famille, a choisi de souscrire à un abonnement régulier. Avec un loyer mensuel de 10 000 F CFA, elle dispose d'un congélateur et de quelques lampes d'éclairage pour satisfaire les besoins de ses clients.
Comme elle, Adissa Congo, restauratrice au ministère de l'Education nationale, de l'Alphabétisation et de la Promotion des langues nationales (MENAPLN) à Ouagadougou, observe également une attitude exemplaire. Rencontrée, le mercredi 23 août 2023, sous une pluie menaçante, elle dispose d'un réfrigérateur de plus de 180 litres, d'un chauffe-eau et de ventilateurs. Installée depuis mars 2023, cette restauratrice a opté pour un compteur prépayé.
« Mensuellement, je dois débourser au minimum 20 000 FCFA pour recharger les unités d'électricité. Malgré, les autres charges, je n'ai d'autre choix que de m'y conformer. Avant de m'installer, j'avais été informée de la dissociation des compteurs. Ce n'est pas normal que d'autres personnes profitent de l'électricité de l'administration publique », confie-t-elle. Tasséré Ouédraogo, locataire d'un kiosque dans l'enceinte du siège du Secrétariat permanent de la gestion intégrée des ressources en eau à Ouagadougou, depuis 2002, est un autre citoyen respectueux des règles.
Il s'est initialement entendu avec un particulier pour un branchement connexe via son compteur, mais un malentendu lié à un cumul de factures impayées a provoqué leur séparation. Aujourd'hui, M. Ouédraogo se sert de morceaux ou de barres de glace pour maintenir au frais ses boissons afin de répondre aux besoins de sa clientèle. Il peine à comprendre pourquoi, en plus de l'électricité consommée dans les services publics, certains agents de l'administration et des particuliers utilisent la même source d'énergie payée par les contribuables, pour mener des activités à caractère commercial.
Dans d'autres institutions étatiques comme l'hôpital Yalgado-Ouédraogo, des mesures ont été prises dès 2007, sous le Premier ministre Tertius Zongo pour interdire les branchements connexes des kiosques, restaurants et boutiques situés à l'intérieur de l'établissement de santé. En témoignage de ces mesures strictement appliquées, ABS Assurances, située en face du service de traumatologie, alimente son kiosque à l'aide d'une plaque solaire composée de deux batteries, dans l'attente de souscrire à un abonnement régulier.
Renforcer la sensibilisation
La consommation illégale d'électricité au sein de l'administration publique est une réalité préoccupante. Pour y faire face, il est devenu impératif d'intensifier les campagnes de sensibilisation et même de procéder à des audits. Au Burkina Faso, la réglementation en matière d'audit énergétique est claire. Pour Innocent Arsène Dipama, chef du service de suivi des audits énergétiques de l'ANEREE, toute structure consommant plus de 100 000 kilowattheures d'électricité est tenue de se soumettre à un audit énergétique. Cette évaluation, dit-il, vise à identifier les sources de surconsommation, de gaspillage et à corriger les dysfonctionnements afin d'optimiser la consommation énergétique. Dans la même logique, soutient le premier responsable de la DGAIE, Djakaridja Barro, les comptables principaux des matières, responsables du suivi et de la gestion des charges liées aux consommations d'eau, d'électricité et de téléphone dans l'administration, doivent bénéficier d'une formation.