Une vague de migrants sénégalais débarquent depuis quelques temps sur les côtes espagnoles et italiennes ou franchissent les frontières des États-Unis. Directeur du laboratoire d'études et de recherches sur le genre, l'environnement, la religion et les migrations de l'Université Gaston Berger de Saint-Louis et président de l'Observatoire sénégalais des migrations, Aly Tandian explique à Assane Diagne de The Conversation Afrique les raisons de ces migrations irrégulières et les changements à opérer pour éviter ces risques.
A combien estimez-vous le nombre de Sénégalais à avoir migré ?
Il est difficile de répondre à cette question pour plusieurs raisons. Avec les nombreuses raisons avancées par les candidats à la migration et par leurs parents qui jouent un rôle important sur les départs, le voyage semble être le raccourci pour se réaliser, surtout dans un contexte où les gens migrent par et pour devoir, honneur et fierté.
De plus, la migration est à la fois comme une charge émotionnelle, une charge morale et une charge mentale. On migre pour le bien-être personnel, face aux pressions familiales et suite aux injonctions sociales. Pour toutes ces raisons, je ne pense pas que la forte envie de migrer va s'estomper de sitôt tant que les causes profondes demeurent.
Quels sont les principaux moteurs de cette migration, les facteurs d'attraction et de répulsion ?
Nous devons marquer une rupture et éviter les réponses mécaniques que nous avons l'habitude de proposer pour justifier les principaux moteurs de la migration surtout celle dite irrégulière.
Nos récentes recherches effectuées dans plusieurs pays d'Afrique de l'Ouest nous indiquent que les populations, surtout, certains jeunes migrent ou ont envie de migrer à cause de la pénibilité du travail et du faible salaire, de l'angoisse, du sentiment d'abandon ou de la frustration. D'autres soutiennent qu'à l'étranger il est possible de gagner assez et d'épargner. Ils migrent parce que les bénéfices engrangés au Sénégal n'appartiennent pas aux travailleurs mais plutôt à leurs employeurs. A côté de cela, il y a des jeunes qui disent qu'ils veulent migrer pour acquérir plus de prestige au sein de leur famille ou de leur communauté, migrer parce que la pêche n'est plus rentable à cause de la présence de chalutiers étrangers, migrer parce que le diplôme ne garantit plus l'emploi, migrer pour monnayer leurs talents et compétences artistiques et sportives.
Quels sont les groupes d'âge les plus susceptibles de migrer et pourquoi ces groupes ?
Il faut souligner qu'il n'y a pas d'âge pour migrer. L'affaire Doudou à Mbour, un enfant mis sur une pirogue pour rejoindre l'Europe, en est un indicateur, sans compter d'autres cas constatés plus récemment. Il y a une réelle précocité d'âge des migrants et candidats à la migration. Il faut se demander si ce sont des jeunes qui décident de migrer, ou bien, s'ils partent sous la pression des familles. En outre, sur les routes migratoires, il y a des personnes âgées ayant connu plusieurs années d'expériences professionnelles. Ce sont des personnes qui tentent l'aventure en espérant gagner de l'argent.
Pour poursuivre sur les groupes démographiques, il faut prendre en compte la structure des ménages dont sont issus les candidats aux migrations irrégulières. La polygamie qui caractérise assez souvent ces ménages semble favoriser la compétition entre enfants de mères différentes d'une part et entre épouses du même conjoint d'autre part. Des acteurs originaires de ménages polygamiques sont fort présents sur les routes migratoires.
En plus de la structure des ménages, il faut prendre en compte la position des candidats à la migration irrégulière au sein de leur fratrie. De nombreux candidats à la migration irrégulière sont des aînés et ils sont appelés à prendre la relève de leurs parents en âge de la retraite lorsqu'ils vivent encore. Pour comprendre cela, je note que dans nos sociétés africaines, être aîné est un impératif de venir en aide à la famille et de sauver l'honneur.
Sous le poids des besoins et face au regard des autres, il revient à l'aîné de sauver l'honneur de la famille. Le chanteur sénégalais Youssou Ndour en a fait référence à travers ses chansons. L'aîné jouit d'une position privilégiée au sein de sa fratrie, par conséquent, le rang de naissance aux allures de responsabilités façonne la personnalité. Ainsi être l'aîné est comme une charge mentale insoupçonnée.
En plus de ces considérations sociales, il y a lieu de rappeler qu'avec la baisse des ressources halieutiques au Sénégal, des pêcheurs se sont transformés en passeurs ou en ouvriers dans les chalutiers étrangers. Le changement climatique a provoqué des milliers de migrants irréguliers supplémentaires à la perte d'emplois dans le secteur touristique avec la fermeture d'hôtels.
Pire au niveau des côtes sénégalaises, on note une présence massive de chalutiers étrangers qui pillent les ressources. Comment demander à des milliers de personnes de rester chez elles sans aucun effort d'arrêter des chalutiers étrangers qui pillent les côtes sénégalaises ? Comment arrêter les migrations irrégulières au moment où des populations sont appauvries injustement par une mondialisation énorme et peu élégante ?
La migration peut être très risquée. Quels sont les changements à opérer au Sénégal pour éviter ces risques ?
Le Sénégal a élaboré un document appelé Politique nationale de migration validé techniquement en 2018 par des parties prenantes concernées directement ou indirectement sous l'égide du ministère de l'Économie, des Finances et du Plan. C'est un document à revoir car une politique migratoire ne devrait pas se limiter à une compilation de lois et d'arrêtés.
En termes d'initiatives, il y a la loi du 25 janvier 1971 relative aux conditions d'admission, de séjour et d'établissement des étrangers au Sénégal et la loi du 10 mai 2005 relative à la lutte contre la traite des personnes, pratiques assimilées ainsi que la protection des victimes. Seulement, leurs effets sont peu ou pas du tout manifestes. Plus récemment, un Comité interministériel de lutte contre l'émigration clandestine a été créé sur la base du décret du 30 décembre 2020.
Ce sont des initiatives avec des procédés de sécurisation alors que la migration a besoin d'une réponse holistique qui ne devrait pas se limiter aux services du ministère de l'Intérieur et du ministère des Affaires étrangères et des Sénégalais de l'Extérieur. Les agendas de nos États devraient aller au-delà de la gestion qui souvent propose des campagnes de sensibilisation peu adaptées et aux contenus désuets faites dans des zones de départ et non aux zones d'origine. C'est au niveau des zones d'origine que des réponses doivent être proposées car ce sont les véritables lieux où sont mobilisées des ressources pour partir. Les départs récents nous renseignent que les candidats sont originaires de Linguère, de Diourbel, etc. loin des côtes maritimes.
L'impératif est d'arriver à une politique de migration circulaire avec un cadre précis et transparent, profitable à tous et qui prend en compte le discours des concernés, les migrants, les candidats à la migration ainsi que leurs parents, les acteurs de la société civile et les politiques. La gestion sécuritaire a amplement montré ses limites. Il nous faut une véritable gouvernance des migrations profitable à tous.
Il nous faut un processus qui promeut la coordination entre différentes autorités et cadres juridiques de régulation migratoire afin d'apporter une réponse conjointe et coordonnée au phénomène et d'encourager la coopération internationale en la matière. Pour cela, il nous faut des institutions qui peuvent aider à élaborer des politiques migratoires.
Nos États ont besoin de données unifiées et centralisées pour une meilleure connaissance des causes matérielles et immatérielles de la migration. C'est en ce sens qu'ils vont arriver à élaborer des politiques d'offre d'emplois basées sur des évidences empiriques.
Comment agir sur les facteurs structurels (économiques, climatiques, familiaux)? Y a-t-il des leviers à la disposition des autorités pour peser et modifier les comportements ?
La question des migrations irrégulières ne peut pas continuer à être traitée comme un sujet de pudeur et la réponse ne peut pas être sécuritaire. Il faut en parler avec raison et responsabilité en situant leurs véritables causes économiques, environnementales et sociétales. Il y a des préalables à résoudre rapidement, en premier lieu, le cas de la pêche avec les chalutiers étrangers qui ont destructuré le secteur transformant des centaines de pêcheurs en simples facilitateurs de voyages irréguliers. Des formations de qualité qui répondent aux marchés locaux ainsi qu'une politique d'autoemploi avec un accompagnement institutionnel et financier devraient faire perdre l'envie de partir de manière irrégulière à de nombreux jeunes sénégalais. Cela pourrait réussir plus facilement avec une profonde déconstruction sur certaines idées reçues qui font penser une vie meilleure sans effort en Europe.
Enseignant-chercheur, Université Gaston Berger