Burkina Faso: Ristel Tchounand, rédactrice en chef adjointe de La Tribune Afrique - « Le journalisme économique est capital pour la bonne marche de nos nations »

interview

Ristel Tchounand est journaliste économique et financier à temps plein depuis une douzaine d'années.

De nationalité camerounaise, elle est basée au Maroc où elle est rédactrice en chef adjointe de La Tribune Afrique, média panafricain du groupe de presse économique La Tribune. Dans cette interview accordée en ligne au quotidien national burkinabè, Sidwaya, Mme Tchounand revient sur les réalités du journalisme économique, sa place en Afrique, son importance pour le développement socioéconomique du contient, ainsi que les freins à son rayonnement dans les pays africains, surtout francophones.

Titulaire d'un master en ingénierie financière, option banque et marché financier, de l'université François Rabelais de Tours, celle qui a été formée au journalisme en le pratiquant depuis les bancs du campus et en suivant divers programmes spécialisés, y dégage des pistes d'actions ou de réflexions pour un meilleur devenir du journalisme économique et financier sur le continent africain. Un décryptage sans complaisance !

Quel regard portez-vous sur le journalisme économique et financier en Afrique ?

Le journalisme économique et financier en Afrique évolue. Il y a 15 ans en arrière, il n'était pas ce qu'il est qu'aujourd'hui. Il y a eu une grande démocratisation de l'information économique. Je me souviens encore qu'à mes débuts, alors que j'étais en Master, les journalistes qui sortaient des écoles de journalisme n'aimaient pas beaucoup traiter les sujets économiques et financiers, qu'ils trouvaient difficiles en raison notamment des chiffres. J'en ai rencontrés qui, même après dix ans de carrière, préféraient toujours ne traiter que des sujets de société ou politiques, estimant que cela avait plus d'impact et touchait directement la vie des gens. Mais contrairement aux idées reçues, le journalisme économique est capital pour la bonne marche des nations. Qu'est-ce qu'un pays sans le développement économique ? Lorsque vous lisez régulièrement des informations économiques, vous vous enrichissez, vous apprenez des choses ! C'est un véritable catalyseur de connaissances qui vous donne un regard critique beaucoup plus éclairé sur les réalités de nos pays et sur les trajectoires à prendre. Le journalisme économique permet aussi aux acteurs économiques d'accéder à l'information stratégique, si vitale pour la croissance des entreprises. Il permet de susciter des vocations au sein de la jeunesse, lorsque les réussites sont mises en lumière. Et quand on parle de jeunesse, le continent africain est le premier concerné, lui dont plus de 50% de la population aura moins de 25 ans d'ici 2050, selon les projections des Nations unies.

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Aujourd'hui en Afrique, il y a de nombreux médias économiques, de plus en plus en format web. Les médias généralistes, quant à eux, s'intéressent de plus en plus à décortiquer l'information économique. Et le relais de ces médias sur les réseaux sociaux montre les gens sont de plus en plus au fait de l'actualité économique.

Il faudrait cependant reconnaitre qu'il existe des disparités d'une sous-région à l'autre. Le journalisme économique est beaucoup plus développé en Afrique anglophone (Est et australe), où les supports sont beaucoup plus nombreux, la situation des journalistes est y beaucoup plus intéressante qu'en Afrique francophone. Les pays du Maghreb sont aussi bien avancés en la matière. Je citerais le cas du Maroc où les acteurs économiques investissent dans les médias et où de nombreux journalistes économiques francophones peuvent (relativement) vivre de leur métier. Bien sûr, il y existe toujours des revendications, mais l'Etat est à l'écoute. En février 2023 à titre d'exemple, le gouvernement a accompagné une convention syndicale instaurant l'augmentation de 1 000 à 2 000 dirhams par mois (environ 59 800 FCFA à 119 700F CFA) des salaires des journalistes (tous domaines confondus) ayant une expérience de plus de quatre ans.

En Afrique de l'Ouest et centrale en revanche, il y a encore beaucoup à faire pour susciter davantage l'investissement privé dans la presse économique et pour améliorer la situation souvent précaire des journalistes. C'est la raison pour laquelle j'apprécie les initiatives comme celle du FAPEF (ndlr : Forum africain de la presse économique et financière). Ce dernier permet non seulement aux journalistes économiques de se retrouver, d'échanger, d'avoir une meilleure visibilité sur ce qui devait être leurs objectifs ..., mais aussi de susciter davantage l'intérêt des pouvoirs publics, des institutions et des investisseurs autour de ce type de journalisme, au moment où on parle du développement de notre continent avec l'Agenda 2063 de l'Union africaine et le mégaprojet de la Zone de libre-échange continentale africaine, Zlecaf.

J'aimerais souligner que lorsque nous parlons de l'importance du journalisme économique, il ne s'agit pas de délaisser les autres domaines, politique et société en l'occurrence. En général, en Afrique subsaharienne francophone surtout, le journaliste politique est souvent considéré comme le journaliste accompli. Mais pour moi, toutes les spécialisations se valent. Il faudrait donc davantage permettre aux journalistes de comprendre l'économie qui n'est pas si compliquée que cela. Parler de pouvoir d'achat, de gestion des fonds publics, de politique économique, des entreprises, des opportunités d'investissement, d'entrepreneuriat..., c'est s'intéresser à la vie des populations.

Au-delà du Maghreb, peut-on vivre du journalisme économique et financier en Afrique, surtout francophone ?

Une question très importante ! D'une manière générale, le journalisme lui-même en Afrique n'est pas aisé, en termes de conditions. Je me souviens quand en classe de 3e je voulais devenir journaliste à l'avenir, un ancien journaliste des années 70 m'en avait dissuadé, estimant que le journalisme ne paye pas en Afrique ! J'étais triste ! Nous sommes en 2023 mais, malheureusement, la situation des journalistes sur le contient s'est toujours généralement pas à la hauteur de ce qu'ils livrent comme travail, des risques qu'ils prennent ! Dans beaucoup de pays africains, le journaliste est entré dans des pratiques douteuses. On arrive à le soudoyer, parce que ses revenus ne lui permettent pas de vivre dignement. C'est un véritable problème ! Il ne faut pas oublier que le journalisme est le quatrième pouvoir de la société. Si on ne permet pas aux journalistes de pouvoir bien gagner leur vie, ce n'est pas une bonne chose pour le développement économique et humain de nos Etats.

Il faudrait inverser la donne. J'ai été dans plusieurs capitales du continent, écoeurée par la manière dont les journalistes étaient traités. Après une conférence de presse, on va parfois les rassembler dans une pièce, avec eux-mêmes excités, pour leur donner quelques billets, comme si on dépannait des nécessiteux. Ce sont des images qui ne sont pas du tout belles à voir.

Et cela pose un danger par rapport au journalisme économique qui est un métier où on ne se contente pas seulement de donner des informations aux gens ; on cherche aussi à creuser l'information, à la peser, à la juger, à trouver ce qui est vrai ou qui ne l'est pas, etc. Or, avec cette façon de fonctionner, le journalisme économique devient un peu comme de la communication (pourtant deux choses différentes) ; c'est-à-dire qu'on livre des informations pour faire plaisir aux entreprises, à l'Etat, aux institutions, etc.

Comment arriver à généraliser cette prise de conscience des enjeux auprès de tout l'écosystème : acteurs économiques, décideurs, gouvernements, journalistes ...?

D'une manière générale, l'écosystème en Afrique est souvent partagé entre enthousiasme et méfiance face aux médias. Car, le média a le pouvoir de jouer en faveur ou défaveur de la réputation, en fonction des faits relayés. C'est encore plus le cas en Afrique centrale où il y a encore, sur le plan social, une grande culture du secret, surtout chez les élites. C'est aussi lié à la longévité des régimes qui fait que les gens font beaucoup attention aux sorties médiatiques. On l'a encore vu récemment au Cameroun par exemple, avec l'affaire Martinez Zogo qui-outre la cruauté du crime- a notamment mis au goût du jour plusieurs sujets autour de la pratique du journalisme dans le pays, notamment en termes de subvention des médias, etc. On se rend compte que beaucoup de médias sont très lésés dans l'accompagnement par l'Etat. Cela n'est pas propre seulement au Cameroun, mais à plusieurs pays africains.

Au-delà de l'Etat, le secteur privé aussi devrait contribuer au développement de la presse économique locale. Les grands médias qui ont eu du succès en Occident, en général, étaient des médias dans lesquels les grands hommes d'affaires avaient accepté d'investir. Mais de nombreux hommes d'affaires du continent préfèrent esquiver ce secteur disant « éviter les problèmes ». Les problèmes ? Avec qui ? Les politiques, sous-entendent-ils.

Ces dernières années, il y a des initiatives au Sénégal, en Côte d'Ivoire et même au Cameroun pour ne citer que cela. C'est déjà très bien, mais il en faudrait davantage. L'Afrique est le continent de l'avenir, où le monde se rue, dans tous les domaines ; si nous n'avons pas des médias économiques qui puissent davantage démocratiser ces informations vitales pour le développement, nous risquons encore de rater le virage, une énième fois.

L'avènement du numérique constitue-t-il une opportunité ou une menace pour la presse économique et financière en Afrique ?

C'est clair que le digital constitue une opportunité ! Car, il permet une accessibilité beaucoup plus rapide, beaucoup plus aisée à l'information. Il appartient maintenant à la presse de savoir s'adapter à cette nouvelle forme de consommation de l'information. Le continent africain est celui où le smartphone est très populaire. Avec Internet, dont l'accessibilité s'améliore -même s'il y a encore beaucoup de pays où l'accès est encore difficile-, les gens peuvent avoir accès à l'information économique sans forcément avoir besoin d'acheter un journal. Certes, au départ, ce n'était pas facile mais aujourd'hui on se rend compte qu'avec Internet, le journalisme en général a la possibilité d'avoir un plus grand écho. De nos jours, les articles de presse sont partagés en un clic sur tous les réseaux sociaux. Il appartient donc aux acteurs de la presse économique de s'adapter et rendre l'information économique agréable et accessible en fonction du lectorat-cible.

Il est vrai que le modèle économique pour accompagner tout cela peut constituer un défi. C'est la raison pour laquelle dans les entreprises de presse, il y a en plus des journalistes, des compétences business. Après, il faudrait toujours que la différence soit évidente entre ce que j'appelle l'information commerciale et l'information journalistique.

Quid de la place des femmes dans le journalisme économique financier en Afrique ?

Elles sont peu nombreuses, surtout en Afrique subsaharienne francophone. Cette faible présence pourrait, entre autres, s'expliquer par une certaine aversion pour les chiffres de la part des femmes qui choisissent le métier de journaliste.

Des initiatives comme le FAPEF devraient travailler avec les écoles de journalisme, à y aller de temps en temps pour faire de la sensibilisation, afin d'amener les jeunes filles en formation à s'intéresser au journalisme économique. Regardez ce qui se passe aujourd'hui dans un pays comme le Rwanda qui intègre le codage dans son programme académique dès le primaire, afin de préparer les talents numériques de demain. Actuellement, la Chine est en train de revoir le programme de l'école primaire afin de doter ses enfants dès le plus jeune âge de toutes les compétences dont son économie aura besoin dans 20 ans ! En Afrique, nous avons trop parlé de politique, il ne faudra pas arrêter d'en parler mais il faut qu'on parle aussi d'économie, car le développement économique est un pilier de la puissance d'une nation. Les pays occidentaux sont ce qu'ils sont devenus, certes grâce à la gouvernance politique qu'ils ont su instaurer, mais aussi et surtout grâce à leur développement économie. En général d'ailleurs, on ne parle pas vraiment de puissance politique mais de puissance économique. Il faudrait donc que les jeunes femmes journalistes du continent comprennent qu'elles ont un rôle à jouer.

Quel doit être le rôle des Etats dans tout ça ?

Plus haut, j'ai évoqué l'ambition de développement du continent africain portée par l'Union africaine, « l'Agenda 2063 » et le projet de la Zlecaf. Si les gouvernements saisissent l'importance du journalisme économique pour le développement de nos économies, comme certains d'entre eux saisissent l'importance de la technologie aujourd'hui, c'est à eux d'impulser la dynamique et de dire : « nous nous sommes rendu compte qu'il nous faut développer le journalisme économique » !

En réalité, si le journalisme économique est bien exercé dans un pays, cela aide aussi le gouvernement. Car, lorsque les journalistes font des analyses ou donnent la parole à des économistes expérimentés, chevronnés, il y a des stratégies de développement qui y sont expliquées. Dans beaucoup de nos articles et interviews, il y a des idées de stratégies que les gouvernements, les acteurs économiques peuvent exploiter gratuitement ; alors que ce type d'informations est souvent l'apanage des cabinets spécialisés.

Lors du FAPEF, le 22 juin 2023 à Abidjan, l'une des recommandations est que les organisations économiques, régionales ou continentales participent à la promotion de la presse économique et financière sur le continent à travers, entre autres, la contribution au renforcement des capacités des journalistes. Votre commentaire...

C'est une proposition qui tient bien la route ! En finance par exemple, les journalistes ont besoin d'en savoir davantage, surtout quand il s'agit de traiter les informations financières d'une entreprise. Au début, les journalistes peuvent être dans le factuel, mais au bout d'un certain temps, il va falloir pouvoir apprécier les informations financières et pour cela, il est important que parfois les institutions les accompagnent !

Les médias ne comprennent pas forcément les orientations des institutions, qu'elles soient publiques ou privées. Les formations permettent aux journalistes de mieux cerner, comprendre la finance, l'économie et de mieux les relier au développement. Pour qu'on puisse faire ce genre d'analyse et parallélisme, il faut bien comprendre les sujets. Et étant donné que nous avons aussi des marchés financiers, des économies qui se développent, il y a beaucoup de choses dans nos économies aujourd'hui qu'il n'y avait pas il y a 15 ans, 20 ans. Il est donc important que les journalistes soient aussi à la page pour mieux comprendre toutes ces choses qui sont parfois très techniques !

 

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