Lorsque j'étais enfant à Ouellé, chaque 1er janvier et 7 août, on m'habillait dans des habits neufs, avec des chaussures fermées et des chaussettes, je mettais des lunettes en plastique, et, avec mes amis, nous allions parader dans la ville. Ce jour-là nous mangions des macaronis ou du riz gras, dégustions des bonbons glacés et toute la journée, j'avais des étoiles dans les yeux.
J'étais en classe de quatrième lorsque je suis venu à Abidjan pour la première fois. J'ai été visiter les ponts Félix Houphouët-Boigny et Charles de Gaulle, ainsi que l'hôtel Ivoire.
Avec encore des étoiles dans les yeux. Lorsque le pont Félix Houphouët-Boigny fut construit, une partie de notre population le considéra comme la chose la plus merveilleuse du monde.
Les Soeurs Comoé, stars de la musique à l'époque, chantèrent qu'elles avaient été bénies par Dieu parce qu'elles étaient montées sur ce pont.
Les populations se pressaient pour aller se faire photographier dessus, ce qui à l'époque était un luxe, tant les appareils photos étaient rares.
Alors, comme Photoshop n'existait pas encore, les photographes dessinaient le pont et le plaçaient en fond dans leurs studios lors des séances de photo, pour donner l'illusion que la personne photographiée était montée sur ce célèbre pont.
Plus tard j'ai été à Paris, et j'ai visité la Tour Eiffel, l'Arc de Triomphe, la place de la Concorde, plusieurs ponts célèbres et tout ce que Paris compte comme monuments importants. Toujours avec des étoiles dans les yeux.
L'adulte que je suis devenu voit chaque année des centaines, voire des milliers d'enfants qui, à l'occasion de certaines fêtes, envahissent des supermarchés, le zoo d'Abidjan, des grands hôtels et divers autres lieux.
A une amie qui un jour se plaignait des nuisances que causaient ces enfants dans ces supermarchés, j'ai expliqué que ces enfants vivaient presque tous dans des bidonvilles ou dans des quartiers défavorisés, privés de presque tout. Et une ou deux fois dans l'année, l'occasion leur était donnée de sortir de leurs quartiers, de voir un autre monde, des endroits merveilleux à leurs yeux, de rêver un peu avant de retourner à leurs conditions.
Ils économisaient toute l'année, ou leurs parents se sacrifiaient pour leur permettre de s'offrir quelques friandises, des choses qui mettaient des étoiles dans leurs yeux, comme moi, lorsque je suçais mes bonbons glacés à Ouellé. Pourquoi nous plaindrions-nous qu'ils puissent eux aussi rêver un peu ce jour-là, s'émerveiller un peu.
En 1999, j'ai déambulé sur le pont des Arts de Paris, pour visiter l'exposition « La bataille de Little Big Horn » du sculpteur sénégalais Ousmane Sow. En mars dernier j'ai été à San Francisco aux Etats Unis, et je n'ai pas résisté au plaisir d'aller me faire tirer le portrait sur le Golden Gate bridge, le célèbre pont de la ville qui par beaucoup d'aspects ressemble à notre pont Alassane Ouattara.
Depuis quelques mois le pont Alassane Ouattara a été inauguré et il ne finit pas d'émerveiller une grande partie de notre population. Il suffit parfois de peu pour donner du bonheur à un peuple. Le mardi dernier mon ami Antoine et moi avons emprunté ce pont et nous avons chronométré le temps que nous avons mis pour passer de Cocody au Plateau. Moins d'une minute. Nous avions des étoiles dans les yeux.
Le lendemain, c'est-à-dire mercredi 27, jour férié, les autorités ont bien compris qu'il y aurait une grande affluence sur ce pont.
Aussi, pour éviter tout risque d'accident, la circulation automobile a été interdite sur le pont. Certaines personnes s'en sont offusquées. En quoi cette fermeture pouvait-elle gêner la population d'Abidjan ce jour férié ?
Personnellement le mercredi après-midi, j'ai pensé à ces milliers de personnes dont le bonheur, tout simple, était de se promener sur ce pont, de s'y faire photographier, avec des étoiles dans leurs yeux. J'ai envié leur bonheur et j'ai décidé de me joindre à eux, de partager ce moment d'enchantement avec eux. J'ai alors chaussé mes baskets, et je suis allé avec des amis déambuler sur ce pont en faisant des selfies. Et j'ai été effectivement heureux de partager ce moment avec mes compatriotes. Merci Monsieur le Président.
Venance Konan