Les succès engrangés dans la lutte contre le Virus de l'immunodéficience humaine (VIH), responsable du SIDA, provoquent une baisse de la vigilance, comme si on célébrait une victoire avant l'heure. Les paquets de préservatifs prennent la poussière sur les étals, dans les tiroirs ou dans quelque cachette que ce soit. De quoi faire craindre une recrudescence de la maladie et offrir une aubaine aux autres Maladies sexuellement transmissibles (MST).
Un après-midi au quartier Kilwin de Ouagadougou. Dans un «grin», une dizaine de jeunes devisent autour du thé à l'ombre d'un manguier ombragé. Pendant que le fakir prépare la précieuse infusion qui aide à faire la causette, on parle de la pluie et du beau temps qui alternent, au sens propre, en ce mois particulièrement capricieux d'août.
La conversation glisse vers un sujet considéré bien souvent comme tabou : l'usage du préservatif.
Omar, 27 ans (Ndlr : Pour des raisons évidentes, nous avons utilisé des noms d'emprunt pour la plupart de nos interlocuteurs), se jette le premier dans ce débat avec quand même une petite hésitation dans la voix. «Franchement avec le condom je n'arrive pas à jouir. Lors d'un récent rapport sexuel, c'est ma partenaire elle-même qui a retiré le préservatif. Tout comme moi, elle était plus à l'aise sans ça», confie-t-il.
Mathieu, 23 ans, aux couleurs du club saoudien Al-Nasr où évolue désormais son idole Cristiano Ronaldo, renchérit avec un sourire espiègle : « Je suis d'accord. C'est comme manger une banane avec sa peau. Je ne ressens rien, donc je l'utilise rarement ».
Son voisin de banc assure, lui, débander chaque fois qu'il tente de se protéger. «C'est frustrant», assène-t-il.
« Il y a des moments où tu es tellement pressé que tu n'as pas le temps d'enfiler le caoutchouc», ajoute Salif, d'un ton moqueur.
La discussion se poursuit et chacun y va de son expérience et de ses pratiques, de quoi faire frémir leurs parents s'ils étaient informés de la vie sexuelle de leurs enfants.
Embarqués dans une forme d'insouciance, ces jeunes disent pourtant ne pas ignorer les risques qu'ils encourent en ayant des rapports sexuels non protégés : les grossesses non désirées et les maladies sexuellement transmissibles. Et aussi étonnant que cela puisse paraître, ils disent plus craindre de devenir père « par accident» que de se piquer une MST, notamment le VIH-SIDA, au cours d'une « partie de jambes en l'air». Pour eux, le temps où la pandémie du siècle était une hantise collective et où porter une capote faisait partie du rituel de la bête à deux dos semble relever du passé. «On n'entend même plus parler de VIH » ; «Je ne dis pas que le SIDA n'existe plus, mais la probabilité de l'attraper est faible », formulent-ils les uns à la suite des autres.
Cette assurance est confortée dans une certaine mesure par les chiffres. En effet, après des années de combats faits de campagnes de sensibilisation, de dépistage et de prise en charge des PVVIH, le Burkina est en passe de gagner la lutte contre le virus qui a fait sa première apparition dans le pays en 1986.
Le taux de prévalence, qui est le taux de personnes touchées par le VIH par rapport à la population à un moment donné, n'a fait que régresser au fil des années. Il était de 7,17% en 1997 ; 4,2% en 2001 ; 1,6% en 2007 et de 0,7 % en fin 2021, selon le Secrétariat permanent du Conseil national de lutte contre le SIDA et les IST (SP/CNLS-IST). Mais de là à penser que la maladie a complètement disparu du territoire national, il y a un pas qu'il faut se garder de franchir. La preuve, en 2021, les campagnes de dépistage ont permis de déceler 15 296 nouveaux cas positifs. A cela, il faut ajouter le fait que les chiffres sont en hausse chez les travailleurs et travailleuses du sexe et les hommes ayant des relations sexuelles avec d'autres hommes, lesquels généralement entretiennent aussi des rapports avec des femmes. Comme on dit de façon triviale, ils roulent à la voile et à la vapeur. Autant donc de preuves que le risque de contracter cette maladie est toujours réel et que par conséquent il ne faut pas baisser la garde.
Infecté à 17 ans
Fils d'un père cadre dans une ONG et d'une mère comptable, Marius a tout l'air d'un jeune homme heureux et sans histoire. Âgé aujourd'hui de 21 ans, il cache pourtant un lourd secret : à 17 ans, en classe de seconde, il a découvert qu'il était séropositif. Le sol s'était alors dérobé sous ses pieds et il se voyait sans avenir. Il lui a fallu du temps pour s'en remettre. Militant d'une association de personnes vivant avec le VIH, il a accepté de témoigner pour alerter les jeunes sur le danger qu'ils courent en n'ayant pas une sexualité responsable. «Je paie aujourd'hui mes erreurs de gamin», souffle-t-il, le coeur meurtri. Poussé, à l'entendre, par les mauvaises fréquentations, il dit avoir eu une vie de débauche.
«On faisait beaucoup de shows et je couchais avec les filles à gauche et à droite. Je me foutais pas mal du préservatif parce que je me disais que celles avec qui j'avais des rapports ne pouvaient pas être infectées». Une maladie inguérissable et un examen plus tard ont révélé son statut. Un choc qu'il n'a surmonté que grâce au soutien de ses parents. Grâce aux antirétroviraux, Marius vit mieux et poursuit ses études. Mais aujourd'hui avec le recul, il se rend bien compte qu'il a joué à pile ou face avec sa vie.
Combien de jeunes comme lui ont été infectés par la voie sexuelle à cause de l'insouciance ? Difficile de le savoir. La plupart de ceux pris en charge dans un hôpital de Ouagadougou l'ont été par la transmission de la mère à l'enfant. « Ceux qui ont été infectés sexuellement n'aimeraient pas qu'on connaisse leur statut et se cachent », confie un médecin.
Les autres MST en hausse
Nous sommes dans un modeste cabinet privé de soins situé en bordure de route dans un quartier populaire de Ouagadougou. Olivier, l'infirmier, sort de son tiroir des flacons d'antibiotiques qu'il s'apprête à injecter à son patient. « J'ai eu un rapport sexuel non protégé il y a environ une semaine. Après l'acte, j'ai immédiatement ressenti une gêne au niveau de mon appareil génital. Quelques jours plus tard, ça a commencé à me gratter. Et ce matin, en allant aux toilettes, j'ai constaté l'écoulement d'un liquide blanc. J'ai tout de suite compris que c'était une infection », raconte Patrice, 24 ans, qui affirme avoir déjà attrapé il y a quelques années « la chaude pisse ». C'est pourquoi il savait déjà ce dont il souffrait. Des cas de gonorrhée, l'infirmier en reçoit régulièrement, principalement des jeunes du quartier. Et les cas sont en hausse, fait-il observer. « Quand on parle de maladies sexuellement transmissibles, les gens pensent au VIH seulement, ils oublient les autres », soupire l'agent de santé.
Médecin, conseiller en santé et animateur de la page Good Health qui compte plus de 47 000 abonnés sur Facebook, Abdoul Rachid Yerbanga s'investit dans la sensibilisation à la santé sexuelle des jeunes qu'il côtoie au quotidien. « Je n'ai pas les chiffres sous les yeux, mais je constate qu'il y a une augmentation du nombre de MST. Il y a surtout des cas de gonorrhée chez les hommes et les candidoses chez les femmes », indique-t-il, faisant remarquer un autre problème : « Les jeunes ne viennent pas tôt en consultation, vu que le problème a trait à leur intimité. Ils traînent leur infection et c'est quand il y a des complications qu'ils partent voir un médecin. Or si ces infections ne sont pas prises en charge à temps, elles peuvent provoquer par exemple l'infertilité ».
La hausse des cas de MST, selon le médecin, s'est accompagnée d'une augmentation de la résistance aux antibiotiques. « Il y a des cas où le traitement qui est censé marcher ne produit pas les effets escomptés». Un phénomène observé également par le Dr Issa Ouédraogo, médecin généraliste établi à Bobo-Dioulasso. Lui met en cause l'utilisation abusive des antibiotiques et la banalisation de ces infections par les jeunes : « Aujourd'hui, les antibiotiques se vendent en pharmacie comme des bonbons. N'importe qui peut se pointer dans une officine pour dire qu'il veut tel antibiotique et on va le servir. Si bien que les jeunes se disent que même s'ils ont une MST, il leur suffit d'aller en pharmacie acheter tel médicament et c'est fini. Ils s'informent entre eux dans les causeries, donc il savent quel antibiotique prendre ».
Si toutes ces maladies persistent et s'accroissent, c'est bien parce que le port du condom n'est pas ou n'est plus un réflexe. « Avec les échanges que j'ai avec les jeunes, je constate que de plus en plus ils n'aiment pas les préservatifs, dont le taux d'utilisation a d'ailleurs baissé. Ils disent qu'avec le condom, il n'y a pas assez de sensations. Dans leur tête, c'est pour éviter seulement les grossesses non désirées ; ils ne pensent pas aux maladies. Une fois que la fille est sous contraceptif, le gars s'en fout, il ne pense plus aux IST alors que le condom assure une double protection », rappelle le Dr Yerbanga.
Autre explication de l'abandon de toute protection au moment de passer à l'acte, selon le toubib, la confiance en son partenaire : « Dans nos contrées, lorsque quelqu'un a une bonne apparence, qu'il s'habille bien, et a une bonne mine, les gens ne pensent pas que cette personne peut être malade. Pourtant, une IST, ce n'est pas écrit sur le front.»
Le Dr Issa Ouédraogo, de son côté, lie la prise de risques par les jeunes à un phénomène culturel. «Il y a la désinformation et le culte du voyou. Les films de nos jours font parfois du délinquant, de celui qui est en marge de la société, un héros. Les jeunes prennent donc des risques parce que aller à l'encontre des règles, c'est quelque chose de normal et de valorisant pour eux », analyse-t-il. Mais le problème est plus général, regrette-t-il : «Il y a un relâchement au niveau de la société, des parents, des associations et des médias. Il n'y a plus beaucoup de sensibilisations».
Résultat : une baisse de la sensibilisation et surtout une baisse du financement au niveau mondial qui a incontestablement des impacts sur les acteurs intervenant dans la lutte contre le VIH et les MST.
Des années d'efforts pourraient être perdues
Quartier Dassasgho de Ouagadougou, un bâtiment qui prend de l'âge, des murs décrépis tapissés de photographies, d'affiches, témoins des campagnes de sensibilisation passées : bienvenue au siège du Programme de marketing social et de communication pour la santé (PROMACO). Né en 2003 sur les cendres du Projet de marketing social des condoms créé en 1991, PROMACO est un acteur historique de la promotion des préservatifs au Burkina et a contribué à réduire l'incidence du VIH dans le pays.
«A l'époque, il y avait tellement de sensibilisations. Aujourd'hui, on parle moins du VIH et les bailleurs s'en sont détournés. Le SIDA n'est plus une priorité pour les partenaires, ce qui fait que les financements ont baissé », note avec un brin de nostalgie Sarikou Paré, directeur des affaires administratives et financières de PROMACO.
Sur les plus de 30 millions de préservatifs masculins vendus ou distribués au Burkina en 2021, plus de la moitié l'ont été à travers PROMACO. Des chiffres bien en deçà de ce qu'ils étaient à une certaine époque. Entre 2007 et 2012, PROMACO, qui commercialisait la marque historique «Prudence», devenue aujourd'hui «Desirex», avait toujours distribué entre 17 et 22 millions de produits. Mais en 2014, avec la fin du Programme de prévention du VIH/SIDA et d'appui à la santé de la reproduction (PREVISAR), des difficultés d'approvisionnement sont apparues. Résultats : les ventes sont passées de plus de 14 millions en 2013 à seulement 3,6 millions en 2015. Et l'une des difficultés tient au fait que c'était à l'Etat de suppléer l'absence du partenaire.
En plus du nerf de la prévention, le constat est que les capotes ne sont pas toujours utilisées.
Selon une source au sein du Secrétariat permanent du Conseil national de lutte contre le SIDA et les IST (SP/CNLS-IST), la quantité de condoms distribués est un indicateur qui comporte des limites, car un nombre important demeure inutilisé ou se périme.
On estime aujourd'hui qu'environ 20% des jeunes ne se protègent pas lors d'un rapport sexuel à risque. Le désamour pour le préservatif, qui est allé crescendo au fil des années, a été notamment mis à nu en 2022 par une étude commanditée par le SP/CNLS-IST sur des populations clés : les Travailleurs du sexe (TS), les Hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH) et les consommateurs de drogues.
A titre d'exemple, 54,5% des HSH, lesquels avaient la plupart moins de 25 ans, ont déclaré avoir eu des rapports sexuels avec des partenaires masculins et féminins dans les 6 mois ayant précédé l'enquête. L'utilisation du condom lors du dernier acte n'a été effective que dans 69,5% et 69,9% des cas avec un partenaire sexuel masculin régulier et avec un féminin régulier, contre 83,2% et 87,4% lorsque le partenaire sexuel était masculin occasionnel et féminin occasionnel respectivement.
C'est une baisse, comparativement aux données antérieures. En effet, en 2014, environ 76,1% des HSH avaient déclaré utiliser un préservatif au dernier rapport sexuel avec un partenaire sexuel masculin régulier, tandis qu'avec le dernier partenaire sexuel masculin occasionnel, 86,2% avaient eu recours au préservatif. Avec les partenaires sexuels féminins, ce taux d'utilisation au dernier rapport sexuel était respectivement de 77,7% pour une partenaire régulière et de 89,8% lorsque la partenaire sexuelle était occasionnelle en 2014.
Quant à I'utilisation systématique de cette protection au cours des 6 derniers mois précédant l'enquête, elle restait aussi faible et inférieure aux chiffres de 2014.
«Il y a déjà un rebond au niveau de ces populations clés. On craint maintenant un rebond au niveau de la population générale, surtout avec les hépatites virales qui sont là », note le coordonnateur du réseau national des associations de personnes infectées et affectées par le VIH, Adama Ouédraogo. Et d'alerter : « Il faut absolument relancer les sensibilisations sinon la situation risque d'être catastrophique dans 5 ou 10 ans ».