Le premier tour des élections présidentielles au Liberia s'est tenu le 10 octobre. Quel bilan tirer des six ans de présidence de George Weah en matière de justice pour les crimes commis pendant la guerre civile ? Avant d'entrer en politique, l'ancienne star internationale de football avait appelé à la création d'un tribunal pour juger les criminels de guerre. Mais l'espoir a fait long feu et l'impunité demeure dans le pays, analyse l'expert Aaron Weah.
En 2004, George Weah, alors ambassadeur itinérant de l'Unicef, appelle à la création d'un tribunal pour crimes de guerre chargé de poursuivre les principaux responsables des atrocités commises pendant la guerre civile au Liberia dans les années 1990 et au début des années 2000. Comme beaucoup de Libériens, Weah, ancienne star du football, a lui-même énormément souffert de la violence. Certains de ses proches ont été tués, d'autres ont été victimes de viols collectifs. Ses biens, y compris ses maisons et ses véhicules, ont été pillés et vandalisés ; sa propriété de Monrovia a été rasée.
Le soutien précoce de Weah à une réponse pénale après la guerre civile réapparaît lors de son entrée en politique et la formation du Congrès pour le changement démocratique (CDC). Vers 2005, le Forum pour la création d'un tribunal chargé de juger les crimes de guerre est lancé et géré par les responsables de son parti.
Ce mouvement compare l'approche de la Commission vérité et réconciliation (CVR) libérienne à celle d'un tigre de papier, comme me le dit le président du Forum, Mulbah Morlu, en 2006. "La CVR est une perte de temps, nous avons besoin d'un tribunal pour les crimes de guerre", déclare alors Morlu. À l'époque, j'étais un débutant en matière de justice transitionnelle et je soutenais le processus de la CVR. Morlu est nommé président du CDC en 2017, après l'élection de Weah à la présidence du pays.
Lorsque Weah est élu président lors des troisièmes élections de l'après-guerre au Liberia, les réactions sont mitigées. Sa candidature a été approuvée et soutenue par l'un des chefs de guerre les plus redoutés du Liberia, le sénateur Prince Y. Johnson. En 1990, Johnson avait capturé le président libérien Samuel K. Doe, l'avait torturé et mutilé devant une caméra - une vidéo devenue virale à l'époque.
Pour d'autres, Weah est inexpérimenté et ne comprend pas la gouvernance. Son mandat de trois ans en tant que sénateur a laissé beaucoup à désirer. Pourtant, pour certains, George Weah, figure relativement nouvelle et issue d'un milieu défavorisé, représente un risque à prendre, une expérience originale de gouvernance après la guerre, en particulier là où les élites éduquées avaient soi-disant "échoué" dans la société.
Dans l'imaginaire de la plupart des Libériens, il est la seule personne capable de faire tomber le voile de l'amnésie collective imposée par ces élites après la publication du rapport final de la CVR, en juin 2009, et de le remplacer par un tribunal chargé de juger les crimes de guerre.
Les recommandations ignorées de la Commission vérité
La publication du rapport de la CVR a provoqué une onde de choc au sein de l'establishment politique libérien. Ce rapport recommande avant tout la création d'un tribunal extraordinaire chargé de juger les crimes de guerre. Il recommande aussi la lustration et l'exclusion des fonctions publiques des anciens chefs de guerre, l'octroi de réparations aux victimes et un travail de mémoire au sein des communautés ravagées par le conflit.
Tout au long du rapport, des noms sont cités. L'une des parties les plus importantes est une liste intitulée "Les auteurs les plus notoires". Sur cette liste figurent 116 responsables présumés. Tandis que sur la liste des lustrations recommandées figurent la présidente Ellen Johnson Sirleaf, un ancien juge de la Cour suprême et plusieurs autres éminents Libériens. Contrairement à la Sierra Leone où la guerre civile a été lancée et exécutée par les couches inférieures de la société, la guerre au Liberia a été perpétrée par les élites.
Il n'est pas surprenant que le rapport de la CVR soit banni des édifices publics et des bibliothèques. Il est considéré comme une sorte de stigmate. Pendant l'administration de Johnson-Sirleaf (2006-2018), les fonctionnaires refusent d'en parler, les politiciens évitent le sujet quand ils le peuvent, et le secteur privé se tient à distance : le gouvernement est de loin le plus gros employeur et celui qui attribue certains des plus gros contrats.
Mais la société civile n'est pas affectée par cette politique de l'amnésie. C'est pourquoi, lorsque Weah se présente et fait campagne sur le changement, on espère qu'il fera ce que Johnson Sirleaf n'a pas fait : mettre sur pied une équipe chargée d'examiner le rapport final de la CVR et de commencer à le mettre en oeuvre, notamment en créant un tribunal pour les crimes de guerre.
La volte-face du président George Weah
Mais le bilan des six années de présidence de George Weah est aussi parlant que la tentative ratée de l'ancienne présidente Johnson Sirleaf de faire de la justice transitionnelle un élément essentiel de la reconstruction d'après-guerre au Liberia.
Comparé à Johnson Sirleaf, Weah était beaucoup plus à même de mettre en oeuvre les recommandations de la CVR. Il n'est pas cité dans le rapport de la Commission et n'a jamais été impliqué dans la guerre civile. Il en est une victime. Mais dans sa quête de pouvoir et la consolidation de son emprise politique, Weah a abandonné son appel d'avril 2004 en faveur d'une justice pénale.
Au lieu de cela, il s'est inséré dans le cercle des élites libériennes de l'après-guerre, pour la plupart des seigneurs de la guerre, des responsables de crimes et des détenteurs de biens mal acquis. Il s'est plié à leur influence et s'est appuyé sur leur assurance d'une réélection dès lors qu'il ignorerait le rapport de la CVR pour se concentrer sur le "vrai" développement.
En septembre 2019, dans une communication écrite adressée au corps législatif, Weah a demandé "des conseils et des orientations sur toutes les mesures législatives et autres nécessaires à la mise en oeuvre du rapport de la Commission vérité et réconciliation, y compris la création de la Cour des crimes économiques et de guerre". Quelques mois plus tard, il a fait volte-face, indiquant que le Liberia devait choisir entre le développement et la réconciliation.
C'est à ce moment-là que tout a basculé. Les responsables au gouvernement soutiennent alors le président en demandant pourquoi George Weah devrait-il être celui qui met en place un tribunal pour les crimes de guerre alors que Johnson Sirleaf ne l'a pas fait. D'autres, plus cyniques, suggèrent de soumettre l'idée à un référendum.
Justice à l'extérieur du Liberia, impunité à l'intérieur
Tandis que la politique du silence sur le dossier de la Commission vérité et réconciliation s'est poursuivie, quelques Libériens impliqués dans la guerre ont été arrêtés et jugés en Europe occidentale et en Amérique. Certains pour avoir menti sur leur passé aux services d'immigration, d'autres pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité sur la base de la compétence universelle.
Ironiquement, le gouvernement de Weah a ouvert la porte aux enquêteurs étrangers, une porte restée fermée pendant toute la présidence de Johnson Sirleaf. Les Français, les Suisses et les Britanniques ont été autorisés à enquêter sur les lieux des crimes, à parler aux victimes et à recueillir des preuves contre des criminels de guerre libériens. Les Finlandais ont même été autorisés à tenir un procès pendant des mois au Liberia contre un suspect de crimes de guerre sierra-léonais.
Pourquoi l'administration Weah a-t-elle autorisé ce niveau de coopération avec les autorités européennes et américaines dans la poursuite des Libériens de la diaspora, alors qu'elle ne l'a pas fait au niveau national ? La plupart des Libériens arrêtés pour avoir menti dans leur dossier d'immigration étaient des combattants de niveau moyen ou inférieur. Seuls quelques dossiers ont impliqué des commandants de haut rang ou des chefs de factions.
George Boley, chef du bien mal nommé Liberia Peace Council (LPC), est rentré au Liberia en février 2012. Son expulsion des États-Unis a été la première motivée par le recrutement d'enfants soldats dans la guerre, en vertu de la loi de 2008 sur la justice et les enfants soldats. Bien que le LPC soit connu pour avoir commis 10,3 % des crimes graves pendant la guerre civile selon le rapport final de la CVR, Boley a été élu à la Chambre des représentants après son retour en 2017.
Moses Thomas, un des responsables les plus notoires, a fui les États-Unis en 2019 pour éviter d'être condamné pour son rôle dans le massacre de l'église luthérienne Saint-Peter à Monrovia, la capitale du pays, en juillet 1990. Ce massacre est tristement célèbre pour avoir coûté la vie à 600 personnes, femmes, hommes, enfants et personnes âgées. En février 2018, quatre survivants de ce massacre ont intenté une action collective contre Thomas, un ancien commandant de l'Unité spéciale antiterroriste. Il a été jugé et condamné par contumace après avoir fui au Liberia.
En septembre 2022, le Centre for Justice and Accountability, une ONG américaine, et le cabinet d'avocats Debevoise et Plimpton, en collaboration avec deux ONG basées en Afrique de l'Ouest, l'Institut pour les droits de l'homme et le développement en Afrique et le Global Justice and Research Project, ont déposé une plainte contre la République du Liberia devant la Cour de justice de la Cédéao, basée au Nigéria, au motif que le Liberia n'a pas rendu justice aux victimes du massacre dans l'église luthérienne. Mais Thomas est de retour au Liberia, tout comme Boley. Le pays reste un refuge pour les criminels de guerre présumés ou condamnés.
Des monuments commémoratifs sans objet
Au niveau local, on a observé une certaine forme de commémoration superficielle. La CVR avait révélé 205 sites de massacres et recommandé qu'un mémorial soit érigé sur chacun d'eux. La Commission indépendante des droits de l'homme du Liberia a collaboré avec le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) pour ériger de tels mémoriaux sur certains de ces sites.
En 2022, j'ai passé six mois à parcourir la campagne, à visiter et à examiner ces lieux. Les mémoriaux sont pour la plupart des monuments statiques, certains arborant le style et la structure traditionnels de la Palava Hut libérienne, lieu de résolution des conflits, tandis que d'autres sont informes, manquant d'un objectif clair et défini. Dans la plupart des cas, les locaux ne se sont pas appropriés ces monuments commémoratifs.
Les habitants interrogés déclarent qu'ils préféreraient que les projets de commémoration prennent la forme d'une école, d'une clinique ou de quelque chose de beaucoup plus pratique que des monuments conçus à Monrovia et installés pour obtenir l'adhésion et la légitimité du gouvernement central et des donateurs étrangers. Ces projets n'ont pas d'objectif spécifique, ils ne véhiculent pas de message central sur la justice ou le "plus jamais ça", et les communautés locales ne se les approprient pas.
Lors d'un entretien avec Joseph Blamiyon, responsable de la justice transitionnelle à la Commission des droits de l'homme, ce dernier reconnaît que les processus menant à l'érection de ces mémoriaux sont défectueux et les résultats problématiques. "Il n'y a pas de politiques pour guider la conception et le développement de ces projets de commémoration", m'a-t-il dit.
À la fin de son mandat, Johnson-Sirleaf avait fourni des fonds pour soutenir le mémorial sur la route de Du-port, érigé en hommage aux victimes de la guerre civile. Au lieu de cela, l'administration Weah s'est ostensiblement appuyée sur le PNUD pour financer tous les projets de commémoration. Il n'est pas étonnant que les habitants aient perçu ces mémoriaux comme une tentative astucieuse de remplir certaines des recommandations de la Commission vérité et réconciliation.
Alors que le président George Weah a ouvert la porte aux justices européennes et américaine pour recueillir au Liberia des preuves pour poursuivre les Libériens à l'étranger, il a renoncé à mettre en place un mécanisme national pour poursuivre les plus importants complices des crimes commis pendant la guerre civile. En s'insérant dans le jeu du pouvoir des élites libériennes d'après-guerre entachées par les crimes, il a perpétué la culture de l'impunité dans le pays.
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AARON WEAH
Aaron Weah (sans lien de parenté avec le président George Weah) est un militant de la société civile et un chercheur en justice transitionnelle avec plus de quinze ans d'expérience. Il est co-auteur de "Impunity Under Attack : Evolution and Imperatives of Liberia's Truth and Reconciliation Commission" et doctorant au Transitional Justice Institute de l'Université d'Ulster, au Royaume-Uni. Il a étudié la commémoration au sein des communautés libériennes de la violence politique perpétrée à travers des massacres (de 1979 à 2003). Il est chercheur à l'Institut Ducor, un groupe de réflexion basé au Liberia.