Ile Maurice: «Nous avons perfectionné l'art de privatiser les gains tout en socialisant les pertes»

Les derniers résultats financiers des conglomérats et autres sociétés listées, au 30 juin 2023, montrent des bénéfices nets conjugués en milliards. Parmi, le groupe MCB avec des profits de Rs 14 Mds, un record, dit-on, mais aussi IBL, Rs 4,2 Mds, Ciel, Rs 4,3 Mds, NMH, Rs 2,3 Mds et Medine, Rs 1,2 Md. Doit-on comprendre que la reprise post-pandémique est enclenchée ?

Il existe quelques facteurs qui expliquent la croissance des revenus et des bénéfices, à savoir l'inflation, c'est-à-dire le changement des prix, et la reprise des volumes après la réouverture de nos frontières. La dépréciation de la roupie a joué un rôle important dans l'augmentation des bénéfices, vu le pourcentage élevé de revenus liés aux devises étrangères générés par bon nombre des entreprises que vous citez.

Nous constatons également un retour des ventes de villas haut de gamme aux étrangers. Les prix des terrains sont également en hausse. Les renflouements de la MIC ont permis à de nombreuses grandes entreprises de conserver une dette à des taux bien inférieurs à l'inflation ainsi que les banques qui ont également pu réduire leurs provisions pour pertes sur prêts. Nous ne devrions pas être surpris par cela, étant donné l'influence des grands acteurs du secteur privé sur l'élaboration des politiques.

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Toutes ces sociétés ont bénéficié des financements de la MIC, assortis des conditions qui sont toujours discutables. Faut-il conclure que la Banque de Maurice avait raison de lancer cette nouvelle institution pour sauver les entreprises fortement affectées par l'effet économique du Covid ?

Il était certainement nécessaire de renflouer les entreprises par le biais d'un véhicule spécialisé qui ne devrait pas figurer au bilan de la Banque de Maurice, mais qui serait en partie financé par la banque centrale et le gouvernement. Cependant, comme je l'ai soutenu à plusieurs reprises, il fallait trouver une solution gagnant-gagnant, et un équilibre entre les banques qui auraient consenti des sacrifices en termes de ce que nous appelons des décotes sur la dette, les actionnaires majoritaires qui auraient accepté une dilution de leur participation et l'État. En contrepartie, l'État en aurait également bénéficié si nous avions structuré ces renflouements de manière plus professionnelle et plus neutre.

L'équation de pouvoir entre les grands acteurs du secteur privé et le gouvernement explique pourquoi nous socialisons les pertes, par exemple, une monnaie plus faible et un coût de la vie plus élevé, tandis que les entreprises réalisent des bénéfices records et ont bénéficié du plus grand sauvetage de tous les temps, avec des conditions qui ne seraient pas acceptables dans des pays beaucoup plus riches. Certains grands acteurs du secteur privé se sont même versé des dividendes alors que leurs filiales recevaient des renflouements. Les frais de gestion que les sociétés holdings facturent à leurs filiales, qui constituent une autre forme de paiement de dividendes, ont également continué. Cela serait choquant partout ailleurs sur terre, mais à Maurice, cela ne fait même pas la une des journaux.

Êtes-vous de ceux qui pensent que ce ne sont pas les grosses sociétés que la MIC a voulu sauver mais les banques commerciales qui, selon les spécialistes, avaient de la marge pour couvrir leurs créances douteuses?

Nous avons toujours affirmé que nos banques sont bien capitalisées et que le montant de capital pondéré par les actifs à risque qu'une banque détient devrait être lié à tous les risques qu'elle a sur son bilan, tels que le risque de marché, le risque de liquidité, le risque opérationnel et les risques de crédit. Le niveau d'adéquation du capital devrait également être en fonction de ce que nous appelons les risques extrêmes. Le fait que nous ayons dû renflouer de grandes entreprises et sauver les banques en dit long sur notre cadre réglementaire et, plus important encore, sur le manque de partage adéquat des risques lors de la structuration des renflouements.

En général, nous demandons aux banques de consentir des décotes et de partager le risque avec l'État et les actionnaires majoritaires. Dans le cas de Maurice, nous avons imprimé de l'argent et la banque centrale a assumé tous les risques pour des rendements attendus médiocres qui seront largement inférieurs à l'inflation. Une partie de la structuration des obligations convertibles génère des pertes jusqu'à l'échéance. Le fait que nous appelions la MIC un fonds souverain est en soi tragique. Nous avons imprimé de l'argent et l'avons donné à des acteurs importants avec des conditions déséquilibrées. Nous avons perfectionné l'art de privatiser les gains tout en socialisant les pertes...

Les échos qui nous parviennent chez certains groupes, qui ont vu leurs profits exploser, démontrent qu'il existe un malaise chez certains employés, généralement ceux opérant au-dessous du «Middle Management» ou carrément au bas de la hiérarchie. Ils estiment qu'ils ne sont pas adéquatement récompensés pour les efforts et sacrifices consentis durant la la crise pandémique et qu'ils n'ont droit qu'à des miettes, alors que le gros des bénéfices va à l'équipe de direction et aux actionnaires. Votre analyse ?

Dans toute société capitaliste, nous devrions nous attendre et souhaiter que les entreprises réalisent davantage de profits. Le rôle d'un gouvernement est de veiller à ce que cela ne se fasse pas au détriment de la majorité de la population. Cependant, nous encourageons la gentrification de l'économie ; les riches paient peu d'impôts, aucune taxe sur les dividendes et peuvent artificiellement gonfler les dépenses avant impôts de leurs filiales via des frais de gestion versés aux sociétés holding. Nous avons permis à la commission de la concurrence de devenir un échec et les oligopoles conservent des parts de marché dominantes localement. Nous accordons de grandes incitations fiscales à ces entreprises, mais en ce qui concerne les investissements privés, ils partent à l'étranger. La majeure partie des recettes gouvernementales est payée par les consommateurs, via les taxes sur les produits pétroliers et la TVA sur les autres biens et services. Nous comptons également beaucoup sur l'inflation pour gonfler les recettes gouvernementales, ce qui nuit aux pauvres et à la classe moyenne. La politique fiscale du gouvernement lui-même est défectueuse et injuste. Nous avons une politique fiscale de droite parce que nos politiciens sont achetés au moment des élections avec le financement de certains acteurs. Voilà la réalité. Je suis tout à fait favorable à ce que les entreprises gagnent plus d'argent, mais pas à cause de politiques qui appauvrissent tout le monde.

Que faire ?

Nous devons taxer les dividendes des sociétés locales sans taxer les plus-values liées au gain de capital ; nous devons mieux réauditer les frais de gestion payés par les filiales à leurs sociétés holding ; nous avons besoin d'une commission de la concurrence beaucoup plus efficace et meilleure que celle que nous avons aujourd'hui ; nous devons prendre notre courage à deux mains et imposer une taxe sur la valeur foncière (land value tax) ; nous devons également taxer les gains liés aux opérations de change via des taxes sur les bénéfices exceptionnels. Bref, nous avons besoin d'équilibre, pas de politiques d'extrême droite.

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