Sénégal: [Focus] Microfinance - L'équation des taux d'intérêt

21 Octobre 2023

Les taux d'intérêt des Systèmes financiers décentralisés (Sfd), jugés élevés (ils sont plafonnés à 24%), font régulièrement l'objet de débats passionnés. Quels sont les éléments qui entrent en jeu dans la fixation de ces taux ? Quelles pistes pour les faire baisser ? Eléments de réponses dans ce dossier.

Le président de la République, Macky Sall, dénonce régulièrement les taux d'intérêt appliqués par les Systèmes financiers décentralisés (Sfd). La dernière en date, c'était en Conseil des ministres, le 10 mai 2023. Il avait alors souligné « l'urgence d'une évaluation des activités des structures de microfinance, les mutuelles d'épargne et de crédit en particulier et des taux pratiqués par les Systèmes financiers décentralisés ». D'ailleurs, le Fonds d'impulsion de la microfinance (Fimf) a initié une étude sur les taux d'intérêt débiteurs appliqués à la clientèle. Dans le cadre de ce dossier, différents acteurs croisent leur regard sur la question.

Dans l'Uemoa, les taux d'intérêt débiteurs sont encadrés par la Loi sur l'usure et fixés à 15% pour les banques et 24% pour les Sfd. Il s'agit-là du Taux effectif global (Teg), c'est-à-dire le taux maximum qu'ils ne doivent pas dépasser. Selon Sidy Lamine Ndiaye, Directeur exécutif de l'Association professionnelle des systèmes financiers décentralisés (Ap/Sfd), au Sénégal, la majeure partie des Sfd appliquent des taux qui sont en dessous du Teg plafond de 24%. « Les statistiques démontrent que les Teg appliqués par les Sfd sont dans l'intervalle de 12% à 24%. Pour certains crédits, des taux avec un chiffre sont même appliqués », explique-t-il. En revanche, pour les Sfd de petite taille, le Teg atteint généralement 24%. « Nos taux d'intérêt sont plus élevés, parce que nous ne comptons que sur nos ressources propres, nous sommes plus exposés au risque », précise Babacar Diop, gérant de la mutuelle Femuni, jugeant « limitée » la marge de manoeuvre des Sfd pour infléchir les taux.

Coût du risque

Les acteurs s'accordent à dire que l'une des principales raisons qui expliquent les taux d'intérêt élevés dans les Sfd est liée au coût du risque et la nature particulière de la clientèle composée essentiellement des acteurs de l'informel. Trois éléments sont pris en compte dans la fixation des taux d'intérêt : le coût de la ressource, le coût du risque et les charges. Et contrairement aux banques, les Sfd n'ont pas la possibilité d'accéder directement au guichet de refinancement de la Banque centrale des États de l'Afrique de l'Ouest (Bceao) les empêchant de bénéficier de ressources financières à moindre coût. Et, en l'état actuel des textes qui encadrent le secteur de la microfinance dans l'Uemoa, cette solution n'est pas envisageable, nous disent des interlocuteurs bien au fait de ce dossier. Même si les autorités ont été sensibilisées sur la question, de même que la Bceao, qui dispose seule des prérogatives pour infléchir le statut actuel.

Toutefois, les Sfd ont accès « de façon indirecte » à ce guichet, puisque les banques peuvent se refinancer à ce guichet pour les mêmes montants prêtés aux Sfd. À condition que ceux-ci fournissent des états financiers fiables. Bref, pour les autorités monétaires de la Bceao, la problématique n'est pas l'accès au guichet de refinancement, mais aux ressources longues et concessionnelles. Par exemple, pour de nombreux experts du secteur, avec qui nous avons échangé dans le cadre de ce dossier, l'État aurait pu faire transiter les ressources de la Der/Fj dans les Sfd ; ce qui aurait permis à ces derniers de pouvoir prêter à des taux bonifiés. Certes, des modalités de collaboration sont initiées et mises en pratique avec les Sfd, même si la Der a tendance à recourir au financement direct des bénéficiaires. C'est le cas pour les couches vulnérables, pour les sortir de la précarité sociale.

Inclusion financière

Le premier objectif des autorités, en suscitant l'émergence de ce secteur, était de favoriser, à terme, leur inclusion financière, créant ainsi les conditions d'une meilleure allocation de produits attractifs, durables et innovants, au profit de la clientèle des Sfd, compatibles avec leurs propres contraintes (absence de salaire ou de garantie). Aujourd'hui, cet objectif semble avoir été atteint. En effet, selon les données consolidées de la Direction de la réglementation et de la supervision des systèmes financiers décentralisés (Drs/Sfd), le réseau de la microfinance s'est densifié, avec un nombre de Sfd qui est passé de 295 en 2021 à 296 en 2022 pour 995 points de services. Le nombre d'adhérents au niveau des Sfd est ressorti à 3 909 354 comptes ouverts, soit une hausse de 5,6% par rapport à 2021. Le taux de pénétration de la microfinance, par rapport à la population totale, s'est établi, quant à lui, à 22%. Au total, le secteur de microfinance a enregistré une hausse au niveau de certains indicateurs clés comme le sociétariat, l'encours de dépôts, mais aussi l'encours de crédit, le volume de crédits accordés, les fonds propres et les emprunts.

Mais, malgré ces performances, des difficultés subsistent, notamment en ce qui concerne le respect de certains ratios prudentiels et indicateurs financiers comme ceux relatifs à la limitation des prêts aux dirigeants, l'autosuffisance opérationnelle, le coefficient d'exploitation et le taux de marge bénéficiaire.

À en croire Sidy Lamine Ndiaye, les Sfd sont confrontés à des problèmes de recouvrement, à des défaillances de certains clients (ce qui affecte négativement la qualité de leur portefeuille), à l'insuffisance de ressources humaines de qualité pour asseoir une rentabilité soutenue et durable pour les Sfd isolés et certains réseaux qui ne sont pas de l'article 44, à la fiscalité trop lourde, à des difficultés d'application de certaines dispositions de la réglementation régissant les Sfd...

Des contraintes qui rendent onéreux le coût d'emprunt des Sfd auprès des banques. En outre, l'absence de ressources longues empêche les Sfd de procéder à des financements à moyen et long termes, du fait surtout de la volatilité de l'épargne ou du faible niveau de mobilisation des dépôts à terme (Dat) auprès des membres ou clients.

Au regard de ce qui précède, on peut valablement s'interroger sur l'impact des fonds d'appui mis en place par l'État ; il s'agit, entre autres, de Fonamif, Fimf, Fongip, Fadsr, Fonstab, Fncf, Fnpef.

Les informations disponibles attestent d'un faible niveau de leur intervention ; pour certains acteurs, deux raisons ont été invoquées. Premièrement, les fonds étatiques ont tendance à baisser. En termes de mise à disposition, l'État se concentrant sur d'autres priorités. De plus, la microfinance est de moins en moins considérée comme un domaine de concentration des partenaires techniques et financiers. La deuxième raison est plus évidente : la plupart des bénéficiaires considèrent, à tort, ces fonds étatiques comme des subventions. La volonté de payer est plombée dès le départ. Il n'est pas rare que l'objet du crédit soit simplement détourné, créant ainsi les conditions d'un non remboursement. Ainsi, si le Fonamif (Fonds national de la microfinance) et le Fimf (Fonds d'impulsion de la microfinance) constituent de bonnes opportunités pour apporter une solution dans la baisse des taux d'intérêt, le niveau actuel de leurs ressources fragilise tout effort dans ce domaine.

Impact des fonds étatiques

D'après le Directeur exécutif de l'Ap/Sfd, la mise en place des fonds étatiques a un impact important sur le secteur de la microfinance en fournissant aux Sfd des ressources à moindre coût et aussi, pour certains, en assistance technique ; ce qui a permis, grâce à leurs refinancements, d'appliquer des taux d'intérêt bonifiés. Cependant, ces fonds « ont tendance à travailler plus avec les Sfd de grande taille, plus structurés, qu'avec les petits », considère Babacar Diop, gérant de la mutuelle Femuni. Par ailleurs, il y a un manque de synergie et de coordination entre les différents fonds.

Ce qui, parfois, remet en cause leur efficience et crée des situations qui impactent négativement la qualité du portefeuille de leurs Sfd partenaires. « C'est pourquoi, pour le volet refinancement, il urge de regrouper tous ces fonds avec comme ancrage le ministère de la Microfinance autour du Fonamif qui a pour vocation de servir de structure de refinancement crédible aux Sfd avec des guichets spécifiques aux différents secteurs d'activités et cibles couverts par les autres fonds étatiques », propose Sidy Lamine Ndiaye. Autre solution, le Fongip pourrait garantir les crédits des Sfd auprès des banques pour réduire le coût du risque. Ce qui leur permettrait d'obtenir des prêts à des taux réduits.

Ces pistes pour faire baisser les taux

Selon un ancien responsable du ministère de la Microfinance, qui préfère s'exprimer sous le couvert de l'anonymat, pour faire baisser les taux, deux possibilités pourraient être envisageables. D'abord, recourir à des financements concessionnels. L'État pourrait intervenir dans le cadre de conventions de financement signées avec des partenaires techniques et financiers (Ptf) au profit des Sfd (cas de Plasepri avec la coopération italienne). Ce mécanisme étatique permet un refinancement des Sfd à des conditions souples en faveur des bénéficiaires finaux. L'autre possibilité, c'est de procéder à des bonifications des taux d'intérêt. Dans le cas d'espèce l'État et/ou les Ptf supportent une partie des taux d'intérêt, au profit d'une cible identifiée au départ.

Au total, l'AP/Sfd plaide non seulement pour un renforcement des ressources du Fonamif pour le volet refinancement, mais aussi l'accès des Sfd de l'article 44 au guichet de refinancement de la Bceao. Cependant, du côté de la Banque centrale, on estime que la gouvernance et la solidité financière des Sfd - y compris ceux régis par l'article 44 - n'est pas satisfaisante pour les accepter à ce guichet. « Globalement, c'est un secteur qui nécessite un assainissement et beaucoup de challenge en matière de gouvernance et de solidité financière », indique une source bien placée, rappelant que beaucoup de Sfd ne disposent pas des ressources humaines de qualité pour faire respecter les règles prudentielles. C'est pourquoi, malgré leur poids (plus de 4 millions de clients et sociétaires), les Sfd n'assurent qu'environ 10% du total de crédits à l'économie. La nouvelle loi régissant le secteur de la microfinance dans l'Uemoa, dont la finalisation est prévue d'ici l'année prochaine, devrait sans doute prendre en compte ce diagnostic.

Il faut toutefois préciser que tous les Sfd ne sont pas logés à la même enseigne. En effet, il y a une segmentation du secteur de la microfinance, avec l'existence de Sfd très professionnels, très structurés, qui n'ont rien à envier aux banques, à côté d'autres, de petite taille, très proches des populations et dont le dispositif de pilotage souffre de certaines insuffisances, remettant en cause leur système de gouvernance.

Rentabilité élevée

Rentabilité et risque vont de pair. Ainsi, certaines banques ou sociétés d'assurance ont investi ce secteur pour profiter des taux d'intérêt plus élevés. « À mon avis, il n'y a pas un débat sur des taux raisonnables pour la clientèle, parce que la fixation du taux d'intérêt obéit aussi aux lois du marché, étant entendu que l'intermédiation financière est une activité de commerce de l'argent », constate Sidy Lamine Ndiaye, Directeur exécutif de l'Ap/Sfd. Il estime que l'accent doit être mis sur l'allégement et la simplification des critères et conditions pour faciliter l'accès aux services financiers - dont le taux d'intérêt est un des éléments - à tous les agents économiques afin qu'ils puissent contribuer significativement à une augmentation du Pib.

À cela, s'ajoute « l'impérieuse nécessité de mettre en oeuvre une politique nationale d'éducation financière efficace et profitable à toutes les couches de la population et à tous les secteurs de l'économie nationale ». Et à ce niveau, la mise en oeuvre du plan stratégique de développement du secteur de la microfinance constitue un atout majeur pour lever certaines équivoques et recentrer les ambitions au strict plan institutionnel et technique.

AllAfrica publie environ 600 articles par jour provenant de plus de 110 organes de presse et plus de 500 autres institutions et particuliers, représentant une diversité de positions sur tous les sujets. Nous publions aussi bien les informations et opinions de l'opposition que celles du gouvernement et leurs porte-paroles. Les pourvoyeurs d'informations, identifiés sur chaque article, gardent l'entière responsabilité éditoriale de leur production. En effet AllAfrica n'a pas le droit de modifier ou de corriger leurs contenus.

Les articles et documents identifiant AllAfrica comme source sont produits ou commandés par AllAfrica. Pour tous vos commentaires ou questions, contactez-nous ici.