Janet H. Anderson est l'une des correspondantes de Justice Info à La Haye (Pays-Bas). Elle couvre la justice internationale - Rwanda, La Haye, Sierra Leone, Ouganda - en tant que journaliste indépendante depuis plusieurs décennies. Elle forme et soutient les journalistes locaux dans la couverture de procès pour crimes graves, et est l'auteur de plusieurs manuels dédiés, destinés aux journalistes et aux observateurs. Elle est vice-présidente de l'Association des journalistes de la Cour pénale internationale. Avec sa collègue de Justice Info Stephanie van den Berg elle co-anime Asymmetrical Haircuts : un podcast offrant un regard latéral sur la justice internationale interviewant principalement des femmes expertes dans ce domaine.
Nouveau coup dur pour la Cour pénale internationale. Le 16 octobre, le procureur a annoncé qu'il retirait toutes les charges contre Maxime Mokom, ancien ministre de la République centrafricaine. Les autres affaires liées à ce pays s'en trouvent fragilisées. Et la façon dont la CPI mène ses enquêtes est une fois de plus mise en cause.
Dans un geste sans précédent, le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) a retiré les accusations de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité portées contre l'ancien ministre du désarmement de la République centrafricaine (RCA), Maxime Mokom, en plein coeur de la procédure de confirmation des charges, le 16 octobre. Mokom a été libéré de prison. La décision du procureur soulève de nombreuses questions sur la manière dont le tribunal gère ses enquêtes et sur ce qu'il pourrait advenir de toute autre affaire qu'il souhaiterait engager contre des personnes originaires de RCA.
En août dernier, lors des audiences de confirmation des charges devant trois juges, l'accusation soutenait que Mokom avait coordonné les attaques des forces anti-balaka contre la population musulmane à Bangui et Bossangoa, en 2003 et 2004. En vingt chefs d'accusation concernant des attaques contre des civils, des meurtres, des viols, des pillages et des destructions de bâtiments, l'accusation avait affirmé que Mokom "n'était pas un simple spectateur", mais plutôt quelqu'un qui "devait savoir" que des atrocités étaient en train d'être commises.
Des preuves qui « s'écroulent »
Mokom a été arrêté en mars de l'année dernière à la frontière avec le Tchad puis transféré à l'unité de détention de la CPI. Son audience de confirmation des charges ayant été fortement retardée, il a bénéficié d'une mise en liberté provisoire, mais n'a pu trouver aucun pays européen disposé à l'accueillir dans les conditions onéreuses fixées par la Cour. L'avocat de Mokom, Philippe Larochelle, déclare à Justice Info qu'il a des sentiments mitigés quant à la décision du procureur - même si elle laisse son client libre - car Mokom a passé 19 mois en prison, sans que les charges soient confirmées et avant que "le procureur ne revienne à la raison".
Dans son appel aux juges, le procureur a déclaré que le retrait des charges était motivé par "l'indisponibilité" des témoins. Dans une déclaration vidéo, le procureur adjoint Mame Mandiaye Niang a expliqué que "nous devons constamment évaluer les preuves", à tous les stades, et que "seuls les dossiers ayant des chances raisonnables d'aboutir à une condamnation" devraient être traités. Sans donner de détails, il a évoqué "l'écroulement" d'une partie des preuves et déclaré qu'il n'y avait "aucune perspective réaliste" de succès même si les charges avaient été confirmées. La décision n'a pas été "facile" à prendre, a-t-il déclaré.
Me Larochelle qualifie cette explication de "raison bidon" ou d'"écran de fumée", car les déclarations des témoins peuvent être utilisées s'ils sont décédés, ou ils peuvent être convoqués. "Pour moi, cela ne tient pas la route", dit-il. Au cours des audiences de confirmation des charges, Larochelle et son équipe ont tenté de démontrer que la théorie de l'accusation était "comme un papillon", sans analyse claire et arrêtée sur le rôle de Mokom. "Je sais que les preuves ne sont pas là", a déclaré l'avocat de la défense, décrivant "plus de preuves à décharge qu'à charge". Certains observateurs estiment en privé que les juges avaient peut-être déjà décidé de ne pas confirmer les charges retenues contre Mokom.
La perte de témoins de l'intérieur ?
Gabriele Chlevickaite, de l'Université libre d'Amsterdam, estime que les personnes "indisponibles" devaient être des témoins de l'intérieur, car pour les témoins des faits, "il est possible de prendre plus du temps ou de mener des enquêtes supplémentaires et de trouver des remplaçants". Il s'agit d'accusations très larges contre un haut fonctionnaire, ce qui "indiquerait également que, pour confirmer les accusations, il faudrait la preuve qui fait le lien [avec les faits], et les preuves qui font le lien peuvent principalement être obtenues par des témoins initiés".
Dans l'autre procès des dirigeants anti-balaka Alfred Yekatom et Patrice-Edouard Ngaïssona à la CPI, il y avait eu un report, à la demande de l'accusation, avant que la confirmation des charges ne puisse commencer en 2019, "en raison de problèmes de protection des témoins". Comme dans ce procès, il est peu probable que les enquêtes menées en République centrafricaine aient fourni à l'accusation beaucoup de preuves matérielles, médico-légales ou d'interception, suggère-t-elle.
Lucy Gaynor, de l'Université d'Amsterdam, a suivi ces procès sur la République centrafricaine. Elle explique qu'en raison du grand nombre d'audiences à huis clos lors du procès Yekatom et Ngaïssona, il est devenu difficile pour les observateurs d'évaluer les témoins dans cette affaire et de déterminer s'ils se révèlent peu fiables, usés ou potentiellement réticents à se présenter à nouveau dans une autre affaire "au cas où ils seraient appelés à comparaître", dit-elle. "Nous ne pouvons tout simplement pas le savoir."
Un problème structurel
Entre-temps, Mokom a été condamné en République centrafricaine à une peine de travaux forcés à perpétuité le 21 septembre. Pour l'instant, il se trouve aux Pays-Bas et doit trouver un État pour l'accueillir, une situation à laquelle la CPI a déjà été confrontée. Première personne à être acquittée par la CPI, le chef de milice congolais Mathieu Ngudjolo Chui a été renvoyé en République démocratique du Congo après s'être vu refuser l'asile politique par les Pays-Bas et le Kenya, en 2015.
L'enquête sur Mokom n'est pas non plus la première à être confrontée à des problèmes de témoins initiés. "Nous avons connu la situation du Kenya avec les affaires contre Kenyatta, Ruto et Sang qui ont été retirées ou pour lesquelles un non-lieu a été accordé sur la base, essentiellement, de la subornation de témoins et de la rétractation de leurs témoignages, qui étaient pour la plupart des témoins initiés", rappelle Chlevickaite. Elle ajoute que dans l'affaire Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, en Côte d'Ivoire, "ce n'était pas aussi évident", mais "des initiés de très haut rang ont été appelés à témoigner en espérant qu'ils fourniraient des preuves faisant le lien avec les crimes, et une fois à la barre, ils ne se sont pas montrés totalement hostiles, mais ont soudainement perdu tout souvenir"...
Le problème est peut-être structurel à la CPI, selon Chlevickaite, où le bureau du procureur "n'a rien à offrir" aux témoins de l'intérieur en échange de leur témoignage. "Si l'on pense au Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, où les initiés pouvaient bénéficier d'accords de plaidoyer ou de quelque chose pour les inciter à témoigner, ou une pression pouvait même exercée sur eux pour qu'ils témoignent, la CPI n'a rien. En plus de 20 ans de pratique, il n'est jamais arrivé qu'un témoin initié devienne un suspect à la CPI."
Le procureur adjoint Niang a reconnu que certains pourront ressentir de la "déception" et de la "frustration". Il a cherché à assurer que la décision de retirer les charges "ne concerne que Maxime Mokom" et qu'elle n'a "aucun impact ou interférence" avec d'autres affaires potentielles sur la RCA devant la Cour.