Le prestigieux Prix Caine 2023 pour l'écriture africaine a été remporté par un couple d'écrivains sénégalais. Leur nouvelle _Une âme des petits endroits (que l'on peut lire ici (en anglais)) fait écho à des tendances plus profondes dans la littérature du pays tout en s'inscrivant dans la montée en puissance du genre de l'horreur et de la fiction spéculative sur le continent.Spécialiste de la littérature africaine, Caroline D. Laurent explique._
Qu'est-ce que le Prix Caine et que signifie le fait de le remporter ?
Le Prix Caine, décerné chaque année depuis 2000, récompense une nouvelle écrite en anglais par un auteur africain. Son objectif est de faire connaître la littérature africaine à un plus grand nombre de lecteurs. Il est nommé en l'honneur de Sir Michael Harris Caine, cofondateur du Man Booker Prize. Il consiste tout d'abord en un prix de 10 000 livres sterling pour le(s) lauréat(s). L'obtention de ce prix permet aux écrivains de discuter de leur travail, d'échanger avec d'autres écrivains, de rencontrer la presse et de publier leur travail dans l'anthologie du prix Caine, tout cela dans la perspective de gagner en reconnaissance. Il sert souvent de tremplin pour d'autres publications. Il a contribué à lancer la carrière d'écrivains tels que les romanciers nigérians Helon Habila et Tope Folarin, la romancière zimbabwéenne NoViolet Bulawayo et la Zambienne Namwali Serpell.
Qui sont les lauréats de cette année ?
Les lauréats de cette année sont un duo d'écrivains sénégalais, Woppa Diallo et Mame Bougouma Diene. Woppa Diallo est une juriste et militante féministe qui, à l'âge de 15 ans, a fondé l'Association pour le maintien des filles à l'école à Matam au Sénégal. Son travail a servi d'inspiration pour l'histoire primée, d'où le nom de la protagoniste principale, Woppa Diallo.
Diene est un écrivain et un humanitaire américain franco-sénégalais. Il est le porte-parole francophone de la African Speculative Fiction Society et contribue en tant que chroniqueur à Strange Horizons, un magazine de fiction spéculative en ligne. Son premier recueil Dark Moons Rising on a Starless Night a été nominé pour deux Splatterpunk Awards en 2019. Il mélange souvent des éléments d'horreur, des questions sociales et des croyances locales dans son oeuvre. A Soul of Small Places (Une âme des petits endroits, en français) est un exemple de ses genres de prédilection.
De quoi parle l'histoire ?
Une âme pour des petits endroits raconte l'histoire de Woppa, une jeune fille qui vit dans la ville rurale de Matam au Sénégal. Woppa a pour mission de protéger sa jeune soeur Awa sur le chemin de l'école. En effet, les filles qui vont à l'école sont souvent la proie d'hommes qui les agressent sexuellement et les contraignent à des mariages précoces. La peur quotidienne de Woppa et Awa sur le chemin de l'école met en évidence le manque de réaction des autorités et des citoyens. La violence fondée sur le genre reste entourée de silence, étouffée par des sentiments de honte et de culpabilité. D'où l'intervention du Soukounio, un djinn dévoreur de chair qui, dans ce récit, joue le rôle de protecteur et de vengeur des jeunes filles. Devant tant d'indifférence, seuls les dieux peuvent protéger les filles de Matam.
Pourquoi est-ce si bon ?
Une âme pour des petits endroits est une nouvelle magnifiquement écrite qui a été décrite avec justesse par les juges du prix Caine comme "tendre et poétique". Mais c'est aussi un récit poignant et frustrant. Le pouvoir de la littérature de se concentrer sur les individus et leurs expériences personnelles donne un visage humain à un problème social non résolu. L'utilisation habile du suspense et de l'horreur par les auteurs pour transmettre cette idée laisse un impact profond sur le lecteur, dans l'espoir de l'inciter à réfléchir à la question et à agir.
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Le récit de Diallo et Diene est profondément ancré dans son contexte local. Matam est décrit comme le deuxième endroit le plus chaud du Sénégal et la chaleur est palpable dans la description du paysage, où la nature est à la fois menaçante et protectrice. Les références à différents dieux et esprits soulignent également l'environnement dans lequel Woppa et sa famille vivent. Cependant, cette nouvelle peut également résonner avec les peurs ressenties par les jeunes filles et les femmes dans le monde entier. L'anxiété des filles qui rentrent chez elles après le coucher du soleil est une expérience vécue par de nombreuses femmes. Une âme pour des petits endroits dépeint des expériences qui, malheureusement, ne sont que trop universelles. L'absence de réponses adéquates résonne également, quel que soit l'endroit où l'on vit.
Qu'est-ce que cela dit de la fiction sénégalaise ?
Récemment, la fiction sénégalaise a abordé des questions importantes au Sénégal, qu'il s'agisse de l'homophobie - comme dans De purs hommes de Mohamed Mbougar Sarr - ou de la violence sexuelle basée sur le genre, comme dans Une âme de petits endroits.
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Il convient également de noter que Diallo et Diene ont écrit leur histoire en anglais, et non en français, la langue des anciens colonisateurs du Sénégal. Le choix d'écrire en anglais permet de démanteler l'utilisation néocoloniale des langues en fonction de l'origine et du passé colonial du pays. En ce sens, l'anglais apparaît davantage comme une langue mondiale. Le Kiswahili Prize for African Literature, où les auteurs écrivent en langues africaines, complète le prix Caine. Le fait que les langues soient réparties de cette manière atteste du dynamisme de la littérature africaine, qui remet en question l'utilisation des langues des anciens colonisateurs de différentes manières.
La littérature sénégalaise joue un rôle essentiel en encourageant les gens à lire, à réfléchir et à s'engager sur des questions importantes pour le pays. La littérature est un outil de reconnaissance, de compréhension et d'action. Une âme des petits endroits en est un exemple magnifique et terrifiant.
Assistant Professor, American University of Paris (AUP)