Entre 2018 et 2022, Médecins Sans Frontières a pris en charge plus de 19 500 survivants de violences sexuelles en République centrafricaine. Les chiffres augmentent d'une année à l'autre, avec un pic en 2021 lié à la reprise du conflit dans le pays. Analyse détaillée dans le rapport MSF « Blessures invisibles ».
« La violence sexuelle en RCA est une urgence de santé publique taboue et ne peut être traitée uniquement comme un problème lié au conflit armé, déclare Khaled Fekih, directeur pays MSF en République centrafricaine. Malgré certains développements positifs au cours des cinq dernières années, de nombreux survivants et survivantes de violences sexuelles (95% sont des femmes) ne signalent pas leur cas et ne cherchent pas à se faire soigner. Nous savons que le nombre de patients examinés n'est encore que la partie émergée de l'iceberg. Le gouvernement centrafricain et d'autres organisations humanitaires nationales et internationales doivent prendre des mesures plus concrètes pour remédier à cette situation. »
Dans son nouveau rapport « Blessures invisibles », MSF analyse les données quantitatives d'une douzaine de projets et d'interventions d'urgence qu'elle mène en RCA. Si davantage de survivants de violences sexuelles ont eu accès à une assistance au cours des cinq dernières années, de nombreuses lacunes subsistent partout : de la fourniture de soins médicaux complets aux de soins de base, des soins psychiatriques les plus sophistiqués pour les cas compliqués au soutien psychosocial primaire. Les survivants n'ont pas non plus accès à la protection ni au soutien socio-économique et juridique.
« Les patients sont confrontés à de nombreux obstacles pour obtenir des soins en temps voulu, notamment la peur, le manque de moyens de transport ou de ressources, l'inefficacité des parcours de soins..., explique Liliana Palacios, conseillère en santé MSF. Dans certains endroits, MSF a reçu des patients ayant parcouru 130 kilomètres, ce qui peut représenter de très longues heures voire jours de voyage vu le mauvais état du réseau routier en RCA. Parfois, les patients n'ont cherché à se faire soigner que plusieurs années après avoir subi les agressions. »
Le viol est une urgence médicale. Pour une prise en charge optimale, la victime devrait être examinée dans les 72 heures suivant l'agression afin de recevoir une prophylaxie post- exposition pour prévenir l'infection par le VIH et, le cas échéant, recevoir une contraception d'urgence dans les 120 heures pour éviter une grossesse non-désirée. Il est également important que les survivants soient reçus peu de temps après l'agression afin d'effectuer des examens médicaux susceptibles de faciliter l'accès à la justice. En dehors de cette période, il reste important que les survivants aient accès à des soins médicaux et à d'autres services. Sur la période 2018-2022, à peine trois personnes sur dix (32 %) sont arrivées dans nos établissements de santé dans cette fenêtre des 72 premières heures suivant l'agression. Néanmoins, une amélioration significative a été constatée, passant de 15,98 % en 2018 à 35,12 % en 2022, avec des progrès annuels constants.
La violence sexuelle en RCA va bien au-delà du conflit. Au cours de la période analysée, il a été constaté qu'une minorité d'agresseurs étaient armés (environ 20%) et que la grande majorité d'entre eux faisaient partie de l'entourage proche de la victime (environ 70%).
« A la maternité, nous voyons souvent des filles enceintes âgées de 13 ou 14 ans. Les habitants ont l'habitude de rester très tard à travailler dans les champs, qui sont parfois très éloignés des maisons familiales. Certains vont même cultiver dans les champs de la République démocratique du Congo voisine. C'est pourquoi de nombreuses jeunes filles restent seules à la maison et sont davantage exposées au risque d'agressions », explique Jean Nepo Hakizamungu, responsable de l'équipe médicale de MSF à Bangassou.
Malheureusement, les auteurs restent très peu condamnés en raison d'une impunité flagrante, tandis que les survivants sont confrontés à une stigmatisation aiguë et à des obstacles considérables pour poursuivre une vie normale au sein de la communauté. Afin de leur permettre de réintégrer la société et ne pas être pénalisés alors qu'ils ont besoin d'aide, les survivants doivent avoir accès à un soutien juridique et à une assistance socio-économique. Liliane Nicaise Tartoudzou, travailleuse sociale superviseure à Tongolo, explique : « Peu de survivants décident d'intenter une action en justice. Ceux qui sont victimes de groupes armés ne font généralement rien parce qu'ils ne connaissent pas leurs agresseurs. Parfois, il y a un accord financier avant d'aller devant le juge, surtout si le survivant est mineur. La plupart des patients ont des problèmes socio-économiques, car le niveau de pauvreté est élevé dans le pays. De nombreuses personnes sont rejetées par la communauté, en particulier par leurs proches. Les gens disent souvent que c'est la faute de la victime et parfois la religion ou la tradition sont utilisées pour justifier ce qui s'est passé. »
Dans 5 projets MSF analysés en profondeur où les équipes ont pris en charge le plus grand nombre de cas, 5% des patients reçus étaient des hommes. Bangassou est la seule ville où les équipes n'ont pas reçu un seul cas masculin sur la période 2018-2022. Bien qu'il n'y ait pas d'explication claire à cela, la stigmatisation serait l'une des principales raisons. Gwladys Ngbanga-Yema, psychologue à Tongolo, explique : « Les hommes qui ont subi une agression deviennent souvent dépendants, ils se sentent dévalorisés. Et ce n'est pas acceptable pour eux. La plupart des patients masculins finissent par avoir besoin d'un traitement psychiatrique. Il y a plus de femmes qui subissent des agressions, mais les hommes se sentent plus seuls. »
Entre 2018 et 2022, MSF a multiplié par trois le nombre de patients vus, tandis que d'autres organisations l'ont multiplié par deux. Plus de 34 400 personnes ayant subi des violences sexuelles ont été prises en charge en République centrafricaine au cours de ces cinq années, et plus de la moitié d'entre elles (57%) ont été reçues par MSF.
« Une approche collective et holistique beaucoup plus forte est nécessaire pour faire plus, plus vite et mieux. L'approche doit être centrée sur les survivants et leurs besoins, basée sur la confidentialité, l'empathie et le respect », déclare Khaled Fekih.