Sénégal: A Bettenty, l'école mise à rude épreuve par l'émigration irrégulière

A Bettenty, les acteurs de l'éducation constatent, presque impuissants, l'ampleur de la déperdition scolaire et les difficiles conditions d'études des élèves, à un point tel que les principes d'égalité des chances se trouvent fortement mis à rude épreuve sur cette île de la commune de Toubacouta, dans la région de Fatick (ouest).

Bettenty est une île d'un accès particulièrement difficile. Pour s'y rendre, les usagers n'ont d'autre choix que d'embarquer à bord des pirogues, malgré les conditions de sécurité très limitées de ce type de transport pourtant très prisé dans cette zone.

Au quai de pêche de Missirah, le soleil a fini de se transformer en un petit cercle doré. Il ne lui reste plus qu'à jeter son linceul derrière l'horizon. Sur la berge, les va-et-vient deviennent interminables à l'approche du crépuscule.

Assise sur une natte à même le sable, une dame profite de cette ambiance crépusculaire pour servir des verres de thé moyennant quelques pièces. « Vous partez à Bettenty ? », demande-t-elle, la théière à la main. « Buvez du thé, ça vous donnera la force », marchande-t-elle avant de nous avertir que « la marée est basse donc les pirogues naviguent difficilement ».

Sur le rivage, un vent frais caresse les visages. Alors que le soleil avait fini de disparaître au loin, derrière les cimes des mangroves, un piroguier s'arrête devant nous. « Je suis Karamba, je dois vous conduire à Bettenty », dit-il en se présentant.

« Portez vos gilets de sauvetage », ordonne Karamba lors de l'embarcation. Le départ ne tarde pas. Le moteur vrombit dès que les passagers ont pris place avec leurs gilets bien ajustés. Et la pirogue de foncer ardemment sur les bras de mer disséminés sur des kilomètres. La traversée fut longue, environ trois heures. « La marée est basse, je suis contraint de naviguer doucement », justifie le piroguier.

Il est 22 h quand la pirogue accoste à Bettenty, un village insulaire situé au coeur des îles du Saloum dont la flore et la faune ainsi que les nombreux cocotiers qui surplombent la mer gratifient le nouveau-venu d'un climat qui annonce une bonne et douce nuit.

Au matin, de bonne heure, à Bettenty, le brouillard de l'aurore traîne encore sur l'île qui se trouve au coeur des eaux du delta du Saloum. Un vent frais souffle sur le village et annonce la naissance d'une journée bien prometteuse pour les moutons qui se pavanent déjà sur les rues sableuses de cette localité située dans le département de Foundiougne.

Quarante-six élèves ont abandonné le train de l'école

Le soleil jette aussi progressivement ses premiers rayons dorés sur l'île à mesure que les insulaires continuent de se réveiller petit à petit.

Il est 10h au lycée de Bettenty, la pureté de l'air ainsi que la fraicheur de la matinée y sont toujours présentes. La brise de la mer qui cercle la localité se fait aussi ressentir dans cet établissement entièrement ceinturé par un mur en ciment. Ici, ils sont nombreux les élèves qui désertent les salles de classe à l'adolescence pour tenter de rejoindre les îles Canaries par la mer.

Au lycée, un calme plat règne. Les quelques arbres qui se trouvent dans la cour de l'école font murmurer leurs feuillages. Quelques élèves, des filles en classe de troisième, s'y promènent. Le lycée fait face à un fort taux de déperdition scolaire, surtout chez les garçons.

« C'est à cause de la migration irrégulière. J'ai mal au coeur quand je vois des adolescents de 15 et 16 ans prendre des pirogues pour aller vers un lendemain si sombre », s'offusque Khaly Sarr, principal du collège de Bettenty.

Lamine Mané exerce comme professeur de français et d'histoire/géographie au lycée de Bettenty. Assis sur une chaise juste à côté du portail du collège, chapeau sur la tête, il fixe sa théière qui mijote tranquillement sur un fourneau. Mané enseigne ici depuis 2013. Au fil des années, il s'y est marié et a deux enfants, tous nés à Bettenty.

« Il y a un taux important d'élèves qui abandonnent. On essaye de les conseiller et de les sensibiliser, mais ce n'est pas facile. C'est un phénomène qui ne nous arrange pas car s'il continue, l'école risque de fermer ses portes à Bettenty », alerte-t-il.

« Chaque année que Dieu fait, les élèves abandonnent de la sixième à la première, et la plupart du temps, ce sont les parents d'élèves qui sont derrière. Rien que cette année, il y a quatre élèves qui sont venus récupérer leur extrait de naissance mais ce sont les parents qui ont appelé le surveillant pour exiger les documents et malheureusement, le plus âgé des quatre n'a que 15 ans », raconte-t-il sur le ton du regret et de l'amertume. Un petit silence puis il continue : « Ce sont les garçons surtout qui désertent le lycée car ils n'ont rien compris. Ils pensent toujours à cet eldorado qui se trouve ailleurs notamment en Europe ».

En première S2, il n'y a que trois élèves, toutes des filles. Même constat dans cette classe de 3ème où les filles sont majoritaires.

« Les filles aiment les études mais c'est le mariage qui pose problème car une fois mariée, elles tombent enceintes, ce qui précipite leur abandon », analyse Khaly Sarr, le principal.

Selon lui, il y a « une véritable saignée, surtout dans les classes de 5ème, 4ème et de 3ème, avec une forte tendance des garçons qui quittent l'école pour prendre les pirogues à destination du Maroc ou de la Tunisie ». Il ajoute : « En classe de 5ème et 4ème, sur les 90 élèves inscrits au départ, seuls 6O terminent l'année scolaire ».

Selon le rapport annuel du collège de Bettenty que l'APS a pu consulter, ce CEM compte 317 élèves (199 garçons et 118 filles). Au total 46, dont 41 garçons, ont abandonné le train au cours de l'année scolaire 2022-2023. Au niveau du cycle secondaire qui compte actuellement 39 élèves, 7 lycéens ont décoché au cours de la même année.

Privé d'électricité et d'un accès à l'informatique, le collège de Bettenty fait « de bons résultats », en dépit de ces manques et autres difficultés, se réjouit Lamine Mané. « C'est une fierté pour nous mais également pour tout le village », dit-il.

L'égalité des chances à l'école remise en cause

« A Bettenty, l'Etat doit faire des efforts dans le domaine de l'éducation, car même le mur de clôture a été financé par les populations. On doit encadrer les enseignants et les surveillants mais aussi construire plus d' infrastructures; des salles de classe notamment. L'État doit agir pour électrifier le CEM et construire un bloc administratif afin de mette en place un cadre de vie et d'études qui pourra donner envie aux élèves de venir à l'école », plaide Khaly Sarr.

Fatou Lassana Sarr fait partie des 12 élèves que compte la série L2 du lycée. En tant que premier ministre du gouvernement scolaire de Bettenty, la lycéenne de taille moyenne, teint noir, fait montre d'une lucidité et d'un sens des responsabilités qui transparait sur son visage. En dépit de son jeune âge.

« Nous rencontrons beaucoup de problèmes surtout avec le manque de professeurs, déplore-t-elle. On nous parle d'égalité des chances mais je crois que c'est de la rhétorique car pour avoir certains droits, nous sommes obligés de demander par-ci, par-là, contrairement aux autres élevés qui se trouvent dans les grandes villes ».

« L'année prochaine, nous aurons besoin d'un professeur de philosophie. C'est une grande crainte parce que c'est une matière très importante pour les séries L2 et L1 », ajoute la jeune élève.

A Bettenty, la plupart des élevés rencontrés soutiennent qu'ils n'ont pas assez de références, genre succes-stories dans le domaine des études. Ils pointent du doigt également les conditions difficiles qui ne donnent pas le goût des études aux élèves.

« Dans ce village, tous ceux qui ont étudié sont presque sans emploi ou au chômage. Donc, ceux qui nous servent de référence sont ceux qui sont partis à l'extérieur, y ont trouvé du travail et sont revenus construire des maisons », explique Fatou Lassana Sarr.

« Nous voulons vraiment étudier, nous voulons changer les choses mais les conditions sont difficiles. L'Etat doit nous aider au moins à avoir suffisamment de professeurs, à équiper l'école en matériel informatique et à la raccorder à l'électricité », poursuit-elle, sous le regard de ses camarades qui acquiesçaient positivement de la tête.

A côté du quai de pêche de Bettenty, deux anciens élèves âgés tous de moins de 18 ans en train de charger du bois mort à bord d'une charrette. Ces jeunes insulaires ne rêvent que d'une chose : rejoindre l'Europe. « Vous devez essayer de comprendre notre situation. On n'a pas de travail ici, la seule solution qui s'offre à nous, c'est partir pour aider nos parents », soutient l'un d'eux.

« Je serai à bord de la prochaine pirogue à destination des îles Canaries. Rien ne peut me décourager encore moins me faire peur car ce que je rencontre ici est pire que tout ça », renchérit l'autre.

Une mentalité à déconstruire

La migration irrégulière, bien qu'étant un phénomène tragique, a pris une proportion assez importante au point que certains habitants de Bettenty la considèrent comme « un salut ».

« Ici, nous n'avons que ça. Si tu dis aux jeunes de ne pas partir, les parents vont dire que tu n'aimes pas leurs familles, dit un habitant, en insistant sur le fait que son identité ne soit pas rendue publique. La migration, ici, c'est du business, et si je vous dis qu'il y a des familles qui organisent des fêtes quand une pirogue arrive à destination, vous n'allez pas me croire, et pourtant c'est vrai ».

Adama Mané est un ancien migrant. Il a travaillé plus de 17 ans dans le secteur de l'électricité et de la plomberie, dans différents pays européens (Espagne, France et Allemagne). Il est retourné au Sénégal il y a une dizaine d'années, pour investir dans l'agriculture. Il se dit « très peiné » par cette mentalité avec ces jeunes qui pensent toujours que l'Europe est la panacée de tous les maux.

« Chers jeunes, pour rien au monde, n'abandonnez pas vos études, connectez-vous, continuez vos études. Une fois que vous aurez vos diplômes, vous pouvez aller en Europe légalement et sans problèmes. Il y a des mentalités que nous devons déconstruire », lance-t-il à une foule de jeunes lors d'une journée de sensibilisation, tout en demandant aux pouvoirs publics d'accompagner davantage ces élèves qui veulent, malgré tout, réussir.

Selon Malick Diouf, un parent d'élèves, les écoles de Bettenty manquent d'effectifs. Il estime qu'il y a trop d'abandons car les parents d'élèves n'arrivent plus à retenir les élèves au collège et au lycée à cause de leur volonté de migrer.

« Il y a des parents qui pensent que l'Europe est la solution, ce qui fait même qu'au niveau élémentaire, on ne parvient pas à avoir 100 élèves en Cm2 pour les deux écoles primaires de Bettenty, c'est insuffisant », a-t-il-déploré.

L'État et les organisations insistent sur la sensibilisation

A Bettenty, l'OIM et la direction générale d'appui aux Sénégalais de l'extérieur (DGASE), ainsi que des agents du ministère de l'Intérieur, à travers le comité interministériel de lutte contre la migration irrégulière (CILEC) et le Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l'homme, ont déroulé des campagnes de sensibilisation sur les « risques » et « dangers » de la migration irrégulière à l'intention des jeunes de Bettenty.

L'objectif de ces journées de sensibilisation est de convaincre ces jeunes insulaires sur les opportunités qui existent au Sénégal et les inviter à suivre les voies légales de la migration.

L'Organisation internationale pour les migrations (OIM) est présente au Sénégal depuis 1998 sous la forme d'une représentation régionale pour l'Afrique de l'Ouest et du Centre.

En 2011, le Bureau Pays de l'OIM pour le Sénégal a été créé afin de travailler en étroite collaboration avec le gouvernement sénégalais et d'autres partenaires clé dans la gestion de la migration.

Le vendredi 23 juin 2023, jour de cette session de sensibilisation, un espace a été aménagé aux abords du quai de pèche, pour accueillir la journée sur le thème « Tukki jarul làqatu » (Pas besoin de se cacher pour émigrer). Au fur et à mesure que la journée avançait, hommes, femmes et élèves surgissaient pour assister à la sensibilisation.

« Concentrez-vous sur vos études, vous avez un grand avenir devant vous. Il y a des voies légales à suivre. Les jeunes doivent les emprunter et éviter les voyages périlleux. Il y a des possibilités de voyage avec la pré-inscription dès que vous décrochez le bac », dit Bara Sylla, adjudant de police et chef du bureau chargé de la réinsertion et des emplois au CILEC.

« La migration est un droit mais il y a des voies légales à emprunter. Nous sommes là pour dire que vous pouvez voyager de façon ordonnée et régulière », ajoute pour sa part Adama Dia, qui représentait l'Organisation internationale pour les migrations.

Au Sénégal, la direction générale d'appui aux sénégalais de l'extérieur (DGSAE) est chargée de piloter le projet « Gouvernance Migration et Développement », financé par le Fonds fiduciaire d'urgence de l'Union européenne pour contribuer aux efforts du gouvernement du Sénégal dans la création de pôles économiques viables et compétitifs et pourvoir des alternatives à la migration irrégulière.

Ce projet se propose de contribuer à la promotion de la migration régulière par l'entremise du renforcement des capacités d'intervention humaines, techniques et matérielles des services d'appui/conseil des migrants grâce aux Bureaux décentralisés d'accueil, d'orientation et suivi des émigrés (BAOS).

Les équipes de la direction générale d'appui aux sénégalais de l'extérieur ont de leur côté organisé, du 10 au 12 juillet 2023, une caravane de sensibilisation sur le thème « Péncóo Toog Fi Tekki fi », dans les régions de Kaffrine, Kaolack et Fatick, notamment à Bettenty.

Les différents intervenants à Bettenty « ont informé et sensibilisé les communautés sur les dangers de la migration irrégulière et sur les dispositifs mis en place par l'Etat du Sénégal et ses partenaires à travers le projet Gouvernance Migration et Développement, mis en oeuvre par les bureaux d'accueils, d'orientation et suivi (BAOS) », souligne Ndèye Yacine Faye, chargée de communication de la DGASE.

« Nous avons invité les jeunes, notamment les migrants de retour, à se rendre au niveau des bureaux du BAOS pour recueillir toutes les informations concernant leurs centres d'intérêt », a-t-elle expliqué.

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