Tunisie: Tribune - Le cinéma tunisien à la croisée des chemins

31 Octobre 2023

Le cinéma tunisien fête son centenaire alors qu'il se trouve à un carrefour critique de son histoire. L'année 2023, porteuse d'espoir, est devenue témoin de bouleversements profonds, d'angoisses et de décisions surprenantes et étonnantes car elles ont secoué tout le secteur cinématographique tunisien.

Avec la nomination d'un Directeur général dynamique et performant à la tête du Centre national du cinéma et de l'image (Cnci), qui a réussi à mettre en place une commission mixte représentant tous les intervenants dans le secteur cinématographique chargée de proposer des réformes destinées à insuffler un élan, surtout législatif, digne du cinéma tunisien, on avait cru à un éveil certain des autorités.

Cette nomination judicieuse augurait d'un printemps susceptible de dégeler les strates des pratiques caduques de l'administration et des intervenants, qui ne sont pas toujours bien intentionnés, dans ce secteur réputé «richissime».

Cependant, en l'espace de quelques mois, cette vision prometteuse s'est heurtée à des écueils intrinsèques, accumulés sournoisement, depuis des décennies. Le Directeur général du Cnci a été, inopinément, démis de ses fonctions, sans autres formes de procès, de manière inattendue, incongrue et fort peu délicate.

Les travaux de la commission de réforme se sont achevés sans qu'aucune mesure concrète ne soit confirmée.

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Serait-ce là un revirement de l'attitude du ministère ?

La décision de dernière minute d'annuler la session des Journées Cinématographiques de Carthage (JCC), sous prétexte d'une solidarité avec le peuple palestinien, a été prise, ignorant que le cinéma est un art qui pense et qui fait penser. Tout semblait s'effondrer, et l'espoir d'une renaissance du cinéma tunisien, à l'occasion de son centenaire, a été «sacrifié» comme une persona non grata.

Pourtant, face à ces obstacles, des activistes, ainsi que des représentants des organisations syndicales et professionnelles, continuent de se battre avec honneur, pour défendre le peu de ce qui reste du cinéma tunisien : les JCC. Ils espèrent encore pouvoir les organiser à une date ultérieure ne dépassant pas la date-tampon de décembre 2023.

Le comité d'organisation des JCC s'est rallié à cette résistance, après de nombreuses hésitations, sachant qu'on a tout à gagner, en affirmant le maintien de cet événement de taille.

Devant cette situation peu enviable pour le cinéma tunisien, il est primordial de se pencher sur les raisons qui ont conduit à cette impasse. Dès ses débuts, le cinéma tunisien n'a jamais été à l'abri des influences de la récupération politique. La création de la Société anonyme tunisienne de production et d'expansion cinématographique (Satpec) et la promulgation du code du cinéma en 1960 semblaient servir l'objectif du développement d'une industrie cinématographique.

A regarder de plus près, la visée réelle était de faire du cinéma un outil de propagande pour la politique du leader et ses coups d'éclat. Cette vision s'explique par l'importance accordée au département «Actualités tunisiennes» produisant des films diffusés comme un journal télévisé. La récupération politique ne s'est pas arrêtée à ce niveau, car si l'Etat tunisien a misé sur les JCC, ce n'est pas tellement que l'idée de T. Chriaa est si judicieuse aux yeux du politique, offrant, aux films des pays du sud, une plateforme pour qu'ils soient vus et projetés, mais, parce que les JCC pourraient être le moyen pour le leader Bourguiba de contrecarrer la position hégémonique de feu Abdennacer. Les cinéastes tunisiens, qui refusaient de se plier à ces jeux politiques, se sont retrouvés répudiés, se contentant de maigres subsides accordés par la Satpec, grâce aux dotations budgétaires, jusqu'à sa liquidation définitive au milieu des années 90.

Sous le régime de Ben Ali, la relation entre le secteur cinématographique et le régime était tout aussi complexe. Sachant que sa récupération politique était difficile, Ben Ali a accordé une certaine marge de liberté pour servir sa rhétorique sophiste d'État démocratique. Un jeu subtil s'est instauré, dans lequel les deux parties s'engageaient, à condition que certaines «limites» soient respectées.

Après la révolution de 2011, et notamment avec la création du Cnci, perçu comme une panacée universelle à tous les maux du secteur, le jeu politique s'est aggravé. Cependant, en maintenant en place le cadre juridique existant, le Cnci s'est vu privé de son rôle de réformateur du secteur. Il est devenu, essentiellement, un comptable chargé de verser les subventions décidées par une commission relevant du ministère, d'organiser les JCC et le fameux festival «Mnarat».

Pour sortir de cette ornière qui grève lourdement les finances publiques entravant ainsi le développement du secteur, malgré la présence de nombreux talents et de réelles opportunités produisant des films reconnus internationalement, il est impératif de reconnaître que le cinéma est non seulement un art, mais aussi une industrie. Dans ce contexte, l'Etat ne doit plus considérer le secteur comme un simple bénéficiaire de subventions, mais comme un secteur productif à part entière.

Les subventions ne doivent plus être perçues comme des droits acquis, mais comme des faveurs accordées en échange d'engagements à produire des films à fort potentiel économique et social. Les films tunisiens devraient générer des revenus qui se rapprocheraient du montant de la subvention octroyée. Ils devraient toucher un public plus large en abordant des thèmes en phase avec les préoccupations organiques de la société tunisienne.

L'Etat, par le biais du ministère des Affaires culturelles, ne doit pas se cantonner à faciliter et à subventionner, mais à mettre en place une politique proactive pour orienter le secteur vers un avenir plus prometteur. Plusieurs idées clés se dégagent :

Le cinéma est un secteur productif, et la Tunisie dispose d'atouts considérables tels que la main-d'oeuvre qualifiée, les lieux de tournage et des taux de change avantageux. Ces avantages doivent être exploités par, d'abord, l'amélioration de l'environnement juridique du secteur.

Le cinéma peut être un «soft power» puissant, permettant à la Tunisie de promouvoir son image à l'international et de servir ses intérêts vitaux. En conséquence, la promotion du cinéma, par l'organisation d'événements et de festivals s'inscrivant dans la stratégie de l'État, ne peut que renforcer son rayonnement et son image de marque.

La récente annulation des JCC, prise de manière précipitée et irréfléchie, ne peut qu'occasionner un impact négatif sur l'image du pays, au lieu de renforcer sa position. Il est temps que la Tunisie officielle reconnaisse la valeur de son cinéma non seulement comme un art, mais comme un véritable levier économique et culturel, qu'elle investisse dans le secteur de manière plus substantielle et fort stratégique.

Les réformes nécessaires ne peuvent être différées plus longtemps, et les décideurs doivent faire preuve de vision et de détermination, pour libérer et faire fructifier le potentiel du cinéma tunisien, tant sur la scène nationale qu'internationale.

L'image est une arme de conscientisation massive qui assure, mieux que toutes les armes du monde, l'aspiration à une humanisation aux goûts des saveurs et des flaveurs de notre beau pays.

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