Tivaouane — L'universitaire et islamologue sénégalais Abdoul Azize Kébé, analysant l'affaire défrayant la chronique à Kaolack (centre) où le corps d'un présumé homosexuel a été exhumé et brûlé, attire l'attention sur "l'accroissement effrayant de la violence" dans la société sénégalaise, qui s'est départie de son humanité à force de relativiser et de se détourner de la lumière de la foi et de la raison.
"Les derniers événements qui ont défrayé la chronique, l'acte barbare consistant à déterrer la dépouille d'un concitoyen pour la brûler autour d'un feu de joie, interpellent notre conscience", écrit M. Kébé dans une contribution, ajoutant : "Que sommes-nous devenus ? Pourquoi désormais jouer avec le feu nous est si banal au risque d'y consumer notre humanité et notre héritage ?"
"Avec ce que le Sénégal a vécu, nous savons maintenant que nous, Sénégalais, sommes capables de monstruosité. Et cela doit nous effrayer et nous alerter sur notre rapport à la violence et les limites que nous avons semblé franchir", analyse-t-il.
Abdoul Azize Kébé semble regretter l'éloignement du "temps du foyer ardent où, à la lumière des flammes et au reflet de leur danse, le talibé déchiffrait le secret des lettres et mémorisait le solfège des versets". "Ce feu est éteint dans notre pays, laissant la place à celui des violences urbaines, qui se sont développées au fil des revendications démocratiques ou subversives."
"Dans un premier temps, relève l'universitaire, le feu des revendications urbaines s'alimentait des pneus et autres matériaux usés, allumés dans les rues pour faire barrage aux forces de défense et de sécurité. Et subitement, on ne sait par quelle fascination ce feu a commencé à se propager aux propriétés et bien privés appartenant à des adversaires politiques, la plupart du temps aux personnalités de premier plan de l'Etat."
Il a ensuite "consumé les commerces de simples entrepreneurs qui tirent leur subsistance de l'exploitation d'une licence française", a constaté Abdoul Azize Kébé.
"Nous sommes des témoins distraits de l'accroissement effrayant de la violence"
"Jusque-là, les Sénégalais observaient plus ou moins amusés, spectateurs d'un mauvais spectacle qu'ils croyaient être temporaire puisque lié au calendrier électoral. Mais voilà qu'avec une force irrésistible, avec la rapidité de la langue des flammes, le feu a surpris les temples et leurs gardiens. Les temples de foi et de savoir, les sanctuaires des lumières de la raison et de l'âme, les mosquées et universités exhalent encore le souffre des autodafés", a observé M. Kébé.
À partir de ce moment, "nous avons été témoins, peut-être distraits, de l'accroissement effrayant de la violence dans notre société et des limites que nous avons franchies allègrement. Mais nous n'avons pas mesuré à sa juste valeur le danger qui se profilait à l'horizon", a-t-il signalé.
M. Kébé renchérit : "Nous n'avons pas perçu que symboliquement on a tenté de brûler le Sénégal en offrant à l'appétit vorace des flammes les sanctuaires de la mémoire, les bibliothèques et les archives des universités et des services d'état civil, mais aussi nos représentations consulaires et diplomatique à l'étranger. Nous avons encore considéré qu'il s'agissait de simples débordements politiques. Or, tout cela cumulé aurait dû nous réveiller et nous amener à nous poser la question : où allons-nous ? Est-ce donc que le Sénégal n'est plus Sunugaal ?"
L'islamologue estime que par "crainte d'être jugés ou classés dans un camp ou dans l'autre, nous avons simplement gesticulé", et pour faire "bonne figure, nous avons tenté une explication contextuelle, et nous avons cru exorciser le mal".
"Et voilà que le feu nous a encore surpris, en déployant ses flammes sur les voitures de transport public, prenant au piège de vieilles personnes qui garderont, jusqu'à la tombe, sa signature sur leurs corps", a-t-il écrit.
"La gravité des choses nous rattrape aujoud'hui"
D'après Abdoul Azize Kébé, devant de telles situations, l'attitude générale adoptée par la communauté nationale a été de manifester "timidement notre malaise, car nous ne nous reconnaissions plus face à de telles cruautés", ou de relativiser les choses.
"Hélas, aujourd'hui, la gravité des choses nous rattrape, de plein fouet elle nous assène un coup foudroyant, puisque le feu, cette fois-ci, est descendu dans le couloir de l'au-delà pour disputer à Dieu ce qui Lui est exclusif, le châtiment infernal", fait observer l'ancien délégué général au pèlerinage aux lieux saints de l'islam.
"Nous avons osé ! Nous avons mal agi ! Trop mal agi ! Refuser une sépulture à un concitoyen en supposant qu'il fût un homosexuel, puis s'en aller hardiment déterrer sa dépouille et la brûler ! Nous avons dépassé les bornes, or au-delà des bornes, disait l'autre, il n'y a plus de limites. Et c'est cela qui est effrayant. Il est clair qu'avec cet acte innommable, la violence et l'intolérance ont franchi un seuil que nous étions loin d'imaginer", a remarqué l'universitaire, actuellement ministre conseiller auprès du chef de l'État, chargé des Affaires religieuses.
Il est d'avis que "les 'comportements énergumènes' [...] sont désormais considérés comme héroïques dans notre pays, et cela conduit à stimuler la montée aux extrêmes dans l'usage de la violence". "Nous y voilà ! Nous avons gravi le sommet lorsque nous nous sommes départis de notre humanité, lorsque nous ne sommes plus éclairés par la lumière de la foi ni, par celle de la raison. Que sommes-nous devenus ? Le risque est grand que ce soit des monstres", a analysé Abdoul Azize Kébé.
"L'acte de déterrer une dépouille pour y mettre le feu est ignoble, il est innommable. Je n'invoquerai aucun verset du Coran, ni de la Bible pour exprimer ma rage devant cette folie, je laisse cette partition aux théologiens de l'islam et du christianisme. J'invoque seulement l'esprit d'humanité, qui est supposé nous animer et nous distinguer des autres créatures. Et je m'interroge : au nom de quoi ? Parce que ce n'est pas au nom d'Allah, Le Miséricordieux", a-t-il écrit.
Le 28 octobre dernier, les vidéos d'une dépouille exhumée, sortie d'un cimetière puis brûlée devant une foule ont choqué le Sénégal.
Le procureur de la République a ordonné l'ouverture d'une enquête. Le défunt, supposément homosexuel, avait été enterré le même jour à Kaolack (centre).