Le traitement des usagers de drogue continue d'évoluer à Maurice, surtout depuis les amendements apportés à la Dangerous Drugs Act en novembre 2022 et l'entrée en vigueur du nouveau protocole de la prise en charge de ces patients en mars de cette année. La prochaine étape : la distribution de méthadone à domicile. L'annonce a été faite par le ministre de la Santé Kailesh Jagutpal à l'Assemblée nationale le 7 novembre. Si la mesure est bien accueillie, les travailleurs sociaux et professionnels estiment qu'il y a toujours des problèmes qu'il faudra régler.
Le nouveau programme, intitulé «Protocole de prise en charge de l'usage de drogues à Maurice», a été élaboré avec le Dr David Mété, chef du service d'addictologie du centre hospitalier universitaire (CHU) Félix Guyon et président de la fédération régionale d'addictologie de La Réunion (FRAR). Il préconise, entre autres, le traitement à domicile. Cette étape de la décentralisation du traitement et la réhabilitation des patients commencera en avril de l'année prochaine.
Le Dr Taroonsingh Ramkoosalsing, qui était responsable du traitement à la méthadone lors de son introduction à Maurice, émet des réserves quant à cette démarche. «Cela se fait en France. La personne a ses doses pour une semaine, et cela marche. Mais à Maurice, je me demande comment ils vont choisir les personnes qui sont éligibles. Puis, seulement une partie des bénéficiaires y auront droit, donc ce sera un système à deux vitesses.» Cependant, au niveau du ministère de la Santé, le plan pour choisir les bénéficiaires a déjà débuté. Le Dr Nitish Raj Sookool, Officer-in-charge de la Harm Reduction Unit, avance que tous les patients concernés par la prise de méthadone sont éligibles à ce programme, mais pour l'heure, il est difficile d'avancer un chiffre. Depuis avril de cette année, les patients sont suivis de près par une équipe médicale. Cette étape dure une année. «Il faudra d'abord s'assurer que le patient soit stable pour qu'il soit éligible». Actuellement, le pays compte 7 700 personnes qui sont sous traitement à la méthadone. «Tout se fera par étapes. Nous allons nous assurer que la vie d'autrui ne soit pas mise en danger avec cette méthode», assure le médecin.
Gestion
Ally Lazer, travailleur social, pense, lui, aux dangers. En octobre 2022, un enfant était décédé après avoir bu la méthadone que son grand-père avait gardée, et en avril de cette année, un autre enfant avait eu accès au médicament chez sa voisine. Heureusement, il s'en est sorti. «Est-ce que le ministère pourra contrôler ce genre d'accident ? Il faut voir les dangers que ce protocole représente.» Selon lui, la meilleure solution aurait été de proposer le traitement dans un lieu structuré où le patient a accès aux médecins, psychologues et travailleurs sociaux.
Son inquiétude est partagée par Siddique Khodabocus, président de l'union des pharmaciens. Selon lui, non seulement le protocole représente un danger, mais il faudrait avoir tout un système pour aider à la réinsertion du patient au sein de la société, car substituer l'addiction à la drogue à l'addiction de la méthadone n'est pas une solution. «Il faut un suivi strict des patients. Mais il faut aussi s'intéresser à ce qui a poussé la personne vers la drogue et l'aider à trouver des solutions à ces problèmes. Il faut aussi pouvoir proposer des activités et un support psychologique pour éviter les rechutes.»
Quant au Dr Taroonsingh Ramkoosalsing, il exprime son inquiétude quant au trafic. «Il y a des cas où des usagers de drogue l'ont avoué eux-mêmes; ils ne suivent pas le traitement et ils se sont enregistrés uniquement dans le but de revendre quotidiennement leur dose. Le trafic ne sera-til pas encouragé davantage ?» Selon lui, la meilleure méthode de distribution est celle déjà existante soit de boire sa dose devant un officier car c'est la seule façon d'avoir un contrôle.
Le volet sécuritaire, rétorque le Dr Nitish Raj Sookool, ne posera pas de problème. Il explique que la méthadone à domicile sera donnée aux patients dans un «childproof container», et il y aura un suivi constant du bénéficiaire pour s'assurer que le traitement est bien pris et pour éviter le trafic. «Par exemple, nous ne donnerons pas des doses pour une semaine. Dans un premier temps, ce sera pour deux jours. Par la suite, il y aura une évaluation pour savoir si la personne respecte la posologie. Encore une fois, ce sera graduel.» Par la suite, si tout se passe comme prévu, les doses à prendre chez soi seront augmentées. Cela peut passer à quatre jours, puis une semaine. Quant à la réinsertion, le ministre de la Santé avait avancé, dans sa réponse, que le but de la décentralisation du traitement était justement d'aider à la réinsertion des patients. «Soit nous continuons à donner de la méthadone et à les regarder de manière stigmatisante, soit nous mettons un frein à cela et nous les réintégrons dans la société», avait affirmé Kailesh Jagutpal.
Kunal Naïk, psychologue-addictologue, est sur la même longueur d'onde que le ministère sur ce projet. «Cette distribution à domicile a fonctionné ailleurs, notamment au Sénégal», rappelle-t-il et dans la foulée, estime que la méthode actuelle demande beaucoup d'organisation à un bénéficiaire pour poursuivre son traitement. Avec la «take home dose», la personne pourra avoir une meilleure qualité de vie et réintégrer la société en ayant un travail et mieux gérer son temps. De plus, la stigmatisation associée à ce traitement sera aussi diminuée. «Les personnes ayant une addiction à l'héroïne seront plus aptes à aller suivre ces traitements et s'y tenir jusqu'au bout.» Quant au trafic, il existe déjà, mais ne fera pas partie de cette équation car selon lui, les personnes choisies pour le traitement à domicile devront passer par des screenings et il y aura des mesures qui seront mises en place pour vérifier qu'elles continuent à suivre leur traitement comme il se doit. Pour réduire les risques que des enfants ne soient exposés à cette substance, Kunal Naïk explique que le mieux aurait été de distribuer la méthadone sous forme de pilule, mais précise que les «childproof containers» sont une solution aussi. Autre aspect non négligeable sur lequel il revient : l'allègement du système de distribution.
Ce projet de désengorgement et de réinsertion, renchérit Siddique Khodabocus, peut être facilité par les pharmaciens. «Nous sommes des professionnels de santé de proximité, et avons l'habitude de gérer des médicaments contrôlés. L'idée d'avoir des 'Rehab Pharmacies' ne doit pas être négligée non plus.» La décentralisation de la distribution a débuté en 2018, rappelle leDr Nitish Raj Sookool. «Nous quittons les postes de police et nous nous tournons vers les centres de santé.» Le ministre de la Santé, lui, avait précisé que la distribution dans les postes de police accentue l'idée que ces patients ont des problèmes avec la justice. Depuis que le projet de décentralisation a débuté, la méthadone est distribuée dans 24 postes de police, 11 Community Health Centres, 13 Area Health Care Centres, cinq Mediclinics, cinq prisons, quatre hôpitaux et deux Methadone Day Care centres et deux Community Sites. La distribution se fait entre 6 et 8 heures du matin.
De plus, depuis que le nouveau protocole est entré en vigueur, les patients n'ont plus besoin d'être admis avant d'avoir accès au traitement, ce qui a contribué à diminuer la liste d'attente, alors que le soutien psychologique est constant. Ce plan vise à désengorger les postes de police et à terme, les centres de santé. À noter que la distribution dans les centres de santé ne concernent que les patients qui ont retrouvé une stabilité et sont en voie de réinsertion dans la société. «Ils ne posent aucun danger à ceux qui sont autour d'eux, et ne peuvent être distingués des autres patients», avait précisé le ministre Jagutpal en parlant des six patients qui suivent leur traitement au dispensaire de Curepipe.