Le 9 novembre 2023, l'armée fédérale éthiopienne a repris en Amhara le contrôle de Lalibela, après le départ des miliciens locaux qui s'en étaient emparés auparavant. Ces affrontements ont suscité de fortes craintes au sujet des églises de cette ville sainte orthodoxe, inscrites au Patrimoine mondial de l'Unesco depuis 1978. Les chercheuses Marie Bridonneau et Marie-Laure Derat, co-directrices du projet « Sustainable Lalibela », font le point sur la situation du site et leur conservation. Entretien.
Les récents affrontements entre l'armée éthiopienne et les milices amharas Fano dans Lalibela ont suscité de fortes craintes pour les églises orthodoxes de la ville, inscrites au Patrimoine mondial de l'Unesco depuis 1978. Ces édifices construits dans la roche au début du XIIIe siècle n'ont pas été frappés directement, mais les combats s'en sont fortement rapprochés et ont contraint à l'arrêt des travaux de conservation.
En plus d'être un lieu sacré, le site était l'une des principales vitrines touristiques de l'Éthiopie jusqu'au début de la guerre du Tigré en 2020. Les chercheuses Marie Bridonneau et Marie-Laure Derat sont co-directrices du projet « Sustainable Lalibela », mis en oeuvre par le Centre français des études éthiopiennes à Addis-Abeba. Le projet a vocation à former des ouvriers localement pour mener à bien les travaux de conservation.
RFI : Est-ce que ces conflits sont une menace nouvelle pour les églises de Lalibela ?
Marie Bridonneau : Que Lalibela soit intégrée dans les conflits récents qui ont affecté le nord de l'Éthiopie et surtout le Tigré, c'est une réalité. Ce qui change, avec les combats, qui se sont déroulés la deuxième semaine de novembre, c'est qu'ils ont eu lieu dans la ville-même de Lalibela. Ça, c'est très nouveau. Quand les forces de défense du Tigré ont contrôlé militairement Lalibela en 2021, toutes les forces en présence respectaient ce patrimoine, surtout en tant que lieu sacré. Il y avait tout un tas de procédures mises en place par les belligérants pour protéger les églises. Il n'y avait jamais eu de combats à Lalibela auparavant. C'est toute la différence avec ce qui s'est passé la deuxième semaine de novembre, où une arme lourde a été posée sur le mont qui surplombe immédiatement le site, à quelques dizaines de mètres des églises. On parle aussi de quelques balles qui ont touché les abris de protection des églises, ce qui témoigne d'une proximité immédiate. Ce qui a volé en éclat de manière certaine, c'est cette sacralité qui protégeait la ville et le site.
Est-ce que cela signifie que le site est plus menacé qu'auparavant ? Peut-il être visé délibérément ?
Marie Bridonneau : On peut dire que le conflit en région amhara ces derniers mois est un conflit à bas bruit, qu'il est très peu relayé, même en Éthiopie. Je pense que ce n'est dans l'intérêt de personne de cibler Lalibela pour la détruire. En revanche, déployer des combats dans la ville pour attirer l'attention, c'est plus une possibilité. L'effet que de tels combats à Lalibela peuvent avoir, il sera forcément plus fort, car c'est un lieu sacré. Il y a une caisse de résonance.
Quels sont les principaux risques que les combats font courir aux églises ?
Marie-Laure Derat : Pour ce qui est des vibrations engendrées par les combats, c'est difficile d'estimer le risque. Ces églises sont de toute façon fragiles. Donc, on peut penser que ça peut avoir des effets. En même temps, elles existent depuis le XIIIe siècle et ont vu passer d'autres conflits. Pour le moment, on pense plus aux populations et aux dangers qu'elles courent qu'aux églises elles-mêmes. Il y a eu des morts sur place.
Dans quel état se trouvent aujourd'hui les églises et en quoi consiste le projet de conservation « Sustainable Lalibela » que vous dirigez ?
Marie-Laure Derat : Comme tout site patrimonial, les églises de Lalibela voient les effets du temps. Une dimension particulière de ce site, c'est que les églises sont entièrement creusées dans la roche. Le premier danger pour les églises de Lalibela, c'est l'érosion liée au climat, en particulier aux pluies. C'est la raison pour laquelle ces églises ont été très tôt mises sous abri pour être maintenus dans de bonnes conditions de conservation. On intervient pour trouver des enduits capables de reboucher certaines fissures, tout en gardant l'aspect rupestre du site.
L'idée, c'est aussi de former sur place des artisans et des ouvriers en mesure, par eux-mêmes, de maintenir le site en état. Les formations ont commencé en 2021. On a formé toute une équipe d'ouvriers qui sont maintenant quasiment autonomes. Dernièrement, dans la mesure où la ville n'était pas accessible aux équipes basées à Addis-Abeba et à Paris, les équipes locales ont travaillé en autonomie, juste en lien téléphonique ou internet avec les chefs de chantier. Ça a permis de poursuivre les travaux sur place.
Les combats n'ont donc pas remis en cause toutes les démarches de conservation ?
Marie Bridonneau : Il faut différencier les périodes. Les tensions en région amhara entre l'armée éthiopienne et les forces locales et régionales amharas sont assez fortes depuis l'été. Le site est difficilement accessible depuis Addis-Abeba pour des raisons de sécurité, mais il n'y a eu quasiment aucune interruption dans le travail depuis le mois d'août. Mais, pendant la phase des combats du 8 au 12 novembre, les travaux ont été interrompus, les gens se cachaient chez eux. Il faut un minimum de sécurité sur place pour que les activités reprennent.
Marie-Laure Derat : L'objectif du projet, c'est aussi de conserver les manuscrits qui se trouvent toujours dans les églises de Lalibela, en particulier en les numérisant. On a commencé ce travail cette année, mais il a aussi été interrompu en raison du conflit.
Comment se profile la suite des travaux, compte tenu de ce contexte ?
Marie Bridonneau : C'est difficile de se projeter sur la suite. Du fait de la guerre au Tigré depuis 2020, on a malheureusement une certaine expérience de travail en contexte de conflit. On a pris l'habitude de s'adapter au contexte et d'y réagir le plus justement possible. Très concrètement, en ce moment à Lalibela, on essaye de relocaliser certaines activités de formation à Addis-Abeba, de faire venir des collègues de Lalibela pour leur donner des respirations. Notre projet n'a de sens que s'il est utile aux communautés locales à Lalibela. Ce n'est pas un projet de recherche simplement pour la recherche sur les églises. On souhaite apporter du soutien, de l'activité, des rémunérations pour les gens qui travaillent dans le cadre de ce projet. Il s'agit de trouver les moyens de continuer à être utile à nos collègues et collaborateurs à Lalibela.